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Impossible de se concentrer avec la Delphine. Entre les bruits de siphon qu’elle faisait en sirotant son caoua, ses incessants coups de fils, ses commentaires sur les vidéos YT qu’elle matait, de petits chats mignons qui faisaient les cons, ses questions inopinées sur tout et rien ; il eut fallu lui coller une queue dans le bec pour la forcer au silence… Cette femme était une plaie, comme toutes les autres… Maybe.
— Dis Lorenzo…
— Quoi ?
— Attends, je réponds, c’est Zoé… Allôoooo ! Moui… Naaaaannnn… Je le crois pas… T’es sûre… Même pas en rêve… J’ai jamais dit ça ! Quelle menteuse ! Je suis choquée ! Dis-lui que… Non moi... Non c’est elle ! Elle se tape tous les mecs de la terre et elle ose...
Tu vas la fermer ta gueule ! Oui, j’avais des envies de la fracasser, de la mettre dans un sac et de la balancer dans la poubelle. Les femmes prétendent qu’elles sont moins bien payées que les mecs… Eut égard à leur temps effectif de boulot, c’est très exagéré. Hein ? C’est politiquement très incorrect ? M’en fiche ! Je suis un putain d’immigré clandestin, alors...
— Dis Lorenzo…
— Quoi ?
— Attends, bouge pas… C’est Anaïs… Tu me dis quoi ? Des codes promos à 92 % de réduc’ ? Mais nan… Le sac Vuitton à… C’est pas possible… C’est trop là… J’hyperventile… Quoi ? Faut rester discrète ? Tu me connais… Hein ? Tu peux m’en filer qu’un seul ? Mais nan… Pourquoi ? Moi je suis ta meilleure amie… C’est risqué ? Pfff ! Tu me fais marcher… Tu me dis combien ? Cent boules ? À moi ? À moi ? Je le crois pas que tu me fasses ça ! Écoute Ana… Non toi, tu écoutes ! Non…
Pauvre Delphine… La descente allait être rude. D’abord quand elle allait voir que le code ne marche pas et qu’elle est ban du site… Ensuite quand sa copine va se faire lourder…
Ai-je dit que je déteste ces gens qui parlent au téléphone en se foutant de la terre entière ? Non ? C’est une bourde.
Dans les années soixante on a eu la télé qui a fait une génération d’idiots qui ont pondu l’écologie et la voiture électrique. Maintenant on a le téléphone qui nous promet une génération de débiles qui ne pondront rien du tout. C’est la fin de la civilisation. On pensait qu’il faudrait une intelligence artificielle de dingue pour dominer l’homme. Mais pour dominer des abrutis ?
Reposant son téléphone, la Delphine était dans un état second, comme si elle venait d’apprendre que la fin du monde était dans cinq minutes, ou pire qu’elle avait raté son épisode de « c’est beau la vie ».
— Dis Lorenzo, tu peux me prêter du fric ?
— Cent boules ?
— Bah ouais… Comment tu sais ? T’es bizarre toi, comme mec, trop bizarre. Des fois j’ai l’impression que tu lis dans les pensées des gens. C’est flippant.
— Mais nan…
— Si je t’assure. Et puis tu parles pas beaucoup… C’est pas normal. En plus, t’es Belge.
— Non, ils m’ont refusé. Je suis clandestin en Belgique.
— Ah bon, pourquoi ?
— J’ai pas plu à un fonctionnaire chelou, un haineux.
— Il t’a dit quoi ?
— Que… J’avais pas le profil. Un mec raciste contre les Français.
— Les Belges sont vraiment trop cons. Largement plus que…
— Que ?
— Bah, ils sont trop cons. Et finalement, tu restes Français, alors ?
—Plutôt crever… Pays de merde.
— T’aime pas la France ? Pourquoi ? C’est le plus beau pays du monde. Tu sais que le monde entier nous envie notre mode de vie ?
— Sérieux ?
— Bah regarde, tous les immigrés qui veulent venir en France ! C’est la preuve non ?
— Oui, mais non. En tous cas, moi on me veut nulle part !
— Dis, tu me prêtes le fric ?
Je n’eus pas le temps de lui répondre. Un appel prévenait Delphine que c’était la pause déjeuner. Elle n’avait rien foutu de la matinée.
Quant à moi, j’avais lu mon mail : une adresse IP, une adresse mail avec un pseudo anonyme et même la photo d’une tronche de mec, un pou binoclard que je n’avais pas l’impression d’avoir croisé dans l’entreprise. Il me fallait poursuivre l’enquête. Je savais déjà que l’Anaïs était dans le coup grâce à mes capacités de déduction supérieures. C’était son mec ?
— Lorenzo, tu viens pas déjeuner ?
— Nan pas faim.
— Mais t’es pas normal comme mec! Faut manger à midi ! Allez viens ! Faut qu’on parle !
— Tu bouffes au food truck ? demandai-je.
— Bah non, c’est trop cher à force. Avec les filles, on amène notre frichti.
— J’en ai marre des kebabs et des poutines… Je reste bosser, c’est mieux.
— Bah viens ! Discute pas.
Je descendis finalement dans le hall, scrutant les visages, cherchant la tronche du voleur. Sans succès. Un groupe de filles s’installa dans le salon visiteurs vitré, avec vue sur les immensités vides du plat pays, sortirent la bouffe « diététique et écoresponsable » qu’elles avaient préparé.
J’observai l’Anaïs, une petite toute maigre, blondinette, avec des yeux soulignés abondamment au crayon qui lui donnait un air de Néfertiti, avec son jean troué et ses babioles qui pendouillaient de ses oreilles, elle avait l’air d’une misère.
— Lorenzo, tu manges rien ? fit-elle.
— Nan. Pas faim…
— Va chercher un truc au food-truck, fit maman Delphine.
— Pas de fric, fis-je, maussade, scrutant les visages qui passaient, espérant trouver ma cible.
Oui, j’ai l’instinct de prédation. C’est comme ça. Il y a les mâles alpha, bêta et oméga. Je suis un oméga, un maverick.
— Qu’est-ce qu’il a Lorenzo ? fit une comptable au visage poupin.
— Il est clandestin en Belgique et il aime pas son pays, expliqua Delphine, étalant sans vergogne ma vie privée.
— Ah bon ? Tu veux de la salade de thon ? me proposa Anaïs.
— J’ai une tête à bouffer du thon ?
— Ce mec, ce mec ! fit une magasinière.
— T’es pas marié Lorenzo… subodora une secrétaire. Tu vois si t’avais une femme, t’aurais ta gamelle.
— J’ai une femme! C’est pas le genre à faire une gamelle… Elle me gonfle.
— Je croyais que t’étais pas marié, s’étonna Delphine, la commère.
— J’ai dit une femme, j’ai pas dit marié.
— Et elle te supporte ? fit Anaïs.
— Vous vivez dans le pécher, alors ? demanda une catho.
— Tu veux du clafoutis, c’est fait maison ? proposa Anaïs.
En voyant le truc dans son récipient Tupperware, j’eus un haut le cœur.
— C’est que monsieur est difficile, conclut Delphine.
À mon grand étonnement, presque personne n’allait se payer un repas au restaurant ou au food truck. Les prolétaires graillaient leur pitance misérable comme des gueux. Allai-je dénoncer cette Anaïs qui faisait pitié, maigre comme un lacet et qui en plus me proposait sa bouffe ? Yo soy a professional ! Je fais le taf pour lequel on me paye. C’est tout, c’est simple.
— Vous n’avez pas droit aux tickets resto dans cette boite ? demandai-je.
— On a négocié des primes à la place, expliqua une téléphoniste. Tu comprends, en ce moment, les fins de mois sont dures avec l’essence et l’électricité… On ne s’en sort pas.
— C’est sûr. On caille tout le temps ! approuva un type que je n’avais pas remarqué. Le chauffage à 19° c'est la mort.
— Et puis nos repas sont plus diététiques, m’expliqua une maman. On mange équilibré.
C’est dingue comme avoir un gosse transforme une femme. De niaise, elle devient… Enfin, vous m’avez compris.
— On ne gâche pas et on ne pollue pas la planète avec des emballages. On recycle ! m’expliqua une autre qui devait être Suisse, forcément, parce que sinon, c’était une handicapée de la vie.
Mais il y a vraiment des cons des gens qui croient toutes ces fadaises, alors ? Dans la vraie vie ? Bande de… On vous vole ! On vous spolie ! Indignez-vous, bordel ! Sortez la tête de… Révolution !
— Lorenzo, tu me fais pitié. Tiens, c’est un Kinder. Mes gosses en raffolent.
Une honnête femme me colla en main, une barre chocolatée et me fit un sourire triste. On a beau dire, les gens du nord ont le cœur sur la main, ce n’est pas usurpé. Pas aussi cool que les Belges, mais presque. Cependant, voir la misère me déprime. J’étais au plus mal. Un riche te laissera crever, mais tu as l’espoir de le voler et de prendre sa place. Un pauvre partagera sa misère et tu finiras par te pendre.
Je croquai le chocolat au lait, c'est trop bon, tout en méditant sur la vie et mon destin trop injuste. Toujours surveillant les salariés qui allaient et venaient. Pas de binoclard. Il ne bossait probablement pas là. Mais alors était-il de mèche avec un des employés de la boite ? Où avait-il trouvé un filon qu’il exploitait pour son compte. Une racaille de hacker.
C’est à ce moment précis que les choses devinrent intéressantes.
— Dis Lorenzo, tu me prêtes du fric ? demanda Delphine.
— Il a pas de quoi bouffer, tu crois pas qu’il va te prêter du fric, fit Anaïs.
— Merde. Je veux me payer…
— De toute façon, "il" ne m’a proposé que deux codes promo. Faut te calmer Delphine.
— Mais pourquoi ?
— Si on en utilise trop, on va se faire repérer ! expliqua Anaïs.
— Tu crois ?
— C’est qui le mec ? fis-je, l’air de rien.
Les filles me regardèrent avec un soupçon de surprise et de méfiance.
— On peut le dire à Lorenzo, il est cool, fit Delphine. Il est bizarre, mais il est cool.
— C’est vrai qu’il est bizarre. Je le sens pas. On peut te faire confiance, Lorenzo ?
— Bah, je suis pauvre comme vous, non ?
— C’est vrai…Tu fais pitié...
— Et il est vieux en plus, ajouta la peste Delphinienne.
— J’ai tout pour plaire.
— C’est Lucas, l’ancien responsable réseau. Madame Chiffon l’a viré pour un problème de fraude… On n’a jamais vraiment su le fin mot de l’histoire.
— Et c’est moi qui ai pris sa place, conclut avec fierté, Delphine.
— C’est sûr que t’étais largement qualifiée pour le job…
— Hein ? Tu crois que j’ai pas le niveau ? s’indigna-t-elle. Je te ferai remarquer que j’ai un BTS !
— Nan… Sérieux...
Quelqu’un a filé un diplôme a Delphine ? Dé-diplômez ce nullard ! T’as juste pas le niveau pour rien, ma pauvre, pensai-je. Bon, elle est gentille, mais… Quoi ? J’abuse ?
— C’est ce que tu sous-entends, n’empêche, intervint Anaïs, sororité oblige.
— Mais non. C’est juste que… Laissez tomber les codes promos…
— Hein ? Mais pourquoi ?
Anaïs me regarda intensément. Ses yeux mobiles et fureteurs me scrutaient. Elle était fine mouche, surtout fine.
— Tu sais quelque chose ?
— Je sais rien. T’imagines des trucs.
— Je le sens pas ce mec, Delphine, fit-elle, me pointant d’un index accusateur.
— J’ai peur, s’exclama cette dernière.
— Si tu ne sais rien, pourquoi tu dis de laisser tomber les codes promos ? insista Anaïs.
— Bah, c’est voler non ? C’est mal, expliquai-je, restant le plus inexpressif possible.
— C’est vrai que c’est pas très honnête, approuva une secrétaire en baissant les yeux.
— Et puis vous avez pas une tune et vous claquez votre blé dans un sac de merde… Sérieux ? fis-je.
— Mais ce mec est pas possible ! explosa Delphine.
— Il parle comme mon mari ! fit une secrétaire, acerbe. Les hommes tous pareils.
— Tu ne comprends rien, mon pauvre. Tu ne vois pas plus loin que… que… la lorgnette… heu… c’est comme ça qu’on dit, hein ? fit Delphine.
— C’est tout ce qu’on a ! Le rêve ! Mais tu peux pas comprendre, fit Anaïs, en colère.
— Et la boite que vous coulez ? On s’en fout ? dis-je l’air de rien.
Un silence gêné se fit. On se regardait.
— En quoi ça te concerne ? demanda Anaïs, toujours à m’observer. T’es là pour ça, hein ? C’est ta mission ?
— C’est vrai Lorenzo ? s’affola Delphine. Tu vas nous dénoncer ? On va aller en prison Anaïs ! Tu vois je t’avais dit… Tu ne veux jamais m’écouter !
— Tais-toi Delphine. Ce salaud ! Je le sentais pas ce mec.
— Moi salaud ?
— Oui !
Je me levai.
— La mère Chiffon, elle est pleine aux as ! Hein, c’est vrai ? s’inquiéta une secrétaire qui se tordait les doigts.
Je m’éloignai du groupe, regardant par la baie vitrée des champs en friche à perte de vue. Tout le monde en croquait dans cette boite. C’était pire que ce que je pensais. Ma mission était terminée. Je pouvais me tirer. Il me suffisait d’envoyer un mail à madame Chiffon.
Mon attention fut attirée par le clop-clop des talons chics de madame Chiffon qui ne consentait à loger ses précieux arpions que dans des Louboutin.
— Monsieur Lorenzo, venez déjeuner avec moi… Voulez-vous ? Nous parlerons...
— Vous êtes trop bonne, madame Chiffon…
— On vous prêtera une cravate… Vous avez une classe naturelle mon ami… Même avec vos ridicules Nike…
— Si j’avais su qu’il fallait venir en costard pour bosser dans un cagibi…
— Vous êtes caustique mon ami, vous vous moquez… J’aime cet esprit cynique qui vous caractérise.
Le groupe de Delphine avalait sa chique en voyant cette scène surnaturelle. En France il y a un fossé infranchissable entre prolétariat et patronnât. La lutte des classes, ils n’en sont pas revenus.
— Votre voiture ou la mienne ? demanda-t-elle, par pure politesse. La mienne, cela ne vous dérange pas ? Vous conduisez ?
J’ouvris la portière à la patronne et matai un mollet gracieux puis pris place dans la Merco. Mon cul apprécie fort le cuir d’une berline de luxe. Je suis fait pour cette vie et pour rien d’autre. C’est comme ça. Tu l’as ou tu ne l’as pas.
Qu’allai-je faire ?
Vous voulez le savoir ?
Bzzzz !
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