Le chasseur de sentiments
de Yass .
Quand on est seul et qu’on meurt, le chagrin s’envole comme un funeste papillon vers une personne choisie par le hasard. C’est pourquoi on sent souvent un poids jaillir du néant et nous accabler.
Enfant, je me demandais si un jour je serais la cible du fantôme chagrin. Je me demandais beaucoup de choses. Je posais beaucoup de questions. Je voulais savoir de tout. Les étoiles, les chansons, l’océan, le cosmos me chatouillaient l’esprit. Mais surtout les hommes. Ils me fascinaient avec leurs milles et une façades, leurs sourires usés et leurs bavardages incohérents.
Puis j’ai commencé à lire des livres. Des livres qui m’aidaient à comprendre les gens. Comment ils tissent, simplement en existant, une toile aussi délicate qu’en s’échangeant des mots ou parfois même des regards.
Maintenant, je ne suis plus l’enfant, mais plutôt l’adulte.
Certes, je me pose toujours les mêmes questions.
-Pierre, un client !
Je sursaute de la chaise et je balbutie des mots incompréhensibles. Je scanne l’espace devant le petit café où je m’assois toujours lorsque je vois la silhouette d’un homme entrer dans mon cabinet. Je dégringole les petits escaliers et je me lance vers cette chance. Je sens la vie sourire -peut-être- pour la première fois.
Peut-être, je n’ai plus à arrêter ce boulot de diable.
Peut-être que ça sera l’affaire la plus prometteuse de l’année.
Peut-être…
-Bonjour ! Désolé, j’étais en face, marmonné-je en poussant la porte.
La sonnette retentit et le client se lève brusquement.
Je reste figé pour une longue seconde. Une forte odeur de papiers, de cigarettes et de mélancholie me frappe. Elle fait dénicher en moi des souvenirs que je n’ai pas.
La nostalgie, monstre hypocrite.
L’homme est toujours pétrifié. C’est un genre vêtu tout en noir : long manteau chic, des lunettes des années 70s et un chapeau sur la tête. Il a le visage tellement irréel que je suis presque certain qu’il a mis le pas hors d’un livre.
J’essaye de rencontrer son regard. Il tourne et se rassoit.
Je me rapproche et tend la main.
-Bonjour, une autre fois. Merci de…
-Pourrions-nous passer aux choses sérieuses, Pierre ? Tu me fais perdre du temps.
Le sang, qui avant bouiller dans mes veines, maintenant s’y glace. Une peur bleue rompe en moi. Je prends ma place sur la chaise roulante.
-J’ai besoin de votre coopération, j’ai une offre pour vous.
J’essaye d’amasser les fragments de mon attention pour comprendre ses propos.
Sa voix est mystérieusement nostalgique. Je crois l’avoir entendu quelque part.
-J’ai une histoire qui doit être écrite le plus tôt possible. Et puisque ce n’est pas une histoire quelconque, je veux quelqu’un qui pourra perfectionner le travail. Quelqu’un...
L’homme fait sortir une pipe majestueuse de sa poche et l’allume. Il prend une grande bouffée et le nuage sortant m’énivre.
-Quelqu’un qui pourrait faire vivre le personnage.
Je croise les bras d’un air perplexe. L’homme reprend, avec sa voix rauque et aussi profonde et obscure que l’océan.
-Je compte sur toi, Pierre.
Je ricane amèrement et je dis :
- Ça doit quand même vous coûter trop cher, votre petite histoire.
Il sourit malicieusement.
-Ecoute, je sais que tu as besoin de moi plus que j’en ai de toi. Donc, on jouera à la mienne.
Il s’approche et met son coude sur mon bureau. Je frissonne, sachant qu’il me fixe de ses yeux subtils.
-Règle 1 : je te paie lorsque tu termines. De ma propre manière et selon le degré de perfection du travail. Ça sera quelque chose que tu désires depuis longtemps, je te rassure.
Je veux juste ouvrir la bouche pour protester lorsqu’il achève sa parole :
-Règle 2 : Tu ne poseras pas de question. Tu ne feras qu’écrire. Et puis règle 3 : tu oublieras tout après.
Le silence me guette et enfonce ses ongles dans ma chair. Seul ma respiration résonne bruyamment dans le petit cabinet de quinze mètres carrés que je m’étais procurée il y a deux ans. Être un auteur fantôme n’a jamais été évident : la clientèle me manquait toujours et je peinais à joindre les deux bouts.
Je passe ma main sur mon visage et je soupire d’un ton agacé.
-Je vous remercie monsieur, mais je crois que vous avez le mauvais Pierre pour ce travail fou du vôtre.
Je me mets sur mes pieds et je commence à ranger mes papiers inutiles lorsque la voix rauque répète :
-Vous êtes sur le point de rater la meilleure offre de votre vie.
Je ricane encore et je lui retrouve un air sérieux et froid. Sa présence désormais me perturbe la pensée et je m’écris :
-Parbleu, comment voulais-vous que je paie mon logement et les milles taxes que j’ai ? Payez-moi maintenant, j’écrirais après. C’est comme ça que ça marche.
L’homme reprend une longue bouffée de sa pipe. Un nouveau nuage semblable à un crâne décortiqué.
-Non.
-Bon, merci de vouloir vous écarter d’ici. J’ai d’autres affaires plus importantes.
Le mensonge s’estompe parfaitement par mon air indifférent.
-Tu n’as pas le choix, Pierre. Rappelle-toi bien de ceci.
Et puis, en se tenant debout, et d’un pas ferme il se dirige vers la porte en chuchotant : « Tu le regretteras. » Une charge électrique circule dans l’air, me laissant pétrifié par le doute et l’incompréhension.
Que veut ce mec ? Qui est-il ? Comment me connait-il ? L’affiche dehors de mon bureau ne dicte pas mon nom mais seulement : « Bureau d’auteur fantôme M. Will. »
Je me passe les deux mains sur le visage. J’ai raté la dernière chance que j’ai.
Je n’ai qu’à fermer les yeux et laisser le temps m’engouffrer comme à chaque fois.
*
Je rentre le soir, trainant désespoir et amertume dans mon appartement restreint. La porte gémit en s’ouvrant petit à petit et je suis dedans.
Ce n’est qu’une garçonnière de 30 mètres carrés. Toutefois, c’est un chez moi, un lieu où mes pensées arides fleurissent et sont accueillis par les ombres, camarades et par les fleurs mes condisciples. Je prends soin de quelques pots de roses et de végétations comme en prend soin de ses enfants.
Mais il me manque toujours la même chose.
La compagnie des hommes.
Je déploie le canapé qui sert aussi de lit. Mon corps s’effondre sur le dur matériau et je pousse un long soupir.
Je me suis toujours demandé qu’est-ce que c’était d’avoir des amis, des gens qui vous connaissent et vous étreignent au nouvel an. Des personnes qui complètent votre puzzle de vie. Le mien est toujours inachevé, amoncelé même. Je ne crois toujours pas en possibles amitiés entre moi et le monde extérieur.
Est-ce un sentiment d’égocentrisme ? De vouloir avoir tout sans être rien pour personne ? De vouloir arracher sans donner ? Certainement, je suis égoïste.
Ce n’est seulement pas l’égoïsme, mais c’est cette soif inaltérable de tout. Je veux tout savoir, tout connaître, tout aimer, tout avoir. Je veux être tout pour une personne ou bien n’être rien.
C’est peut-être pourquoi le monde m’a maudit à ne rien avoir, ne rien sentir.
Je suis excentrique. Bizarre. Peut-être extravagant.
Fou.
Le mot résonne dans ma tête comme les chansons d’enfant que les mères fredonnent au clair de la lune.
Je m’élance vers la cuisine. Manger fait oublier. Dormir aussi. L’oubli est un remède à tout. Sauf à l’oubli.
Mon regard est attisé par une enveloppe pliée, coincée sur le bord de la minuscule fenêtre qui donne sur la rue. J’y tire avec précaution et je ne sais pas par quelle science mon cœur se met à battre sourdement dans mes oreilles quand mes doigts frôlent le papier.
Je la décachète lentement, ne voulant pas affronter mon verdict.
Elle contient une lettre et une photo. Que je n’ose pas regarder.
« Bonjour, Pierre.
Ou osé-je dire Monsieur Marseille. Madame Marseille va bien, elle vous salut de tout son cœur. Elle a même consenti à prendre cette belle photo pour vous. J’espère que vous l’aimeriez et peut être, vous y trouverez la pièce manquante pour combler votre propre élucidation.
Avec mes sincères salutations »
Pas de signature. En ai-je besoin pour savoir ? Je déchire, je déchire encore et puis je jette les morceaux au gré du vent. Ils dégringolent vers la rue, où la foule bouillonne. Je crois voir un manteau noir défiler parmi les milles passants.
Diable, dois-je le prendre au sérieux ?
Mes mains tremblent légèrement. Je n’ai pas encore déniché la photo. Je ne peux pas. Je ne dois pas. Mais je le veux bien. La jalousie et la colère brûle en moi, chaque goutte de mon sang est de kérosène. Chaque respiration nourrit cet aveugle force qui m’écrit à l’oreille.
Je scrute la photo. Elle ne me plait pas. Pas du tout.
Catherine, ma femme. La seule femme que je connais.
Mon ex-femme.
Elle est souriante. Charmante comme le jour, éblouissante comme la nuit. Elle est dans un restaurant chinois.
Juste en face se trouve un homme. Il est grand, jeune, chic et lui fait la galanterie. Il l’aime. Elle l’aime aussi. Une bague scintille sur leurs doigts enlacés. Ils planifient leur séjour dans une île de la Grèce. Catherine aime tout ce qui est exotique.
Je me demande comment elle ne m’a pas aimé.
Peut-être parce que j’étais exaspérant et non pas exotique.
C’est fini, je n’ai plus faim. Je retourne vers le canapé et je m’y fonce tête première.
Je n’ai pas peur. Absolument pas peur. Pourquoi avoir peur d’un étrange homme en noir qui sait mon nom sans que je sache le sien, qui connait Catherine et qui a une photo d’elle ?
Absolument pas peur.
Pourtant, je ne ferme pas l’œil de la nuit.
**
Je traine le pas vers le bureau, pour la dernière fois. Mes talons transpercent mon cœur et le vent hurle dans mes oreilles.
Depuis que l’un de mes profs de littérature au lycée m’a félicité pour avoir réussi à écrire un article sur les monarchies, je me suis dit que l’écriture était mon destin. Aux débuts, je me tenais pétrifié devant la feuille blanche. Certes, mon esprit est une citadelle peuplée de créatures fantastiques, de cauchemars, de héros et de vilains. Mais jamais je ne pouvais transcrire ce qu’ils me disaient sur papier.
Je n’étais pas fait pour créer des histoires. Ce fut une poignante vérité que je n’ai jamais affrontée. L’écriture, dit-on, se travaille. Mais ce qui me manquait n’était pas le talent. J’en avais, même si Catherine s’en doutait toujours.
Je ne sens pas. Comment peut-on donner vie à des personnes de papier si on peinait à vivre soi-même ?
Peut-être que je passe plus de temps dans ma tête. Surtout, je suis toujours occupé des gens. J’adore déchiffrer les émotions des autres. Je passe des heures à les fixer des yeux, à décortiquer leur psychique et à détruire les forteresses qui les entourent. Je veux connaître leurs peurs, leurs joies, leurs secrets. Ce que les membres d’une famille se racontent le soir. Ce que les amoureux se confessent en regardant un film à minuit. Ce que les amis se disent en riant à tue-tête.
Ce désir est irrémédiable, infini et torturant. Je vis en enviant les vies des autres.
J’arrive devant le bureau. Je fais sortir la cl et ma main trébuche en l’enfonçant dans le creux lorsque quelqu’un me tape amicalement sur l’épaule.
-Pierre. Tu nous manqueras, copain.
J’affirme de la tête. J’évite son regard. C’est le propriétaire du café où je passais la plupart de mon temps. Je l’ai tellement « décortiqué » que je sais très bien ce qu’il allait dire ensuite.
C’est ça la vie. Des débuts et des fins.
Je m’excuse et j’entre dedans, fermant la porte à serrure derrière moi. Je peux alors respirer un peu d’air et je m’effondre sur terre.
Qu’est ce qui m’arrive ? Je n’ai jamais haï mon sort comme je le fais maintenant. Si j’étais quelqu’un de sain et de normal, j’aurais enveloppé l’homme de mes bras. Je lui aurai dit combien je trouvais son arôme de café original, combien ses chansons de guitare me manqueraient. Peut être j’aurai aussi avoué que l’écriture me manquerait. Toutefois, je ne dis rien parce que je ne pense rien de tout cela.
Le bureau et les quelques meubles s’y trouvant gisent inertes devant moi.
C’est là où j’ai écrit mes premiers articles, puis mes premiers romans sous l’ordre de gens que je connaissais à peine. Je passais des nuits à écrire, réécrire, raturer, lire à haute voix. Ecrire n’était pas ma passion, mais c’était un remède au temps, à l’ennui et au malheur de la solitude.
Catherine me trouvait arrogant, maladroit et peu professionnelle. Elle, qui était une star du cinéma, trouvait mon travail ridicule. Elle a demandé qu’on se sépare. Elle a trouvé quelqu’un de mieux, j’ai cédé sans la moindre hésitation.
Je ne l’aimais pas. Elle était une part de mon projet à connaître les hommes. Je me suis donné cette chance d’être à proximité d’une femme puisqu’elles sont les créatures les plus capricieuses du monde. Je la connus dans ses moments de rage, de faiblesse, de joie et de la voir maintenant errer comme une nouvelle personne avec cet homme me perplexe. S’il l’ait connu comme je le fut, il l’aura quitté de même.
Je me lance d’un trait et je mets tous, papiers et dossiers, dans un grand sac que je mène dehors.
Je veux voir le feu crépiter petit à petit dans ses fragments de ma pensée. Je veux tuer tout témoin de l’existence de ce moi qui écrivait.
J’espère pouvoir brûler mes souvenirs de Catherine avec eux.
*
J’ai dû marcher une heure avant d’atteindre une colline aride. Les immeubles et les maisons sont hors de vue, seulement quelques petites maisonnettes et des chiens furieux. Ma main palpe le contenu de ma poche et je fais sortir un briquet que j’allume. Mes yeux regardent la flamme avec amusement et je l’approche du tas de feuille. Je le lance et avant qu’il ne se propage et ne fait un désastre, je le couvre de terre. Je creuse avec mes mains. Soudain, un morceau de verre brisé me tronche la main. Le sang suinte et la douleur me fait plier les yeux. Je ne peux plus au voir de la couleur pourpre sur mes mains et sur la terre. La nausée me prend et je lève la tête, essayant d’éviter ce massacre de feuille des yeux.
Lorsque je vois ce qui est écrit dans le tronc de l’arbre voisin, mes yeux se dilatent.
On dira qu’on a gravé avec du sang sur le bois :
« Pierre a peur du sang. »
Je ricane et des toussements affreux me volent l’haleine. Je sens un regard sinistre rivé sur moi. Je tourne. Personne. Les battements de mon cœur s’attardent, puis reprennent d’une cadence folle.
Je ne me sens plus en sécurité nulle part. Ce matin même, j’ai cru voir un manteau noir me suivre en public. Je me suis dit que ce sont des hallucinations : on fait de telles choses lorsqu’on manque de sommeil. Et de compagnie.
**
La semaine qui suit, je m’enferme dans mon petit logis. Je ne fais pas de bruit de peur de réveiller ce monstre quelconque qui me suit. Je mange peu et je ne dors pas.
Les questions s’enchainent dans ma tête. Qui est-il ? D’où vient-il ? Pourquoi m’a-t-il choisi ?
Et puis au lieu de la peur, la curiosité est semée en moi. Je veux savoir l’identité de mon prédateur, je veux savoir ce qui le pousse à me cibler ? Comment me connait-il ?
J’ai l’étrange impression que je le connais d’ailleurs. Sa voix est stridente, opiniâtre dans ma tête. Elle m’enveloppe d’une sensation de déjà vu inexplicable.
Le huitième jour, mon réfrigérateur se vide. J’ai besoin d’aller ailleurs- dans le vrai monde pour conquérir le supermarché. Je me rappelle les nuits comme celle-là, où je sortais en trébuchant après avoir regardé un film d’horreur.
Le ciel est lucide et la vie continue sans moi, sans mon bureau et sans mes créations. Je me demande soudain est-ce que je suis triste ou pas. Peut être que je le suis mais j’en suis certainement inconscient. Comme j’ignore le ressentiment de toutes les émotions humaines, il m’est impossible de savoir si ce qui me prend maintenant était de la tristesse ou bien un trouble du manque de sommeil.
J’ai toujours été un enfant froid. Je n’aimais pas mes parents. Je n’aimais personne. Mon for intérieur est un désert aride où nul n’est le bienvenu. Ce n’est pas que j’étais hostile, que je haïssais les gens. Je faisais tout ce que je pouvais pour pouvoir échanger avec eux, vivre avec leurs émotions. Mais ils me jugeaient trop impassible et m’enviaient peut-être pour mon sort.
Ma mère disait que c’était une malédiction. Elle commença à craindre mes yeux vitreux vides et de mes manques de sourire. On m’avait fait voir un psychologue. C’était une perte de temps. Enfin, j’ai quitté notre maison et je n’y suis jamais revenu. A quoi bon ? Je n’éprouvais aucune nostalgie, aucun motif qui me permettrait d’y rester. On savait qu’on n’avait rien à perdre en me laissant. Je téléphone à ma mère de temps en temps. Je lui mens, en adoucissant ma voix le plus possible : « Pardon maman, je t’aime ». Je l’entends pousser un soupir et elle me dit : « je t’aime aussi ». Mentir fait du bien plus qu’en crée la vérité.
Mes pas s’accélèrent lorsque j’aperçois l’affiche du supermarché. D’un pas saccadé, je fais des allers et des retours dans les différents rayons. Je remplis mon sachet de nécessité. Lorsque je tiens à sortir l’argent de mon porte-monnaie, je mince des yeux. Il ne me restait presque plus beaucoup. Le mois est sur le bout de s’achever et j’aurais besoin de payer les taxes, le logis, la nourriture.
Une quinzaine de minutes et je suis devant la porte. Je fonce dans le couloir et une obscurité opaque m’enveloppe. Je tâtonne pour allumer la lumière de la petite pièce. Un petit claquement et la lumière inonde le lieu.
Le sac contenant les quelques achats me tombe de la main. Il gise à côté de mes pieds mais je n’y fais pas attention.
Je ne fais pas attention à l’orage qui gronde dehors, ni au temps qui s’écoule lentement.
Je m’écroule sur terre, le sentiment de petitesse et de peur rampant vers moi. Le sinistre vent hurle. Je me frotte les mains. Elles sont glaciales comme celles d’un cadavre. Je crois voir mon visage perdre de teinte et mes ongles rongent ma peau avec anxiété. Je suis tellement déboussolé que je souris de folie.
Les quatre murs de la pièce exiguë sont couverts complètement de photos prises par une ancienne caméra. Les photos sont reliées par un fil rouge les unes aux autres. Dans chacune d’elle je paraissais d’une manière ou d’une autre. Depuis la naissance, Pierre le bébé. Pierre l’enfant, jouant dans le parc. Pierre l’adolescent goûtant aux cigarettes. Et puis il y a Pierre au lycée, Pierre à la fac. Des photos de moments que je peine à reconnaître jaillissent devant mes yeux. Des photos prises par un inconnu qui me guettait nuit et jour. Qui savait le tout et le rien sur ma vie.
Une nausée me tient au cœur. Le tout reconstituait ma vie jusqu’à maintenant. J’essaye de me tenir sur mes pieds et je chancèle vers la fin du trait rouge. Des photos plus récentes des dernières années. Une où je tiens la main de Catherine, des photos de notre cérémonie de noces. Et puis celles du quotidien dégoûtant que nous menions. Des clichés d’elle me criant dessus. Et puis je me retrouve seul et solitaire. Et puis..
D’autres photos très récentes. Celle du jour où j’ai fermé le bureau. L’une où j’apparais brûlant les feuilles.
Le sang bourdonne dans mes oreilles. Ma vision se floue et je frôle la dernière photo.
On l’a pris il y a une demi-heure. Quand j’étais au retour du marché.
Il avait choisi le rouge pour combler l’image.
Quel genre de monstre, de psycho est-il ? Par quel motif est-il poussé ?
Je dégringole les escaliers dehors et je ferme la porte à la hâte. Je sais qu’il m’attend.
Je le trouve fumant sa pipe en paix, ses lunettes étincelant dans les ténèbres de la rue. Il se tient contre un réverbère l’entourant d’un faisceau blafard. Les gouttelettes d’eau s’écrasent sur ma tête et je m’écrie :
« Tu gagnes ! Diable, tu as gagné. Laisse-moi tranquille pour l’amour de Dieu ! »
Il croise ses bras et il avance petit à petit.
« Tu as bien reçu le message, n’est-ce pas ? »
Mes poumons se rétrécissent et je ne peux plus y faire entrer de l’air.
« Suis-moi. »
**
Je marche. Longtemps. Ou peut-être que ce n’est pas trop mais la peur qui me hante m’alourdisse les pas et l’esprit. Je ne fais pas de bruit, marchant derrière l’homme. Je peux à tout instant cesser de le suivre. Par contre, je continue ma marche silencieuse.
Parce que je veux savoir ce qu’il cache. Ses maudits jeux me suffoquent. Ce n’est pas tout. Mon âme d’enfant trouve ceci amusant. Je ne sais pas ce qui m’attend, si je serais vivant d’ici demain, si je serais transporté en un monde meilleur ou pire.
Une seule chose dont je suis certain. Je regretterais tout cela.
**
Après une éternité, on se retrouve devant un immeuble familier. Je reconnais sous la faible lueur des réverbères la porte de mon bureau. Mon haleine se coupe et je fixe l’homme des yeux. Je le regarde bouche bée alors qu’il fait sortir un trousseau de clef, choisit une et la fait tourner dans la serrure.
La porte s’ouvre par merveille.
- Je ne savais pas que tu faisais de la magie, dis-je en riant.
Ma nonchalance le fait hausser les épaules.
- On apprend vite ces genres de choses, murmure-t-il.
Nous entrons d’un pas incertain dans ma demeure magique. Les meubles sont intacts, seulement couvertes par une couche invisible de poussière. J’écoute leurs chants sinistres, grinçant dans la symphonie du vent. L’homme se dirige vers l’un des quatre coins de la pièce et d’un mouvement rapide fait jaillir des escaliers du sol. Je sursaute à cette vue et je me rapproche de lui.
Il cascade dessous, me laissant médusé derrière lui. Je ne trouve d’autre choix que de le suivre dans cette allée ténébreuse. Le froid mordant mes doigts, je me frotte les mains et je me demande combien est profond cette secrète cave.
Une autre porte, une autre clef. Et puis…
Un noir absolu nous enveloppe. J’attends docilement que l’homme éclaire les lanternes. Une fois la lumière fade baigne aux alentours, je distingue la silhouette fantomatique d’une bibliothèque bondée d’allée. Une seule table et chaise se trouve au centre, régnant comme un divan royal.
- Assieds-toi.
J’obéis à l’ordre sans trop d’interrogations.
Pas de questions. L’une des règles du jeu.
Mes yeux rivés sur lui, l’homme part vers l’une des allées et revient avec un registre énorme. Un grand bouquin de couverture qu’on dirait dorée et où est écrit « ATTENTION : à ouvrir sous précautions. »
Il l’ouvre judicieusement et m’indique la première vierge.
Mes mains, chatouillées par la curiosité, s’apprêtent à retourner voir les pages d’avant. Il me foudroie du regard.
- N’essaye pas de lire, tu es là pour écrire. Tu comprendras plus tard.
Je soupire avec agacement et j’attends patiemment.
Il pousse une longue bouffée de fumée et il commence à m’expliquer le plan de notre affaire.
- Comme je t’avais énoncée, j’ai besoin que tu m’écrives une histoire. Une histoire d’un homme malheureux, un homme isolé du monde.
Je le scrute, mes mains moites entrelacées sur la table. Il se penche devant moi et ôte ses lunettes. Je suis sur le point de pousser un cri d’horreur. Il a le visage maintenant fade, vide de couleur et de sang. Ses yeux pétillent d’une lueur sinistre et je sens ma voix piégée dans le fond de mon œsophage.
- Il a un don. Une malédiction. Il ne sent pas. Il ne sentira jamais. C’est incroyable, c’est désolant, c’est macabre. Il se demande ce qu’est l’amour, ce qu’est le chagrin. Il veuille bien qu’il est des sentiments. Et puis il se donne à la seule chose qui palie à sa souffrance : regarder les gens vivre, regarder les gens sentir.
Je prends instinctivement la plume qui se trouvait devant moi. Je m’attendais à ce que ma main tressaille, or elle est ferme.
- A vous d’ajouter les détails que vous aimiez. Une seule contrainte vous sera accordée : soyez franc et réaliste.
Je me frotte le front et je balbutie :
- Cette maudite histoire n’est-elle pas elle-même incroyable ?
Il hausse les épaules et sourit.
- Faites-moi croire que cet homme existe. La récompense sera la vôtre.
Il se met sur ses pieds et fait claquer ses doigts.
- J’ai oublié. Une autre petite contrainte. Débutez l’histoire avec cette phrase. « Quand on est seul et qu’on meurt, le chagrin s’envole comme un funeste papillon vers une personne choisie par le hasard. »
Là, milles photos défilent devant mes paupières closes. Les pièces de ce puzzle désordonné prennent place et je comprends. Je ne comprends pas tout, mais je comprends pourquoi je suis là.
Et j’écris. Je ne sais comment, mais les mots viennent les uns après les autres. Et puis la voie de l’homme me dicte petit à petit. Et j’écris sans cesse. Je ne fais pas attention aux heures passées. Je ne peux distinguer nuit de jour. Ma main me fait mal. J’ai faim.
Mais j’écris. Parce que c’est la seule chose qui laissera trace de mon existence. On ne se rappellera jamais Pierre, mais on se rappellera l’homme qui n’a jamais pu sentir la moindre chose.
On se rappellera l’enfant fantôme.
*
Je finis. Je ferme le livre et je me frotte les yeux. Tout est intacte, tout est changé. Une étrange sensation que je suis transporté ailleurs. Mais la bibliothèque autour de moi n’en dit rien. Je cherche une voie de sortie. Je ne sais combien de temps je suis resté, cloué à ma chaise et à ma table. Je dégringole les escaliers vers mon bureau et la tiédeur souterraine laisse place à un froid monstrueux.
Je pousse la porte du bureau et la lumière du jour me frappe. Je plis les yeux et je regarde autour de moi, comme le philosophe sorti de la caverne de Platon. La rue est semoncée de gens qui partent d’ici vers là. Des enfants qui hurlent en jouant à Star Wars, des vendeurs clandestins qui sourient aux clients, des touristes éperdus sur un territoire qui n’est pas les leurs.
Lorsque mon regard rencontre celui d’une petite fille blonde en train de jouer à la chevalière avec son frère, mon haleine se coupe. Je vois défiler devant mes yeux des scènes vivantes de cette petite fille.
Elle s’appelle Caroline. Elle a cinq ans et elle est autiste.
Et puis comme par magie, je me rappelle tous les détails de sa vie. De sa poupée préférée, de la couleur de son placard, de la maison de ses parents. Un énorme flux de mémoires me pousse à prendre la tête dans les mains.
Sentiment : joie.
Je retourne le regard vers une autre personne.
Un jeune adolescent portant des écouteurs et marchant comme une somnambule.
Jacques, dix sept ans. Atteint par des crises de schizophrénie, il se donne aussi à la drogue. Sa famille a perdu tout espoir en lui. Il est parfois pris de convulsions. Il ne fait confiance à personne, même pas à lui.
Sentiment : tristesse.
Une femme et son compagnon allonge la rue. Ils sont entrelacés, leurs visages rayonnant d’un bonheur éminent et leurs rires sont contagieux. Je souris.
Sentiment : bonheur.
Le poids de la récompense me fait trembler les pieds. Je sens. Je peux sentir tout. Chaque passant évoque en moi une sensation étrange. Je suis affamé, j’ai besoin de sentir plus.
Je me rends au centre de la ville, là où le public est énorme. J’essaye de rencontrer les regards des gens. Personne ne semble faire attention à moi. On dira qu’on ne regarde que l’air qui m’entoure. Mais je suis si transporté par mon extase que j’oublie ce détail fatal.
L’adrénaline coule dans mes veines. Mon cœur se remplit de sensations qui ne sont pas les miennes et ma mémoire enregistre les milliers de souvenirs qui ne m’appartiennent pas.
Je ris à tue-tête mais j’ai envie de pleurer aussi. Les souvenirs ne sont pas autant beaux que je ne le pense. Je déchiffre le passé macabre du monde autour de moi. Je voix les larmes, le sang et les cris refoulés des gens. J’entends leurs implorations silencieuses. Je rencontre leurs cauchemars et ils deviennent les miens.
Je cours dans tous les sens et je m’écroule par terre au milieu de la rue. La sonnette d’une boulangerie me fait sursauter. Je m’approche pour contempler les gourmandises appétissantes et oublier tout, auprès d’une vieille qui attendait quelqu’un dehors. Son reflet est flou et dansant.
Lorsque mes mains s’adossent sur la vitre froide, une foudre s’éclate en moi.
On y a écrit, avec un feutre rouge-brique :
« Bienvenue dans votre vie de narrateur. »
Le rouge me fait frissonner
Mais ce qui me glace le sang dans les veines, ce n’est pas le rouge.
C’est la vitre qui ne reflète pas mon image.
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