La Perle (Partie 2)
— Bien, dit Zenyassa en s’avançant vers l’escalier qui dominait la cour.
Argyros n’avait pas bougé en contrebas. Le dallage rougissait du sang issu des nombreuses plaies qui parsemaient son flanc et son cou. Il respirait non sans de douloureux efforts. Ædemor chancela en voyant cette majestueuse et puissante créature si atrocement mise à mal.
— Argyros, reprit l’Exécutrice. Auriez-vous l’obligeance de nous donner la Perle de Sang en votre possession ? Mon maître la recherche avec avidité, et il ne me plaît pas de le faire attendre.
Le dragon toussa et cracha un jet rougi.
— Servez-vous donc vous-même, sorcière.
— Je ne me risquerais pas à tester vos protections magiques, ver. Vous allez me donner cette Perle, où j’arrache les yeux de votre fille.
Argyros inspira longuement, puis dit :
— Tant que la vie m’anime, vous ne pourrez pas la prendre.
La Draconienne parut réfléchir quelques instants, puis, d’un sourire glaçant adressé à Galanodel, ajouta :
— Voilà qui peut s’arranger. Mefiskal ! Niaskaia ! Triskalar ! Achevez-le !
— Quoi ? Non !
Galanodel s’élança vers Zenyassa, mais celle-ci lui saisit avec fermeté les poignets et lui bloqua le bras. Elle la fit pivoter, la forçant à regarder la scène. Ædemor et Yukihina se jetèrent sur l’Exécutrice mais d’un vigoureux battement d’ailes, celle-ci s’éleva hors de portée, soulevant ainsi la Valwyne en surplomb de l’horreur. Les trois dragons noirs inspirèrent en chœur et soufflèrent leur haleine rougeoyante et corrosive sur Argyros. Sa chair se dissolvait sous les vapeurs acides et ses cris de martyr résonnèrent entre les parois du sommet du Colosse Gris.
Au risque de se disloquer l’omoplate, Galanodel se débattit, mais lorsque la voix de son père s’éteignit, ses forces l’abandonnèrent. Zenyassa relâcha sa prise et la Valwyne retomba au sol. Quand les émanations carmin se dissipèrent, le corps à demi rongé du dragon de glace gisait, ses mains griffues tendues vers sa fille, comme la suppliant d’un ultime pardon. La carcasse fumante reposait parmi un agglomérat de sang et d’os d’une puanteur épouvantable.
Yukihina, blessée, se rapprocha de Galanodel et tenta de la soutenir. Soudain, un craquement sonore se propagea sur la plateforme. Le pilier se fissura comme un glacier sous un soleil ardent. De grands pans tombèrent au sol, qui fondirent aussitôt dans un nuage vaporeux. Au milieu, libéré de sa gangue gelée, battait l’énergie hostile de la Perle de Sang.
Ædemor la contempla pendant quelques instants à peine, tant sa vision le mettait mal à l’aise. Pareille à un orbe rouge-écarlate, la Perle abritait une présence en son sein qui paraissait observer tout autour, comme un fanal sondant l’âme de chacun pour en révéler les plus noirs secrets. Malgré sa taille insignifiante, son aura dégageait une malveillance sans égal.
— La dernière Perle de Sang, enfin. L’Empereur sera satisfait, j’espère, dit l’Exécutrice en la saisissant dans le creux de sa main. Il le sera d’autant plus quand il saura que ses animaux ont aussi servi à détruire le Ver d’Argent.
— Ses animaux ? Ce sont des dragons, pourquoi vous obéissent-ils ? demanda Yukihina.
— Ils ne se soumettent en réalité qu’à leur maître, l’Empereur Gorgamos. Je ne les dirige que parce qu’il me l’a autorisé.
Elle leva les bras en direction des trois dragons.
— Ce sont les enfants de Delesis, la dragonne des marais des Landes Brunies. Je dois admettre que voler des œufs à des dragons était un risque qui en valait la peine. Vous allez venir avec nous à Reamwen. Le sang du dernier chevalier du Dracosire devrait être une offrande précieuse aux yeux de Celui dont le retour arrive. Une Valwyne doublée d’une dragonne d’argent devrait être intéressante également. Quant à vous…
Elle posa un regard méprisant sur Yukihina.
— … vous servirez probablement d’amuse-gueule.
Zenyassa était arrogante, mais loin d’être idiote. Elle entrava magiquement les trois compagnons, qui furent emportés chacun par un dragon.
Ædemor, dans les griffes de Mefiskal, put apercevoir à quel point le repaire de feus les dragons d’argent avait été dévasté. De nombreux cadavres de Charkars parsemaient les eaux en contrebas et teintaient l’écume d’un rouge sinistre. Ils avaient presque rejoint la côte au large des îles de Karanaï quand Ædemor repéra un éclat métallique poindre sur le bord de sa vision. Il émanait des hauteurs du Colosse Gris et s’éloignait vers le nord à mesure que le jour décroissait.
Chremata… elle est en vie, pensa le jeune homme, priant intérieurement pour qu’il soit le seul à l’avoir vue. Fuyait-elle ? Où allait-elle se réfugier ? Les questions fusaient dans l’esprit d’Ædemor alors que Mefiskal se posa lourdement sur la plage.
Là, un campement hébergeait une troupe d’une centaine de soldats impériaux. Cavaliers, archers, piquiers, hommes d’armes, tous étaient apprêtés pour la guerre. Ædemor fut jeté sans ménagement dans un cachot voisin de celui de Yukihina et de celui de Galanodel. Une autre cellule abritait Pyrkaia, complètement hébétée, comme privée de sa conscience. Le chevalier remarqua une curieuse gemme qu’elle portait au front et qui brillait d’une lueur éthérée.
— Un Éclat de Tellure, marmonna Galanodel.
Pierre mystique permettant aux sorciers de modeler l’énergie magique, elle possédait également la propriété de bloquer leurs pouvoirs. Le savoir de la Draconienne dépassait de loin les connaissances arcaniques des écoles d’enchantements traditionnelles.
— Pour pouvoir l’employer contre un dragon, cette garce doit être douée en magie, reprit la Valwyne.
Ædemor marqua un temps.
— Je suis désolé, Galanodel. Désolé pour ton père.
— On a échoué, Ed. Mon père est mort. L’ennemi a retrouvé la Perle. Morgastar va revenir. Le Déclin va se répandre et tout le monde va périr, par notre faute. Même Grum, j’avais juré de le protéger et je n’ai même pas été capable de le garder avec nous.
L’ancien maître déchu de Yukihina, Kanaka, déambulait dans le campement et surveillait les geôles de son œil torve. Il s’arrêta quelques instants devant la cellule de la Talwene.
— Ogeessa ? demanda-t-elle.
Son appel ne provoqua aucune réaction en face d’elle, son maître s’éloigna en clopinant douloureusement.
— Il a dû te reconnaître. Tu es difficile à oublier, il faut croire, déclara Galanodel.
Elle avait parlé d’un ton qu’elle avait voulu doux, mais le sarcasme qui avait point en lieu et place lui laissa dans sa bouche un goût de cendre.
— Désolée pour ton père, Gal, répondit la Talwene, amère.
Elle se tut, reconnaissante des mots de Yukihina et se recroquevilla sur elle-même pour étouffer son chagrin apeuré.
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