11
De retour en France, dans les frimas de fin Décembre, je retournai au boulot tel un condamné. La route me parut interminable, fouettée de bourrasques et balayée par une pluie opiniâtre. Il fallait en convenir, le bonheur me fuyait et ce n’était pas les câlineries prodiguées par Liliane la nuit durant, se collant à moi ou ses mots doux ridicules qui allaient me faire changer d’avis. Son idéal « bonheuresque » ne concordait pas avec le mien ; je n’étais pas fait pour une vie de famille banale et déprimante avec copulation programmée et vacances avec les veaux. Pouvait-elle vraiment m’aimer ? N’était-ce pas une illusion qu’elle entretenait pour un confort matériel bourgeois, un antidépresseur non médicamenteux ? Je ne pouvais croire en ses sentiments, une divorcée trois fois ne peut pas s’imaginer trouver le bonheur dans une relation de couple, avec le papa, la maman et les gosses. C’est trop. Les femmes sont les propres victimes de leur triplicité. Oui, triple : car outre mentir aux autres, elles se mentent surtout à elles-mêmes. Consternant.
J’aurais pu profiter de mon départ pour m’enfuir pour de bon… Qu’est-ce qui m’en empêchait ? Pas de point de chute en Belgique, ma nouvelle patrie ! Il me fallait ronger mon frein encore un certain temps.
Dès mon arrivée au travail, j’étais mandé par madame la directrice.
— Ah Lorenzo… Qu’est-ce que c’est que cette tête ?! Vous boudez ? Je vous ai manqué, c’est ça ?
— Vous ? Nan mais, attendez… En réalité, je suis furax !
— Voyons… Vous savez que j’aurais bien des raisons de me plaindre de vous, mon cher.
— De moi ? Pourquoi ?
— Ce que vous m’avez fait subir au club… C’était… D’une brutalité… D’une bestialité… Vous êtes un sauvage !
Je levai les yeux au ciel. Qu’est-ce que cette pimbêche était en train de me jouer comme sérénade ? Cette dévergondée de la pire espèce qui promenait ses miches dans un club échangiste de vieux bourgeois dépravés.
Elle me frôla ostensiblement, affichant un air scandalisé tout en murmurant :
— J’espère que vous le referez, salaud… J’en frémis rien que d’y penser...
— Cela ne ferait pas très plaisir à monsieur Chiffon.
Elle sursauta et son visage se crispa.
— Cessez ce petit jeu sadique avec moi, voulez-vous ? Je sais que vous avez apprécié… Je sais le genre d’homme que vous êtes… Je vous ai percé à jour mon vieux.
— J’étais en manque de… voilà tout. Un moment d’égarement…
— Songe à ce que nous pourrions faire ensemble… Un type comme toi, totalement dénué de scrupules, sans la moindre notion de bien et de mal…
— Pour qui tu me prends ? Ça va oui ?
Elle éclata de rire et me roula une galoche. Elle avait bon goût la gredine, chocolat-café… Et son tutoiement soudain me fit de l'effet.
— Quand je pense que tu as une régulière… Quelle mascarade… J’aurais presque pitié de cette pauvre femme. File bosser, crapule !
C’était le monde à l’envers, l’inversion totale des valeurs : une escroquerie intellectuelle patente, un vol manifeste de bon-sens. Je décidai de ne pas relever l’outrage.
— Ce serait plus facile si j’étais payé… J’ai même plus de quoi mettre du gazole…
— Pfff ! Oui, je vais m’en occuper ! Pour qui tu me prends ?
Une salope ! Une grosse enfoirée. Mais ma délicatesse naturelle m’empêcha de m’en épancher plus directement. Elle payera un jour, elle payera !
Je regagnai le « local informatique » de misère. J’y trouvai Delphine, les yeux rougis et manifestement au bout de sa vie.
— T’étais pas en arrêt maladie, toi ? Comment ce fait-ce… ?
— M’en parle pas ! Madame Chiffon m’a envoyé un médecin inspecteur pour vérifier la gravité de ma maladie justifiant 15 jours d’arrêt… Enfin, j’ai eu beau dire… rien à faire ! Ce salaud ! Un vieux con, ce mec ! Tous les vieux sont cons en fait. Je dis pas ça pour toi, t’es pas si vieux, mais c’est pas possible quand même. Tu te rends compte qu’il a osé dire que mon médecin est mauvais et qu’il fait des arrêts de complaisance ! On croit rêver !
— T’es pas une feignasse, alors ?
Elle me regarda étrangement ne sachant décider si je blaguais ou me fichais de sa poire. Cette fille est trop, son niveau intellectuel frise l’indécence ! Elle reprit :
— J’ai eu droit à une engueulade de la mère Chiffon ce matin… C’est une femme méchante, en fait ! Elle m’a dit des trucs, mais des trucs de ouf ! Que les gens comme moi mettent leur entreprise en danger, que je suis une égoïste qui ne pense pas à ses collègues…
— C’est rude…
— Oui, hein ? Tout ça pour un misérable arrêt, moi qui ne suis jamais absente, pas comme… Parce que j’en connais qui ne se gênent pas pour… Je pourrais citer des noms, tu sais, mais je suis pas comme ça, moi.
— C’est sûr. Toi t’es une sainte...
Elle médita cette sentence quelques secondes.
— Bah en vrai, c’est pas faux ! C’est une salope, voilà ce que j’en dis, une mal baisée. Il paraît que son homme la touche plus depuis… C’est pour ça, ça lui monte au ciboulot. Le pauvre mec avec une femme pareille, je le plains.
— Mais nan… C’est pas possible...
— J’te jure. D’ailleurs, ça se voit sur son visage. Elle est crispée, tu vois, elle manque de sexe cette femme.
— Tu crois ?
— J’en suis sûre. Anaïs pense qu’elle abuse du canard jaune, si tu vois ce que je veux dire. Moi je pense que le sexe, elle sait plus ce que c’est, il n’y a plus que le fric.
— Elle est pas vilaine pourtant… Vieille, mais bon...
—Pff ! La mère Chiffon ? On voit que tu connais rien aux meufs, toi…
Elle me regarda comme si j’étais un simplet, cela me fit l’effet de le devenir à moins que je n’en fusse un réellement, parce qu’un imbécile est incapable de se voir tel qu’il est ; et se retrouver dans ce misérable local informatique en ce lundi matin, à pleurer pour mon fric, c’était probablement un signe, une évidence.
Un abattement immense me saisit. Ainsi je n’avais vécu tout ce temps que pour en arriver là, à ce point de l’espace et du temps ? J’étais détruit.
Le temps passa. Nous n’avions pas travaillé une minute : c’est ce qu’on appelle des salariés Français surbookés, un fléau de la société Française, car tous les salariés en France, tous ceux qui bossent 35 heures théoriques et 20 en réalité (enfin en étant optimiste) sont invariablement en burn-out, surbookés, surmenés, au taquet… enfin vous m’avez compris. L’exploitation de l’homme par l’homme.
Une pensée émue pour tous les forçats du travail Français.
J’étais si déprimé que je négligeai le repas, absorbé dans la contemplation d’une barre de progression sur mon ordi. Mon cerveau prenant conscience de mon insignifiance avait disjoncté.
Anaïs et Delphine, les deux inséparables, revinrent de leur picnic-papotage et la blonde tatouée et percée (Anaïs, il faut suivre) m’interpella :
— Dis Lorenzo…
— Quoi ?
— Tu fais une semaine de plus ?
— Nan, je suis en camping à Cajars !
Les filles haussèrent les sourcils, évidemment, elles n’avaient jamais entendu parler de Coluche et Guy Nux… Anaïs reprit, perfidement :
— Tu sais qu’il y a le congrès annuel des mangeurs de Maroilles en ville ?
— J’aime pas le fromage qui pue ! Pourquoi tu me parles de ça, t’es dingue ?
— Tu crèches toujours à l’hôtel ? Bah, j’espère que t’as réservé ta piaule… parce que sinon...
— Hein ? Quoi ?
Le monde se mit à tourner, le sol n’était soudain pas stable : j’allai faire un collapsus. Je venais de réaliser que je n’avais pas réservé ma chambre à l’hôtel. Je m’emparai de mon phone.
— T’as pas réservé ? renchérit Delphine. C’est mort.
— Bzzz ! Bzzzzzz !
Au lieu d’effaroucher les filles, cela déclencha leur hilarité. Qu’on est misérable quand on est dans la merde et fauché ! Je vous le dis ! Et surtout n’espère pas la moindre compassion des gens. En France on est champion du monde des cellules de soutien psychologique, mais c’est aussi le pays du « chacun sa merde » .
Évidemment, aucune chambre n’était disponible. Des groupes entiers de gros connards avaient débarqués de cars bondés pour s’empiffrer de fromage immonde.
Il faut savoir que je ne descends pas en dessous des trois étoiles en temps normal. Mais là, je fis une exception la mort dans l’âme. Je tentai les deux étoiles ! La honte totale, la décadence. Sans plus de succès.
J’étais sur le point d’appeler le camping des Écureuils avec l’ambition d’aller me pendre à la nuit tombée à un sapin. Pour une fois j’aurais passé une bonne nuit.
— Dis Lorenzo…
— Quoi ?
— T’as qu’à venir chez moi et pis c’est tout.
— Hein ?
— Bah oui, quoi ! Pourquoi tu m’as pas demandé ?
— Beuu… Hein ? Chez toi ? Nan, ce serait pas...
— T’es timide c’est ça ? T’inquiète. Anaïs dit que t’es un homo, mais c’est pas grave. Faut accepter ce que tu es.
— Quoi ? Attends… Je comprends pas. J’entends les mots, mais je comprends rien.
Je regardais la Delphine qui me souriait timidement. Non seulement elle me faisait me sentir abruti, mais en plus, j’avais l’air d’une tarlouze. Je ne vous cache pas que sur le moment j’ai voulu me jeter par la fenêtre. C’était trop là. Trop !
— Alors ? fit-elle, papillonnant de ses cils démesurément longs.
— Nan, nan… Ma femme ferait une crise. Déjà qu’en ce moment ça va pas fort…
— T’as une femme ?
— Bah je suis avec quoi…
— Ah… Et tu l’aimes ?
— Pourquoi tu me demandes ça ? C'est quoi cette question ?
— Comme t’en parle jamais… C’est comme si t’étais un salaud de célibataire cavaleur ou un homo… Anaïs dit que t’es un homo.
— Arrête avec ça !
— Mais quoi ? C’est pas honteux…
— Assez !
— Bon, bon…
Je réfléchissais à la proposition de Delphine quand le téléphone sonna. C’était Chiffon.
— Dis Lorenzo, ce soir, chez moi, un dîner coquin ? Frédéric est en déplacement pour la semaine à Vesoul. J’ai pensé qu’on pourrait… Enfin ça t’économiserait l’hôtel… Et j’en ai follement envie.
— Liliane va adorer…
— Te fiche pas de moi ! On sait tous les deux ce que tu es vraiment.
— Toi tu le sais. Moi, je suis plus circonspect…
— Allez ! J’y ai pensé toute la journée. Rien que d’imaginer… je mouille.
— Sérieux ?
— Tu aimes qu’une femme soit vulgaire, hein, salaud…
La mère Chiffon était en plein délire. C’était hallucinant.
— Je réfléchis et je te… je vous… Enfin… je vois…
Je raccrochais.
— C’était qui ? demanda la fouine Delphine.
— Personne. Une folle.
— Liliane c’est ta femme ?
— Ouais. Enfin, j’habite chez elle en Belgique, quoi.
— T’es bizarre quand tu parles d’elle…
— Moi bizarre ? Moi bizarre ?
— Bah ouais… quoi…
Pourquoi je n’étais pas comme les autres mecs ? Je songeais à Liliane… Si loin de moi en réalité et qui pourtant, disait m’aimer. Nous n’avions rien en commun.
Le ciel s’assombrissait doucement, en ces journées trop courtes d’hiver. Au loin des lumières et des phares de voitures sur la nationale à l’horizon laissaient penser qu’on n’était pas en plein désert en cette friche déprimante.
Je songeais qu’à présent j’étais Belge, que je pouvais repartir sur de bonnes bases et être un homme bien. Fini le Lorenzo d’avant. J’allai devenir irréprochable et gagner ma place au paradis…
Oui, je serais désormais un bon Belge. Voilà !
Bzzz !
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