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Pourquoi raconter l’infamie et la disgrâce ? Pourquoi remémorer l’ignominie ? Oui pourquoi souffrir encore et revivre cette vie de misère ? Pour la délectation sadique du lecteur, il faut bien en convenir, car en définitive, il y a un certain sadisme dans la lecture au chaud dans son nid douillet tandis que certains s’échinent dans la vraie vie. Voilà, c’est dit ! Reprenons.
En arrivant au boulot, je fus accueilli froidement et je devais me rendre sur le champ chez madame Chiffon. Vêtue d’une petite robe couture noire seyante, trop courte à mon goût pour une femme de son âge, sans bijoux hormis un simple collier de perles, maquillage minimaliste, mine austère et renfrognée, elle fit glisser sur son bureau un chèque dans ma direction.
— Monsieur Lorenzo. Voici pour solde de tout compte. Nous nous passerons de vos services à présent. Vous noterez que j’ai respecté notre accord et que j’ai même été généreuse pour le supplément d’hier.
Elle me regardait froide comme la glace. Je m’emparais du papier pour vérifier si l’on ne me volait pas en plus de m’humilier pire qu’un intouchable galeux.
— Je ne vous retiens pas, vous voilà libre. Adieu.
Oui, je mesurais combien on est faible quand on est pauvre. Si j’avais été riche, je lui aurais jeté son chèque à la face d’un geste plein de dédain… Certes, si j’eusse été riche je n’aurais pas eu besoin de faire de la pige comme consultant. J’étais vexé et mortifié d’être traité de la sorte par cette dépravée adepte de club libertin. Ma fierté était ruinée. Sans un mot, je tournai les talons, ravalant ma colère et mon envie de tout… péter.
— Lorenzo… Pourquoi m’avoir ignorée, hier ? J’avais des « projets » pour vous… Enfin, merde, je pensais que nous étions « amis ». J’ai couché avec toi quand même !
Je me retournai avec le visage consterné du présentateur télé qui t’annonce qu’un avion s’est écrasé, qu’il n’y a aucun survivant, souffrant comme si l’avion s’était crashé sur son pied.
— Je ne voulais pas me sentir obligé de faire des trucs pour avoir mon fric.
— Vraiment ? fit-elle d’un ton incrédule.
— Et aussi pour Liliane. J’ai décidé de changer et de devenir un mec bien ! J’ai une famille en Belgique.
Elle éclata de rire.
— Sérieusement, tu crois que je vais gober ça ? fit-elle.
— La vérité !
Si j’avais eu des photos de Liliane et de mouflettes, je les lui aurais collé sous le pif. Mais hélas… C’est un truc à faire, je le note, ça pourra me resservir.
Elle se ressaisit et m’observa avec attention.
— Pas toi ! Tu es complètement cynique, opportuniste, égoïste, jouisseur, manipulateur, menteur…
— Tout ça, rien que pour moi ? Je suis gâté. C’est trop.
— Ne te fous pas de moi ! Tu le sais très bien.
— Et tu veux avoir des projets avec un type comme moi ? Même moi, ça me refroidirait.
— Oui, parce que je suis pareille !
— Moi, j’ai décidé de changer ! Voilà ! C’est fini l’ancien Lorenzo. Le nouveau, le belge est là.
— Le loup transformé en agneau… Tu as pris un coup sur la tête et tu es devenu con ?
Je négligeais de répondre à cette scandaleuse insulte concernant mes nouveaux compatriotes et me dirigeais ostensiblement vers la sortie avec toute la dignité d’un jésuite.
— Tu veux me faire croire que tu as passé la nuit dans un hôtel minable ? fit-elle, ne renonçant pas à sa proie.
— Bien obligé ! Il y a la convention des amateurs de Maroilles dans cette ville de merde.
— Quel hôtel ?
— Un B&B infâme, tu connais pas.
— Où ?
— À quelques kilomètres de… Sommes-nous obligés de ressasser cet épisode déplorable de ma life ? Je serais surpris qu’une femme telle que toi connaisse des endroits miteux. De toute façon, quelle importance ? Je suis viré, je me tirailleur. Point c’est tout.
Un pas de plus me rapprocha de la porte.
— Lorenzo… Attends… Je me suis peut-être un peu emportée… La faute à mon tempérament de feu… J’ai passé une soirée affreuse à ruminer contre toi, te maudire en sirotant trop de Champagne… peut-être, un peu injustement.
J’avais la main sur la poignée de la porte.
— Lorenzo !
— Je suis mortifié là, tu vois pas ?!
— Quoi ? Tu vas me laisser en plan ? Comme ça ? À cette période de l’année en plein rush sur les ventes ? À la merci d’un bug ou d’une calamité informatique ? C’est ça le nouveau Lorenzo ?
— Je suis viré !
— Je me suis énervée ! Bon. Ça arrive. Je te promets de me faire pardonner ce soir…
— Tu crois m’acheter avec du sexe ?
— What else ?
— Tu ne manques pas d’air ! Mais tu as tous les vices ma parole.
— Tu aimes ça, hein racaille ?
Elle vint à moi et me galocha comme une enfoirée, sa langue vorace envahissant ma bouche. C’était immonde ! Comme si j’étais un mec comme ça, comme si je cédais à toutes mes pulsions. Non ma fierté avait été trop bafouée. Un retour en arrière n’était plus possible.
Sans m’en rendre compte, ma main était déjà en train de malaxer son fessier. Probablement un atavisme comportemental qu’il me faudrait apprendre à gérer à l’avenir.
— On oublie tout ça et on repart sur de bonnes bases, fit-elle, enfin souriante. Je suis prête à une rallonge substantielle pour tes services.
— J’ai quand même été humilié un max.
— Pauvre chou… J’ai dit substantielle. Va bosser !
— Combien ?
— Ne sois pas vulgaire ! Tu as un problème avec le fric, Lorenzo.
— Bah, c’est sûr, j’en ai pas...
Oui, quand on est pauvre, parler d’argent c’est inconvenant. Par contre quand on est riche et qu’on en a plein, ça ne pose pas de problème. Décidément être pauvre c’est avoir tous les vices.
— Je sais être généreuse et récompenser les hommes méritants. Tu le sais...
Nous restâmes un moment à nous observer. Elle avait quelque chose cette Caroline, indéniablement : pratiques sexuelles que la morale réprouve, capable de tirer un orgasme d’un homo impuissant ou d’un connard trop vieux bourré de Viagra, acceptant toutes les positions qu’une imagination débordante peut inventer et surtout pleine de fric. En un mot comme en mille, une femme trop bonne comme on n’en voit plus beaucoup dans notre époque consternante de médiocrité et de pusillanimité.
J’entendais en moi un riff de guitare que j’aime jouer quand j’ai un peu de vague à l’âme, c’est-à-dire quand une femme m’a marché dessus ; l’air « Hello » de Lionel Ritchie. Les paroles sirupeuses à souhait me revinrent en mémoire et touchèrent mon âme pure :
'Cause I wonder where you are and I wonder what you do
Are you somewhere feeling lonely or is someone loving you?
Tell me how to win your heart, for I haven't got a clue
But let me start by saying, I love you
Oui, en réalité je suis un grand romantique, et j’ose l’affirmer haut et fort, probablement le dernier. C’est moi ! Étais-je amoureux de Caroline Chiffon ? À cette seconde précise, je puis le dire avec certitude. J’aimais cette femme. Le problème c’est que la seconde passa. Je sortis.
La porte franchie, je ressentis une grande joie : en fait je ne m’en étais pas mal tiré, c’était du boulot de pro ce retour de situation. J’avais la satisfaction que procure la duperie, le vol ou le gain inespéré d’une partie d’échecs mal engagée que tu gagnes à la pendule. Avais-je des remords ? Pas le moins du monde, on avait piétiné ma fierté sans la moindre vergogne, m’infligeant une humiliation cuisante ; ce n’était qu’un juste retour des choses. Un prêté pour un vomi comme on dit en Belgique.
Irais-je le soir chez Caroline ? Je me promis que si j’y allais, je resterai parfaitement sage et honorable, fidèle à Liliane. Mais était-il convenable d’y aller ? Ce qui était certain c’est que la décevoir une nouvelle fois serait très préjudiciable pour moi. Très. Trop. Alors...
En arrivant au « service informatique », j’entendis des éclats de voix que je reconnus aisément : Delphine et Anaïs (en plein boulot-sic) s’envoyaient des vacheries bien senties.
— T’es qu’une traînée ! Une Marie-couche-toi-là !
— Tu me parles pas comme ça ! Je fais ce que je veux d’abord !
— Avec ce salaud de Lorenzo ?! J’hallucine ! C’est une pourriture qui ne fait que profiter des femmes. Il méprise les femmes, il n’y en a que pour son plaisir !
— Tu ne le connais pas ! Il est gentil ! Il voulait pas d’ailleurs, il aime sa femme !
— Pauvre fille ! Mais qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! Il t’a complètement enfumée !
— T’es jalouse et c’est tout ! Je te plains en fait. J’en reviens pas que tu me fasses une scène.
— Tu sais qu’il est allé au « Jardin fleuri » se taper la mère Chiffon et les bourgeoises délurées ?
— Hein ? Mais de quoi tu parles ?
— J’y avais envoyé un mail anonyme. Il a couru le salopard ! C’est une queue !
— Madame Chiffon au « Jardin fleuri » ? Tu débloques ma pauvre ! C’est pas possible. C’est une femme très droite !
— Mais putain, ouvre les yeux ! Tout le monde le sait. Elle aime le trash et le violent, se faire défoncer par des inconnus… Une perverse comme pas deux ! Sous ses airs de mijaurée…
— C’est pas possible ! D’abord comment tu sais qu’il y est vraiment allé ?
— Sa voiture pourrie était garée devant ! Comme chez toi la nuit dernière !
— Tu l’as suivi ? Mais t’es jalouse en fait ! Tu fais pitié !
— Moi jalouse ? De toi ? Tu crois… Je rêve !
— Anaïs, t’es une grande malade en fait !
— Et c’est la vicieuse qui couche qui me dit ça. Attends, t’oublie qu’il voulait nous faire plonger ?
— Bah, il l’a pas fait, non ?
— Ouais… N’empêche… T’avais dit que les mecs c’était fini !
— J’ai changé d’avis. Je suis hétéro ! Il baise mieux que toi ! Merde !
— La salope ! Tu me balances ça en pleine gueule, comme ça ?! Mais t’as pas d’honneur !
— C’est comme ça. Faut t’y faire, grognasse ! Laisse-moi !
— Ce vieux misogyne… Ce raté qui n’a même pas un rond pour bouffer ? Qui fait des piges pour faire virer les gens comme nous qui rament toute leur vie. Ce gestapo du patronat ! C’est trop là ! Ça dépasse les bornes ! Ce con, je vais lui casser la gueule ! Il est où d’abord, ce cafard !
— Anaïs, tu comptes faire quoi avec cette agrafeuse ? T’es pas bien dans ta tête ?
— Je vais lui agrafer sa face de cul !
— Je t’interdis… Tu vas te calmer, oui !
— Lorenzo ! Viens ici !
La situation avait viré au cauchemar en l’espace de quoi ? Trois secondes ? Mais comment le destin pouvait-il être aussi sadique avec moi ? Comment ? Il n’avait pas d’autres mecs à persécuter ? Toujours moi ? Il n’y a que moi sur la planète ? Je suis né pour souffrir, c’est ça ?
— Hé les filles, mettez une sourdine ! On vous entend jusqu’en Belgique ! Ça va pas de...
— Ah, te voilà ! rugit Anaïs, me sautant à la gorge, avec son agrafeuse.
— Mais elle est dingue cette meuf ! Tu vas me lâcher oui !
— Anaïs, tu vas te calmer ! intervint Delphine, sautant dans le tas.
Clic – Clac ! Les agrafes volaient, les baffes aussi, les morsures, les griffades. Cette situation incontrôlable c’était l’image du crash de ma vie. J’étais entré dans une spirale infernale et irrattrapable.
Ce qu’il advint ensuite ? Le pire, comme d’habitude.
On a dit que je criais tel un goret qu’on égorge, sur une note suraiguë ridicule. J’ai beaucoup de mal à le croire, c’est probablement très exagéré, j’attendais que cela prit fin, voilà tout. Je ne pouvais tout de même pas boxer cette freluquette d’Anaïs avec ses anneaux partout.
On m’extirpa des décombres du mobilier, enseveli, moitié étouffé sous le poids des deux pasionarias qui se battaient avec frénésie. Le fait est qu’on me retira moult agrafes de ma chemise plus tard au simulacre d’infirmerie de l’entreprise, entre des piles de cartons ; la magasinière qui avait son brevet de secourisme ne pouvant parvenir à calmer son fou rire. On retrouva ainsi mon chèque agrafé. La misère.
Il est à noter que dans toutes les galères qui m’arrivent, personne, je dis bien personne ne compatit jamais. C’est une constante. C’est regrettable et incompréhensible, mais c’est un fait indiscutable. J’aurais été un mec riche, on aurait pleuré dans les chaumières. Seulement, voilà...
Remis sur pied, on me prévint que madame Chiffon m’attendait dans son bureau.
— Mais nan…
— Elle a dit, immédiatement.
— J’ai pas la force… Il me faut une cellule de soutien psychologique, je vais faire un burn-out.
Tel un condamné, la tête basse, j’allai au bureau directorial.
— Tu t’es bien fichu de moi, espèce de salopard ! Quand je pense que j’ai regretté…
— Attends, je vais t’expliquer… Je ne sais pas ce qu’on t’a raconté, mais c’est de la pure calomnie. Avant de penser, attends que je te raconte la vérité...
— Vraiment ?
— Je suis innocent ! Je te ferai remarquer que j’ai été agressé sauvagement dans les locaux de ton entreprise ! Il y a des témoins. Ça se plaide aux Prud’hommes.
— Certes.
Caroline me fixant, faisait manifestement beaucoup d’efforts pour ne pas rire. C’était encore plus humiliant. Elle vint à moi et se posant à quelque centimètre de mon visage :
— Tu t’es tapé l’informaticienne hier soir.
— Moi ? Mais nan ! Jamais ! Sur la vie de…
— Lorenzo, est-ce qu’il y a un vice dont tu sois dépourvu ? Un seul ?
— La vérité ! Elle flashe sur moi depuis le début. Elle fabule !
Caroline leva la main, me faisant signe de me taire.
— J’ai dû les renvoyer chez elles. Elles sont mises à pied le temps qu’elles se calment.
— Ah… Je suis viré, c’est ça ? Encore ? Deux fois dans la matinée, c’est rude.
— Tais-toi ! Tais-toi ! Tu es… File bosser. Il ne reste que toi. Je peux compter sur toi ?
— À cent pour cent.
Elle me fit un petit geste dédaigneux pour m’indiquer la sortie, comme on époussette une miette de la nappe. Voilà ce que j’étais, une miette.
Je regagnais le local informatique en vrac, c’était une scène de guerre.
Agrafé, humilié, outragé, mais finalement sauvé… Le Lorenzo coule mais flotte toujours. Pour combien de temps ?
J’étais las. Je le suis encore. Une grosse fatigue !
Bzzzz !
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