Le Passage (Partie 1)

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Le jour se leva sur la plage et inonda de ses rayons dorés le chaos de granite jusqu’alors voilé par l’obscurité. Pyrkaia n’avait pas menti. Sur des kilomètres, la côte était constellée de ces roches acérées, projetant un million d’ombres. Comme une armée dégainant des lames de poignards, impitoyable et silencieuse, embusquée et prête à frapper.

Yukihina s’était réveillée la première et avait entrepris de remuer le reste du groupe. Pyrkaia avait disparu, les laissant à la merci d’éventuelles patrouilles. Ils n’avaient plus le choix, il leur fallait découvrir un moyen de trouver Argyros seuls.

— Gal ? Tu sais où se situe le territoire d’Argyros ? lui demanda-t-il.

Elle répondit d’un air maussade :

— À l’est d’ici se dressent les îles de Karanaï. C’est là-bas qu’il s’est réfugié depuis… depuis toujours. On peut s’en rapprocher au maximum en longeant la côte au nord-est.

— Entendu. Nous progresserons à couvert des rochers, de jour, dans cette direction. Nous aviserons là-bas, sauf si autre chose nous tombe dessus d’ici là.

Yukihina, assise en tailleur sur une pierre plate, sortit de sa méditation quotidienne. Elle se redressa en ajustant sa tunique et releva un Grum au visage fermé et au regard ombrageux. Une lourde ambiance s’était abattue sur l’équipe depuis les révélations de Galanodel et chacun se retrancha sur lui-même.

La marche le long de la côte fut longue et pénible. Les récifs coupants ne pardonnaient pas le moindre faux pas et les quatre compagnons s’écorchèrent souvent les jambes pendant les premières heures. Néanmoins, le littoral offrait une couverture efficace.

À l’instar des plaines d’Ezagorn, la vie luttait pour se faire une place dans ces lieux vides. Des oiseaux de mer maugréèrent à leur approche, hauts dans le ciel. Seuls leurs cris et le sifflement de la brise entre les rochers venaient troubler le calme. Des crustacés se sauvaient parfois, rampant à toute vitesse vers une cavité, le cliquetis de leurs pattes sonnait contre la pierre. L’air marin frais était un soulagement pour tous, après leur séjour confiné dans les couloirs étouffants de soufre.

— Qu’allons-nous faire, une fois la Perle retrouvée ? s’enquit Yukihina.

— Il nous faudra trouver un moyen de la détruire, même si personne jusqu’à maintenant n’a réussi, répondit Ædemor. Pour l’heure, c’est la traversée de la mer qui me pose un problème.

Marchant sur les rives de la Mer Cendrée depuis plusieurs jours, ils n’avaient rencontré âme qui vive. Leurs corps fatigués et leurs blessures rendaient la route laborieuse. Le peu de nourriture qu’il leur restait de leur fuite de la prison s’était étiolé depuis longtemps et les ingrédients composant leurs maigres repas ne les requinquaient pas. Mais plus que leur corps, leur moral s’érodait. Le soulagement de se savoir ignorés de l’Empire fit place au sentiment d’impasse qui se profilait à chaque moment un peu plus. En arrivant en vue d’une haute chaîne de montagnes enneigées, le désespoir les étreint : ils étaient bloqués.

— Bon. C’était sympa la balade. Franchement, ça m’a bien plu. Mais maintenant on fait comment pour dire à papa dragon qu’on est là ?

Tout le monde se retourna vers Grum. Il n’avait pas articulé un mot depuis des jours, rongeant son frein à l’écart du groupe. Le sarcasme qui teintait sa voix était inhabituel. Sentant la tension et l’amertume qui se dégageaient de son attitude, Ædemor prit sur lui de répondre avant les autres.

— Je ne sais pas, Grum. Les îles sont trop éloignées pour qu’on tente la traversée à la nage.

— Bien sûr, qu’elles sont trop éloignées ! aboya Grum. On va tous mourir ici, de faim ou de froid et même notre spécialiste en gratins de feuilles mortes pourra pas nous nourrir éternellement !

Galanodel ne prit pas la peine de répliquer. Elle leva tristement les yeux vers Grum et les détourna vers l’horizon.

— Parfois, la voie se dessine d’elle-même. Peut-être devons-nous juste patienter un peu, temporisa Yukihina.

— Mais oui c’est ça, pesta le colosse. Tu sais quoi ? Attends tant que tu veux. Moi je pars. Je vais tenter ma chance dans les Précieuses. Je vais aller voir les Undurs qui s’y cachent et peut-être que je me plairais plus à Hasholdord qu’à Aldradan.

Yukihina plissa les yeux.

— C’est quoi Hasholdord ? demanda-t-elle. C’est une cité ?

— Ouais ma p’tite, une cité dans les montagnes, répondit Grum. Ça te la coupe que le semi-Gor-idiot-de-service sache ça, hein ?

— Calme-toi, Grum, tenta Ædemor.

— Ferme-la, Ed ! J’aurai jamais dû t’écouter ! Va t’amuser avec ton dieu dragon à la noix et oublie-moi !

Il ajusta son épée à la ceinture.

— Dégagez de mon chemin, maintenant !

Il ne fit pas trois pas qu’une flèche se ficha devant lui. Grum s’arrêta net. Galanodel avait décoché le trait malgré ses larmes.

— Ne pars pas, Grum, je t’en prie.

— Sinon quoi, hein ? Tu me tues ?

Entre leurs regards échangés, sentiments et ressentiments se mêlèrent. Le temps ainsi suspendu à leurs yeux arbitrait un combat opposant l’amitié et la défiance. Grum, emporté par la douleur de la perte et du manque, repoussait la volonté d’absolution de Galanodel, rongée par le doute et le repentir. Ædemor se sentit impuissant face à ce règlement de compte entre son frère et sa sœur d’armes, déchiré devant l’impossibilité de prendre parti.

Yukihina leur tournait le dos et semblait fuir le conflit, mais tout à coup elle pointa le doigt en direction des îles de Karanaï et s’écria :

— Avant de vous entretuer, venez !

Ædemor arriva le premier à côté d’elle.

— Qu’y a-t-il ? Qu’as-tu vu ?

Galanodel se faufila derrière quand elle ajouta :

— La marée descend ! Regardez !

Au loin, le reflux de la Mer Cendrée avait creusé de profondes stries dans le sable humide.

— Et alors ? fit Galanodel d’un ton maussade.

— Repérons jusqu’où la mer se retire, on pourra envisager la possibilité de rejoindre les îles à pied, qui sait ?

Grum, indécis au début, finit par grommeler et se rapprocha. Ædemor reprit :

— Jeter un œil, après tout ne coûte rien. On n’a rien à y perdre.

— Ce sera sans moi, Ed, annonça Grum. Je m'en vais.

Ædemor le considéra tristement, le regardant tourner les talons sans même un au revoir. Il y avait de la douleur dans ses grands yeux marron et plus encore dans son cœur, mais Grum semblait résolu. Il s’éloigna d’un pas lourd, les épaules basses, vers les montagnes.

Galanodel, Ædemor et Yukihina restèrent cois après son départ, n’ayant pu dire quoi que ce soit qui ait pu le retenir sinon ce qu’il savait déjà. Ils le regardèrent jusqu’au détour d’une combe où sa silhouette disparut dans les ombres du couchant.

Le groupe se hissa tristement sur un petit promontoire rocheux dominant les environs. Là, ils scrutèrent tous les trois l’horizon, fixant le reflux de la Mer Cendrée, à la recherche de ses pistes secrètes.

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