Chapitre 13, fête foraine 

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Cela faisait maintenant trois jours que Nora leur avait interdit de venir au bureau. Cléo squattait chez Emilie comme souvent pour passer le temps. Elle était allongée sur son lit, survolant distraitement les comptes de son parc d’attractions. Ses yeux allaient sans cesse à Emilie assise en face d’elle, penchée sur un paysage d’aquarelle. Ses longs cheveux bruns relevés à la hâte dans un chignon en désordre, ses yeux noisette focalisés sur un détail, passant parfois par-dessus ses lunettes pour suivre le modèle, sa grande bouche pincée en une moue concentrée. Elle aimait ce visage. Malgré les apparences, son idée de sortir ensemble n’avait pas été un coup de tête si spontané. Emilie lui plaisait depuis longtemps. Elles étaient rarement en désaccord, partageaient un bon nombre de points communs et ce corps si bien dessiné… Cléo ne se serait pas décrite comme « amoureuse ». Ce n’était pas une histoire de feu qui brulait en elle, ou de frissons dans le ventre chaque fois qu’elle la regardait. Il s’agissait de quelque chose plus… elle n’aurait pas vraiment su dire. Stable peut-être ? Elle avait envie de partager son intimité, de la câliner et d’être câlinée. De ne pas retenir ses envies. Où peut-être était-elle amoureuse tout compte fait ?

— On ne devrait plus sortir ensemble.

— Pourquoi tu dis ça ? demanda Emilie sans relever les yeux de son tableau.

Cléo ferma son ordinateur et se redressa. Emilie comprit à son attitude qu’il s’agissait cette fois d’un débat sérieux et posa son pinceau.

— Ça fait presque trois mois maintenant et tout est comme avant. Sauf quand j’ose te solliciter. Parfois… J’ai l’impression de te forcer. D’habitude, j’ai pas trop de mal à savoir ce que tu penses malgré ton ironie, mais là, j’avoue que je suis perdue. Si tu me fais simplement plaisir alors que ça te laisse indifférente ou… ou je sais pas.

Emilie fut déstabilisée par la sincérité soudaine de Cléo, la tristesse qu’elle entendait dans sa voix. Elle se sentit brusquement minable. Oui, elle avait pris tout ça pour un jeu, pensant qu’elle n’aurait qu’à se laisser porter par les envies de Cléo, les orteils en éventails. Et puisque Cléo avait été bien moins pressante que ce à quoi elle s’était attendue, Emilie avait pensé, un peu déçut, il fallait l’admettre, qu’elle s’était tout simplement lassée de l’idée. Sans chercher plus loin. Emilie se leva pour se rassoir près de son amie.

— J’ai pris ça trop à la légère comme j’ai tendance à la faire. Je te demande pardon.

— Alors…

— Alors, recommençons depuis le début.

— Où tu vas ?

Emilie s’était levée en direction de sa salle de bain.

— Me préparer. J’ai un rencard ce soir.

— Ah oui ?! Avec qui ?

— Une fille sympa. Elle est programmatrice.

— Tu l’as rencontrée comment ?

— Au lac pas loin d’ici. Ça fait un moment qu’on se connait.

Emilie ressortit de la salle de bain peu de temps après, cheveux lâchés, regard rehaussé d’un trait de liner noir. Elle avait enfilé un pull chauve souris rosé et un joli pantalon de soirée noir qui mettait en valeur ses hanches. Cléo ne sut quoi dire tant c’était rare de la voir apprêtée. Elle ne la trouva pas seulement jolie, mais attirante. À sa grande surprise, Emilie s’approcha et l’embrassa sans détour.

— Aller viens ma bouille d’amour, on sort.

Ce soir-là, Emilie voulut voir Cléo s’émerveiller. Elle n’était pas du genre romantique, mais fit un effort. Restaurant chic, un saut dans un ciné qui proposait quelques courts métrages artistiques (et lunaires pour certains), puis l’incontournable fête foraine et grande roue. Elle s’amusa de voir Cléo le nez collé à la vitre qui ne se privait pas d’exagérer son air enfantin. La roue à son apogée, Emilie l’attira contre elle et l’embrassa encore une fois. Cléo, d’abord un peu surprise par cette franchise, lui rendit son baiser, pressant son corps contre le sien. Elles reprenaient à peine leur souffle lorsque la cabine arriva en bas et la quittèrent, sous les yeux interrogateurs de l’employé, joues rouges et cheveux en désordre.

Si le monde les entourant avait existé, toutes les deux auraient pu, à quelques minutes près, assister à une scène cocasse. Non loin de l’entrée, Morgan et Sasha discutaient avec Nora alors qu’elles attendaient Edith et Rachelle. Morgan avait fait un effort surhumain et accepté la soirée entre copines. Cela dit, la renarde ne s’était pas battue très longtemps. Les deux omégas étaient ses meilleures amies et cela avait suffi à convaincre la louve. Même à se comporter correctement. Sasha l’avait toisé d’un œil fâché, ce à quoi Morgan avait répondu par un haussement d’épaules, un sourire et une caresse.

Nora était présente pour deux raisons, à savoir, soutien morale – revanche – et soutien moral — éviter le sous-nombre. La panthère avait été surprise de l’appel au secours, mais s’était empressée d’accepter en comprenant qui serait présente. Elle ne manqua pas d’adresser un large sourire à Edith qui se décomposa en rejoignant le petit groupe.

— Qu’est-ce qu’elle fait là ?!

— Tu connais Nora ?

Sasha tourna un regard interrogateur vers l’alpha qui désamorça la situation d’une pirouette :

— Je suis une cliente habituée de son restaurant et j’avoue me passionner pour la taquiner.

— Addictif, je l’admets, commenta Rachelle.

La remarque banale et moqueuse clôt le sujet, mais toutes savaient exactement ce dont il retournait. Si Sasha et Rachelle comprenaient mieux les « occupations » de leur amie, Morgan n’avait aucun doute sur ce qu’étaient les taquineries Nora.

— Bref, Rachelle, Edith, je vous présente Morgan, ma…

Aucun mot ne lui parut adéquat.

— Sa louve, dit simplement Morgan. Ravie de vous rencontrer toutes les deux. Sasha m’a beaucoup parlé de vous.

Fait étrange, pensèrent les deux omégas, sa voix les apaisa. Ou s’agissait-il de son attitude ? Son « aura » ? Elle devait être une dominante forte, comme on les appelait, pensèrent-elles. Heureusement, toutes les deux avaient pensé à prendre un suppresseur. Deux alphas, même hors cycle de chaleur, ç’aurait été délicat.

La soirée fut très agréable et s’étira jusque tard dans la nuit sans qu’on s’en aperçoive. Sasha avait appréhendé pour rien le comportement de Morgan et s’étonna même de la trouver si… bavarde ? Un mot par-ci, un compliment par-là. Une question de temps en temps. Elle apprécia l’effort.

— C’est ça, le loup démoniaque que tu as fui ?

l’interpela Rachelle alors que les deux alphas faisaient la queue pour des brochettes de viandes.

— Méfie-toi du chat qui dort, grommela Edith.

Les deux copines se tournèrent vers elle sans comprendre, mais n’eurent pas le temps d’en savoir plus.

— Qu’est-ce que c’est que cet affreux conciliabule, s’exclama Nora en revenant les mains pleines. Tenez, mangez !

— Je suis…

— J’en ai pris trois aux légumes pour toi !

Nora tendit à Rachelle les trois brochettes en la gratifiant d’un clin d’œil. Celle-ci ne manqua pas de répondre par un sourire flatté, non sans s’amuser du regard ulcéré que lui lançait Edith.

— Oh ! On fait la tour aux mille étages ! s’exclama Sasha.

— Sans façon.

— Idem.

Morgan et Edith mâchaient leur viande, un haut-le-cœur rien qu’à regarder les sièges hissant tout en haut un groupe d’ados hurlant. Nora et Rachelle leur laissèrent les brochettes restantes et s’élancèrent après Sasha. Elles mastiquèrent silencieusement assez longtemps pour qu’Edith sursaute lorsque Morgan prit la parole :

— Sasha m’a tout raconté. Merci.

— Je n’ai pas fait grand-chose. Je déteste les ultras autant qu’elle.

— J’ai senti.

Edith la regarda d’abord sans comprendre, puis se souvint d’une histoire d’odorat incroyable dont avait parlé Sasha.

— Qu’est-ce que tu as senti ?

— Un peu de dégout. Beaucoup de peur et de colère. Et Nora.

Edith se raidit.

— Ce n’est pas une ultra, tu sais ?

— Elle va le devenir en épousant ton frère !

Morgan crut s’étouffer avec le morceau qu’elle avait en bouche. Avenir et argent, hein ? Ce rat. Elle eut envie de rire.

— Ça ne fera pas d’elle une ultra pour autant.

—Vraiment ?

Son enthousiasme amusa la louve, mais elle n’en dit rien.

Rachelle Sasha et Nora revinrent ébouriffées et essoufflées. On continua à rire, manger et boire jusqu’à se séparer puisque le sommeil avait déjà pris Sasha qui dormait sur le dos de Morgan.

— Rentrez, je raccompagne ces deux-là. Il est un peu tard pour deux omégas éméchées.

— Merci No.

Les cinq copines se séparèrent et Nora poussa Edith dans le taxi alors qu’elle protestait comme un chien enragé. Les moqueries de son amie n’arrangeant rien. La voiture s’arrêta d’abord devant chez Rachelle et Nora dut presque la porter jusqu’à sa porte.

— Tu ne veux pas rentrer… ? La nuit est encore jeune…

— Désolée mon lapin, je n’aime que les chiens. Mais merci, ça me touche.

Nora l’embrassa goulument avant de la pousser chez elle en riant.

Revenant dans le taxi, elle réveilla Edith pour avoir son adresse.

— Hors de question, marmonna celle-ci entre deux ronflements.

— Comme tu voudras.

Edith se réveilla en sursaut. Elle ne reconnut pas immédiatement la chambre de Nora, souleva vigoureusement la couette lorsqu’elle comprit. Elle était en pyjama. Avec une culotte. La sienne, d’ailleurs. Tentant de se remémorer la fin de soirée, elle se vit vaguement aboyer tout ce qu’elle pouvait sur Nora qui la forçait à rentrer dans une voiture, puis plus rien. Des bruits de cuisines accompagnées d’une odeur d’œufs et de bacon la tirèrent du lit.

— Ah tu es enfin réveillée.

— Tu fais quoi ?!

Nora fit abstraction du ton et servit les œufs et le bacon grillés sur les assiettes qu’elle avait dressés à table.

— Allez, viens manger, tu protesteras plus tard.

Pas d’ordre, un sourire tranquille. Edith s’assit avec précautions sans lâcher Nora des yeux.

— Tu es sur tes gardes.

— Tu es bizarre !

Nora ricana. Il y avait une règle qu’elle n’avait jamais vraiment évoquée jusqu’alors.

— Pas de collier, pas de jeu.

Et elle avala une grosse bouchée d’œuf.

Edith tourna instinctivement la tête vers l’entrée où était en effet accroché le collier et la laisse. Combien l’avaient déjà portée ? Cette idée ne l’avait jamais dérangée et Nora avait toujours été très claire. Alors pourquoi cette colère au fond elle ? Plus marquée que d’habitude, s’entendait. Elle reporta son attention sur Nora. L’alpha lisait un magasine d’une main, mangeait de l’autre, une jambe ramenée contre elle. Si nonchalante.

— Alors ?

— Alors quoi ?

— Ton futur mari.

— Il réfléchit. Il hésite entre oui et oui.

— Que de prétention !

— Hésiterais-tu si je te demandais en mariage ?

Edith se crispa sur sa fourchette. Nora n’avait pas tourné les yeux vers elle, mais cela n’empêcha pas un sourire goguenard de se dessiner.

— Comme si tu t’accommoderais d’une « roturière » comme moi !

— Qui sais…

La doberman voulut lui envoyer son assiette à la figure. Au lieu de ça, elle se leva, prit une grande inspiration et annonça qu’elle rentrait. Elle enfila jean et basket et eut juste le temps d’entendre « tu sais où j’habite » avant de claquer la porte. Cette alpha ! Edith balança un coup de pied dans le mur avant d’enfoncer les mains dans ses poches et s’éloigner.



NdA : petite pause dans ABO, j'ai envie de continuer Ados Modernes et retrouver Léonore Olivia et Edmond !

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