Le Rêve (Partie 1)
Les plaines de l’Eldenore s’étalaient à perte de vue devant eux. Le sentier continuait vers l’est, envahi ponctuellement par des bruyères ou des ajoncs épineux. Les murets de pierre encadrant le chemin étaient laissés à l’abandon et parfois un lézard y détalait au passage de la troupe.
Les jours s’écoulèrent au rythme des bivouacs, des chasses et des pauses. Yukihina bavardait peu, passant la plupart des temps morts à méditer assise en tailleur sur un rocher. Elle racontait parfois son quotidien à Karshai, la discipline qui rythmait sa vie, la déchirure quand son maître quitta le sanctuaire.
— Il est parti soudainement, narra-t-elle. Il m’a parlé de visions qu’il avait eues, et auxquelles il devait se soumettre. Nous prenons très au sérieux les messages adressés par les songes, c’est pourquoi je ne pouvais pas le retenir.
Née dans un humble village de pêcheurs, elle révéla que ses parents l’avaient envoyée à Kor Temenenki encore enfant et qu’elle n’était jamais retournée dans sa famille depuis. La Talwene n’avait jamais connu autre chose que le dévouement exclusif à son maître et à son entraînement. Cette vie de solitude toucha Ædemor.
— Le perfectionnement de notre art ne nous laisse pas le temps de faire autre chose, ajouta Yukihina.
— Votre seule liberté réside donc dans vos rêves ? demanda Galanodel, perplexe.
— La persévérance est notre droit le jour. La nuit, nos visions nous montrent le chemin à parcourir, précisa la Talwene.
— Ça donne pas envie de visiter par chez toi, tout ça, avoua Grum.
— Pourtant, de nombreuses tribus gores demeurent à Karshai. Elles nous côtoient et ont assimilé notre mode de vie. Cela te surprendrait de voir que l’apprentissage des enseignements de la Mère Montagne en tente plus d’un.
Grum s’étrangla d’étonnement.
— C’est pas vrai ! Les pauvres ! Ils doivent s'ennuyer à mourir à réfléchir alors que c’est si bon de vivre au jour le jour !
— Je dois avouer qu’il m’est difficile d’imaginer Grum en moine, mais après tout pourquoi pas, répliqua Ædemor d’un ton amusé.
La méfiance à l’égard de la Talwene s’étiolait à chaque journée passée sur les chemins. Même Galanodel finit par relâcher la constante surveillance qu’elle lui imposait.
L’enthousiasme des premiers temps avait laissé place à une sorte d’habituel silence. Les conversations se contentaient de tourner autour des problèmes du voyage.
— C’est quoi ces montagnes là-bas ? fit Grum en désignant la masse noire rocheuse dont les sommets menaçants émergeaient des nuages.
— Ce sont les Pics de la Pénombre. Mieux vaut les tenir à bonne distance, lui répondit Galanodel.
— Pourquoi ça ?
— C’est une terre désolée. Un labyrinthe de pierres tranchantes et d’éboulis. Le moindre faux pas te plonge dans un précipice où tu te brises le cou. J’ai même entendu parler de créatures anciennes et particulièrement dangereuses.
— Ah, ça donne pas franchement envie.
Grum se gratta le crâne et continua :
— De toute façon, on n’a pas besoin d’y aller, pas vrai ?
— Non. Mais nous n’allons pas passer très loin. Marchwavald a été bâtie aux pieds de ces montagnes, répondit Ædemor.
— Pourquoi faire ça dans ce coin tout pourri ? Ça devait pas attirer beaucoup de pèlerins !
— Les Pics de la Pénombre n’avaient pas cette réputation avant. La nature est parfois cruelle, mais jamais maléfique. Ce qui se passe en ces lieux à présent, ce n’est pas son œuvre.
Galanodel s’était arrêtée sur le bord du chemin pour regarder en direction des montagnes.
— Tu penses que le Déclin est aussi présent là-bas ? demanda Ædemor.
— Non. La réputation de cette région est plus ancienne. L’origine du mal qui y sévit m’est inconnue.
La verdure des plaines de l’Eldenore se tarit, se teintant peu à peu de jaune et de gris. La végétation se raréfia au fur et à mesure de leur avancée vers l’orient. Des arbres émergeaient de la terre dure et sèche, se réduisant à des plants chétifs ou à des branches mortes. Un criquet anémique ou un croassement distant brisait parfois la voix monotone du vent.
Le groupe contemplait en silence cette nature moribonde. La brise murmurante battait inlassablement ces terres devenues stériles. L’air chargé de cendres fit sortir de son mutisme la Talwene :
— Les Pics de la Pénombre abritent des montagnes de feu, n’est-ce pas ?
— Des volcans ? Oui, loin à l’est d’ici, il y a une région que l’on nomme la Grande Caldeira et qui possède toujours au moins un en activité, si ce n’est tous en même temps, lui répondit Ædemor.
— Un autre petit coin de paradis, c’est ça ? fit Grum.
— Tu ne crois pas si bien dire. C’est aux pieds du Mont Écarlate qu’est bâtie Malavon, la capitale de l’Empire, dont nous avons déjà probablement franchi les frontières.
— Non, pas encore tout à fait. Cela dit, je suggère que nous nous écartions dorénavant du chemin, nous serons moins visibles, ajouta Galanodel.
La Valwyne était de plus en plus nerveuse. Était-ce la terre en souffrance qui la rendait si anxieuse, se demandait Ædemor, ou était-ce simplement son instinct qui lui faisait pressentir le danger ?
Ils enjambèrent le reste d’un muret délabré bordant la voie, et décidèrent de se rapprocher des montagnes afin de se dissimuler dans le panorama. Dans le ciel, les panaches cendrés se mêlaient aux nuages mornes et projetaient des ombres épaisses qui les masquaient. Une neige grisâtre s’abattit sur eux, les obligeant à couvrir leur visage pour ne pas suffoquer.
Ils reprirent la direction de l’est quand la route fut suffisamment loin pour ne dessiner plus qu’un mince ruban brun sur le paysage monotone. Leur progression sur ce terrain inégal, où les herbes mortes côtoyaient des terriers inhabités, mit en difficulté Ædemor qui trébucha et tomba plusieurs fois, provoquant régulièrement l’hilarité de Grum.
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