Le Portail (Partie 2)
L’Exécutrice leva les mains vers le ciel obscur et y traça des lettres étranges dans les airs, puis abattit son poing violemment contre le sol. Le choc s’y répandit comme une vague sur un étang, soulevant la poussière et la cendre. Un cercle rougeoyant apparut alors, entouré de symboles ésotériques. L’Empereur Gorgamos se plaça en son centre alors que sa conseillère plaçait tout autour de lui les huit Perles de Sang.
Au contact de la magie invoquée, les orbes s’étaient animés. La vie qui pulsait à l’intérieur s’agita et heurta leur surface comme pour vouloir s’en échapper. Des éclairs violets frappèrent les sphères dans un crépitement électrique. Un garde fut foudroyé et s’écroula à terre en hurlant, nimbé d’une odeur de chair calcinée. La troupe eut un mouvement de repli immédiatement rasséréné par le capitaine, leur aboyant l’ordre de tenir la ligne.
Ædemor contempla avec effroi l’Empereur devant lui se mettre à genoux, une main sur le cœur et l’autre vers le ciel.
La même pose que celle des chevaliers du Dracosire, cogita-t-il. Comment est-ce possible ?
Zenyassa fit signe à deux gardes qui amenèrent le jeune homme derrière le cercle rituel, aux pieds de Reamwen. À genoux et maintenu par les deux bras, il écouta Gorgamos déclarer de sa voix grave :
— Morgastar, je t’appelle, moi, Gorgamos d’Astaron, ton fidèle serviteur ! Vois la porte de ta prison s’ouvrir ! Je suis celui qui te libère de tes chaînes !
L’Exécutrice posa alors la main sur la dernière Perle de Sang. Un rayon d’énergie pourpre en jaillit soudain et relia tous les orbes, avant de traverser le jeune chevalier pour venir frapper l’Arbre Soleil de plein fouet. La douleur que ressentit Ædemor fut d’une violence inouïe. Un millier de griffes acérées labouraient sa chair, disloquaient ses os, broyaient son esprit, vidaient son sang. Ce qui n’était en réalité qu’un instant fugace lui parut une éternité, ou sa conscience se replia sur elle-même dans une infinité de supplices. Son tourment s’étiola petit à petit, le laissant agonique, mais suffisamment lucide pour comprendre.
Le faisceau pourpre avait disparu. La marque de l’impact, rouge et fumante, grossit peu à peu et écarta l’écorce de l’arbre comme on tire un rideau. L’énergie déployée fit trembler le sol et arracha au mesrel des craquements d’agonie.
Ædemor aperçut devant lui le portail nouvellement formé s’agrandir. Un autre univers s’ouvrait, chargé de ténèbres et d’indicibles horreurs. La fin du monde l’accompagnait dans un désespoir tragique.
Par tout ce qui est sacré, Tyasimar, entends mon appel. Morgastar va revenir. Je ne peux l’arrêter, pas seul…
Un violent coup à la tempe atteignit Ædemor et le coupa dans sa prière intérieure. Zenyassa s’était approchée de lui furtivement et avait senti ses implorations. Rien ne devait troubler le rituel. Son poing écrasa à nouveau son visage, éclatant son nez dans une gerbe ensanglantée. Elle agrippa son col avec un air mauvais, pour le frapper une fois encore.
Un hurlement inonda la nuit et interrompit l’Exécutrice dans son élan. Au-dessus d’eux, les trois dragons noirs se retournèrent à l’unisson vers son origine et s’envolèrent.
Quelque chose provint du ciel. Un autre rugissement plus bestial se fit entendre et emplit le silence en suspens.
Un souffle glacé balaya les gradins écroulés du théâtre, gelant montures et sentinelles, suivi d’un battement d’ailes gigantesques. Les troupes restantes se dispersèrent comme des fourmis apeurées. Zenyassa manda aux gardes aux armures écarlates de défendre l’Empereur et le rituel à tout prix.
Au-dessus d’Ædemor, les grondements sauvages de dragons s’entretuant déchirèrent le ciel.
Tyasimar, nous as-Tu entendus ? Qu’as-Tu envoyé pour nous sauvé ? pria le jeune homme.
Alors que le Portail du Sang continuait de grossir, l’air se chargea de suie et de soufre. Une grande masse se posa soudain derrière Pyrkaia. Son corps brillant, son aura lumineuse et son parfum fleuri ne laissèrent aucun doute sur l’identité de la créature. Ædemor s’abandonna à des larmes de soulagement. Une frêle silhouette glissa du dos de Chremata, la dragonne d’argent, s’aperçut le jeune homme, le regard embué de pleurs et de sang.
Tandis qu’une clameur mélodieuse retentit sur la pente menant à Reamwen, l’œil encore valide de Galanodel s’ouvrit, et elle se redressa lentement. C’était un chœur de guerre. Le baroud d’honneur des Valwyns de l’Arbre Soleil était sur eux. Chargeant dans un ultime effort, ils réclamaient vengeance.
Braillant des insultes et des ordres aux soldats l’entourant, Zenyassa dégaina une lame recourbée et la plaqua sous la gorge d’Ædemor. Le chevalier, transi de peur et diminué, ne put se retenir de sourire quand il surprit le regard paniqué de l’Exécutrice.
— Libérez Pyrkaia, que la Fournaise Ailée exige son dû ! lança Chremata.
Un grand dragon aux écailles émeraude s’écrasa brutalement au sol, une aile partiellement déchirée. Des gardes impériaux audacieux en profitèrent pour se jeter sur lui. Mais se débattant comme un beau diable, il les balaya d’un leste coup de queue et mit fin définitivement à leurs prétentions. Le reptile se releva et recula devant une phalange de piquiers qui le chargeait.
À moitié étourdi et sous la menace de la Draconienne, Ædemor observa la mince silhouette se diriger vers Pyrkaia.
Cette silhouette, cette démarche… Yukihina ?
Celle-ci extirpa un objet du front de Pyrkaia et le lança entre les pattes de Chremata. La dragonne de glace saisit l’Éclat de Tellure et le broya contre un rocher. La déflagration embrasée qui en jaillit la blessa au poitrail, lui arrachant douloureusement des écailles argentées. Tirant parti de sa vulnérabilité, un des dragons de l’Empereur plongea du ciel et se rua sur elle pour l’attaquer à la gorge.
Le chevalier reporta son attention sur la dragonne rouge. Elle reprit peu à peu connaissance. L’étincelle dans son regard se changea rapidement en magma ardent alors que tous ses souvenirs ressurgirent.
— Gorgamos ! Immonde vermine ! Je vais tuer tes créatures, mais je reviendrai pour toi, sois-en sûr ! hurla-t-elle.
Pyrkaia endossa sa forme de dragon rouge dans une rage folle et s’envola, écrasant au passage trois gardes qui s’enfuyaient, terrorisés.
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