L'Archiviste (Partie 2)
L'auberge du Cœur de Fer avait pignon sur rue dans l'allée principale de Ferziliath, mais n'était pas destinée à la clientèle la plus cossue. De ce fait, elle brassait une population hétéroclite et assurait un anonymat relatif. Illuminée du soleil matinal, la cité s'animait paisiblement autour d'eux. Les volets des échoppes s'ouvraient à leur passage, découvrant leurs devantures garnies et odorantes, et on entendait au loin les cris d'enfants turbulents résonner entre les façades.
Ils entrèrent à nouveau dans le Hall des Voyageurs. De la cohue de la veille ne subsistait qu’une petite assemblée écoutant les nouvelles du royaume, rapportées par un héraut. Celui-ci relatait la menace grandissante des forces orientales de l’Empire, et de diverses escarmouches dans le sud du royaume. Rien nous concernant, se rassura Ædemor.
Se dirigeant vers le nord du Hall, ils empruntèrent un long couloir éclairé par des puits de lumière naturelle. Quelques gardes en patrouille et des personnes portant parchemins et livres allaient et venaient. Arrivés au bout du couloir, un large portique leur barrait la route.
— Nous venons consulter des ouvrages de la bibliothèque royale, déclara Ædemor aux soldats en faction.
— L’accès à la bibliothèque royale est soumis à la loi, citoyen, fit le capitaine. Pas d’armes, pas de magie, pas d’ennuis. Tout contrevenant sera puni et expulsé sans condition. Compris ?
— Oui, bien sûr. Nous ne voulons pas de problèmes.
— Allez voir un des scribes si vous souhaitez emprunter un ouvrage, ou l’archiviste si vous avez besoin de renseignements. N’oubliez pas de vous inscrire sur le registre en entrant.
La porte fut déverrouillée et s’ouvrit sur un vestibule richement décoré. Les compagnons arrivèrent dans une large pièce, visiblement apprêtée pour les cérémonies officielles. De nombreux rayons de bibliothèques couvraient l’immense mur du fond et les nombreux lutrins étaient à disposition des lecteurs. Le portail se referma derrière eux, étouffant les échos grandissants du Hall.
Un noble à la parure de soie et de lin aux motifs fleuris leur indiqua d’une voix haut-perchée que l’archiviste se trouvait au pupitre central.
— Thorcil de Larmelune. Vous désirez ? dit-elle en relevant les yeux de son grimoire.
Le chignon bien apprêté et serré, la robe cintrée et dépourvue de fioritures, tranchaient complètement avec l’air débonnaire de la femme. Elle regardait Ædemor tout en mordillant le bout d’un porte-plume.
— Je suis à la recherche d’une historienne. Hérilis Shandrannor, ça vous dit quelque chose ?
Thorcil leva un sourcil. Elle dévisagea Ædemor, puis regarda tour à tour Galanodel et Grum.
— Je ne connais personne de ce nom.
Ædemor ne cacha pas sa surprise.
— Vous êtes sûre ? Nous venons du royaume de Lerminon juste pour la voir. On m’a dit que c’était une historienne renommée de Ferziliath.
— Pourquoi avez-vous besoin d’une historienne ? Vous recherchez un livre en particulier ?
Thorcil fournissait des efforts visibles pour afficher une sévérité naturelle, mais un petit tic de sa paupière trahissait sa nervosité. Ædemor parla plus doucement :
— J’ai besoin d’avoir un avis. J’aurais aimé en savoir plus sur les symboles divins.
— Les symboles divins ? Quel genre de symbole divin ?
Ædemor se racla la gorge. Sur un lutrin à proximité, Grum regardait avec intérêt des illustrations d’anatomie féminine sous l’œil réprobateur de sa voisine valwyne.
— Le genre de symbole qui semble représenter Telantes, mais pas vraiment, tenta le jeune homme.
L’archiviste le toisa d’un air interrogateur.
— Je suis perdue. Souhaitez-vous consulter une historienne ou un livre ? reprit-elle d’un ton agacé.
Un livre tomba d’un lutrin. Plusieurs personnes se retournèrent d’un air courroucé vers Grum.
— Oh, désolé ! dit-il. Ça a glissé et…
— Suffit ! coupa Thorcil. « Divinités connues d’Opalys ». Deuxième allée sur la droite. Maintenant, ôtez-vous de ma vue !
Sa lecture interrompue se referma d’un claquement sec et elle tourna le dos à son interlocuteur, emportant avec elle son livre. Ædemor la regarda s’éloigner, dubitatif.
— Hé, mais, dis, oh ! On a pas fait tout ce chemin pour rien ! commença Grum.
Galanodel le prit par le bras d’une force qui fit grogner le Gor.
— Quitte à être là, autant jeter un œil à ce livre, non ? proposa Galanodel. Nous y trouverons peut-être une signification particulière à ton symbole, à défaut de trouver la personne que vous… que tu cherches.
Ædemor haussa les épaules, déçu par la tournure des évènements. Suivant les indications de l’archiviste, ils trouvèrent l’épais ouvrage. La reliure de cuir craquelé protégeait des pages jaunies par le temps, remplies de textes et d’illustrations détaillant diverses croyances connues du monde.
Consultant l’index, il dirigea sa lecture vers une entrée qui attira toute son attention : « Cultes de la lumière, du soleil et des lunes ». Se rendant à la page indiquée, il constata que toutes les pages de la rubrique avaient été arrachées. À leur place, une note plus récente que la rédaction du grimoire annonçait : « Par décret royal, les informations contenues dans cet ouvrage sont déclarées apocryphes. »
— Bon sang ! Même ici, pas moyen de trouver quelque chose pour nous aider ! pesta Ædemor.
— Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire de décret ? Et ça veut dire quoi, aco... apy... enfin, ce truc, là ? demanda Grum.
— Ça veut dire que même ici, il vaut mieux parler à voix basse quand on parle de culte vénérant la Lumière. Les couronnes d'Eaudormante et de Lerminon semblent bien s'entendre sur ce sujet.
— Qu’est-ce qu’on fait là de toute façon ? On cherche quelqu’un, pas un vieux bouquin qui sent le moisi !
— C’est vrai, mais nous aurions pu trouver un indice, ou une piste qui nous aurait aidés.
Un scribe s’était glissée derrière eux et leur dit :
— Si je puis me permettre, je pense qu’un ouvrage pourrait davantage vous intéresser. Il se trouve dans la quatrième allée sur votre gauche. Gadansalah et ses îles désertiques y sont détaillés avec précision.
Le scribe avait parlé soudainement et regardait avec insistance Ædemor. Elle reprit :
— Je vous conseille vraiment de le consulter, c’est une merveille de détails et d’instructions pour les voyageurs perdus que vous êtes.
Galanodel fit une grimace, Ædemor restait sceptique. Devant l’absence de réaction de ses interlocuteurs, le scribe insista :
— Maintenant, merci d’y aller, j’ai à faire.
Ædemor ne comprenait pas. Il le regarda s’éloigner d’un pas raide et pressé, faisant claquer ses sandales sur le carrelage de la bibliothèque et disparut derrière un rayonnage en cours d’approvisionnement.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On va boire un coup ? demanda Grum.
— Je sais pas. On peut aller voir le livre qu’elle nous a conseillé avec autant d’insistance. On pourra toujours aller boire après, répliqua Ædemor.
— Tu sais me parler, toi !
Ils se dirigèrent vers l’allée indiquée par le scribe, et, parmi les innombrables ouvrages, trouvèrent un imposant grimoire intitulé « Côte Pirate et Archipel de Gadansalah, territoires jahads disputés et batailles sanglantes ».
— Merci de consulter votre choix sur l’un des chevalets mis à votre disposition. S’il n’y en a aucun de disponible, vous pouvez repasser plus tard ou attendre votre tour en silence.
Un autre scribe, occupé à la mise en rayon d’un chariot rempli de parchemins, ne s’était même pas retourné pour leur parler. Heureusement, les chevalets vides ne manquaient pas. Ædemor posa le lourd grimoire sur le plus proche et l’ouvrit. Il parcourut les nombreuses pages et Galanodel l’accompagnait dans sa recherche. Il luttait intérieurement pour ne pas paraître troublé de la proximité immédiate de la Valwyne.
Le recueil relatait les conflits territoriaux pour le contrôle de la région d’un continent lointain nommé Harkara. Il détaillait une myriade d’aspects géopolitiques et culturels sur les peuplades locales. Grum s’impatientait en grommelant et en soupirant.
La journée défila alors qu’ils épluchaient l’épais volume. Pendant que Grum partit en quête de quoi satisfaire son appétit grandissant, Ædemor repassa sur chacune des nombreuses pages, mais ne releva aucun détail intéressant. Rien ne l’aiguillait sur son médaillon, la Lumière Gardienne ou quelqu’un du nom d’Hérilis Shandrannor. Il soupira et referma le livre dont les pages claquèrent. Sur le dos de la couverture, un papillon était dessiné. Plissant les yeux, il vit une petite inscription qu’il déchiffra avec peine, notée sur le bord d’une de ses ailes :
« À la mi-nuit,
là où l’astre roux luit
et où les deux tours
seront ses atours ».
À peine eut-il le temps de le lire que, sous ses yeux médusés, le papillon prit son envol et disparut dans le rayon de lumière d’une fenêtre.
Galanodel le regardait avec étonnement.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
— Tu as vu ? Le papillon dessiné s’est envolé !
Elle le regarda avec un drôle d’air.
— Tu es resté le regard figé sur le dos de la couverture pendant quelques instants. Et là, tu me parles d’un papillon que je n’ai pas vu. Tout va bien ?
— Oui, j’ai vu un papillon dessiné sur lequel il y avait un message, et il s’est envolé ! Je n’ai pourtant pas rêvé !
— Bon, va te reposer un peu. Tu n’as même pas mangé. Nous pourrons toujours revenir plus tard. Peut-être que l’archiviste sera plus disposée à nous aider.
— En route pour la taverne ! s’esclaffa Grum.
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