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Je roulais, j’étais parti sur le vaste monde, perdu comme Ulysse en une odyssée homérique, abandonnant tout, pour une liberté douloureuse. Je fonçais dans le grondement sourd du moteur claquant, grinçant, pétant laborieusement. La machine n’arrêtait pas de me dire qu’elle n’en pouvait plus. Mais qui écoute la machine ? Quelqu’un écoute-t-il la plainte du Lorenzo ? Alors ? Le destin de toute chose n’est-il pas de finir dans une indifférence totale, dans le froid glacial d’un univers sans bornes, né d’une aberration qu’on appelle Big-Bang ?
En réalité, je me traînais, sur la rocade ceinturant la ville de #@#, on avançait péniblement dans un encombrement monstre à cause de quelques millimètres de neige. L’autoradio diffusait une lamentation qui seyait à mon humeur, « a horse with no name » d’America :
I've been through the desert on a horse with no name
It felt good to be out of the rain
In the desert you can't remember your name
'Cause there ain't no one for to give you no pain
La la la la la la…
Toute la poésie de ces paroles se résumait dans le « la la la la » si connoté et cryptiquement philosophique. Oui, c’est le propre du poète ou du philosophe de faire dire n’importe quoi à n’importe quelle suite de lettres ou de mots pris au hasard d’une biture. Plus le mensonge est gros, plus il passe auprès des intellectuels. Cela me remit en mémoire la loi de Brandolini :
« La loi dite de Brandolini ou le principe d'asymétrie des baratins est l’aphorisme selon lequel « la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des sottises est supérieure d'un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire. Ainsi, s'il est facile de créer une fausse information — sur le fond et la forme — en quelques minutes, il faudra probablement plusieurs heures pour démonter chaque point et montrer la fausseté de l'ensemble. Ce principe critique la technique de propagande qui consiste à diffuser de l'infox facilement et en masse, afin d'exploiter la crédulité d'un certain public en faisant appel à son système de pensée rapide, instinctif et émotionnel. »
C’était la base de ma formation de Jedi (menteur). Car il est indéniable que pour réussir quoi que ce soit en ce monde, il faut mentir, mystifier, tromper. Il est illusoire d’espérer obtenir une juste récompense par l’honnêteté et le labeur, hormis une frustration existentielle immense. Si j’avais été honnête avec les femmes que j’ai rencontrées, ma queue serait devenue naine comme celle de tous les pauvres Français selon le principe évolutionniste qui dit que ce que l’on n’utilise pas s’atrophie, voire, elle serait tombée telle une feuille de l’arbre à l’automne. Ce phénomène qu’on nomme la chute Sgegienne a été fort étudié à la Fac de Médecine de… Bref. Passons. Trop de culture va faire fuir le lecteur sadique.
Devant moi, un break Dacia (seule marque que le Français ruiné et frigorifié peut encore se permettre), une tête de peluche émergea soudain de la lunette arrière. Un vieux clébard tout vilain me regardait avec des yeux brillants, langue pendante, haletant. Toutes les créatures vivantes se font vraiment… dans cette vie de… ! C’est quoi ce binz ?! Je sais bien que j’étais d’une humeur maussade mais quand même, il y a de quoi s’indigner, non ? Indignez-vous ! N’acceptez pas la nouvelle condition humaine qui est d’être de la DATA GOGOLE, c’est-à-dire une pub ciblée. Le système ne veut pas votre bien, croyez-en un codeur… Bref. Passons.
Sur une impulsion incontrôlable, je m’engageai sur la voie d’urgence et enquillai la première sortie, me retrouvant dans une « zone d’activité » déprimante faite de hangar (magasins de meubles et de cuisines). Le phénomène cuisiniste en France est un truc absolument dingue. Essaye de refuser une cuisine à la patronne et tu seras « patronned » frérot. Même si elle n’allume jamais son four, il lui en faut deux, comme les couilles ou les ailes si tu préfères le genre poli, parce que les couilles, elle ne s’en occupera pas plus. Mon regard errait assailli de promotions et de ristournes de fin d’année à ne pas rater. Des voitures partout, des gens abrutis par l’excès de stimulations visuelles et par la grippe. Des femmes au volant en train de baffer la marmaille à l’arrière tout en conduisant au prétexte qu’une femme est multitâche au contraire de l’homme. C’est aussi une grosse arnaque wokiste, je dis ça, je dis rien… Awake, cousin, awake… J’ai toujours les yeux partout, des fois qu’une occasion se présente, je fais partie des spoliés. #MeToo.
Au détour d’un rond-point, j’aperçus un scooter dont le ridicule ne m’étais pas étranger : délabré, miteux, pouilleux, Français quoi, assemblage hétéroclite tenant avec du chatterton. Assise sur un banc, un petit bout de femme trop maigre avec une tête de carnaval, pleine de piercings, une Anaïs était échouée là, tête basse, comme au bout de sa vie. Avec une tête pareille, souris pas à un flic, il y a outrage, ma pauvre… Je me garai, j’en ignore encore la raison, cette fille avait voulu m’agrafer la peau quand même.
— Anaïs ? Tu fais quoi ? Tu vas attraper la mort ! T’as eu un accident ?
— Lorenzo ? Oh putain ! C’est pas possible ! T’es la dernière personne au monde que j’aurais voulu voir…
Elle se redressa grimaçante et un tantinet inquiétante, le regard torve.
— Tu vas me piquer avec un surin ? Fais voir tes mains, la ribaude !
— Hein ? Quoi ? fit-elle, se relevant péniblement, très instable. Merde, j’ai la tête qui tourne… J’ai trop fumé… Ma bécane est en panne, comme d’habitude… En plus j’étais si mal… Par ta faute connard ! Delphine veut plus me parler… Tu me prends pour qui ? Te piquer ? Oui, c’est ce que tu mérites ! Mais je suis juste une tocarde, une paumée qui rate tout ce qu’elle fait. T’as rien à craindre, va. La chance de la canaille.
Se frottant les tempes, elle me rejoignit et se retint à moi.
— Hé ! Fais gaffe ! T’as tous les vices alors… T’es une camée ! fis-je scandalisé.
— Peuh ! Un petit joint de rien du tout ! C’est juste que j’ai rien mangé de la journée. T’es un vieux réac de merde, toi ! Je te hais !
— Tu veux un Chocobon ?
— File !
Sans la moindre vergogne et sans un merci, elle tortora mon dernier Chocobon ! Cette fille était une personne qu’on gagne à ne pas connaître.
Elle sentait fort le THC de première qualité, made in Morocco… qu’on peut se procurer plus facilement qu’une carte vidéo pour ordi, en Frankaoui, terre camée (d’asile).
— Mon scooter est en panne… Delphine m’a jetée. Je vais me faire virer de mon boulot parce que j’ai agressé un putain de consultant de merde, une racaille… J’ai plus la force de me battre. C’est trop là.
— T’avais la force de m’agrafer, bordel !
— Pfff ! Un dernier baroud d’honneur. Pourquoi tu m’as pas baffée ? Tu me fais deux fois !
Il ne m’était pas venu à l’esprit de lever la main sur elle, un Belge ne fait pas une chose pareille. En réalité, elle me faisait pitié. C’est la force d’un grand-petit pays désespéré comme la France : tu finis toujours par trouver plus malheureux que toi, et c’est bien, ça soulage comme un Lexomil ou un Prozac, enfin tu choisis ton addiction frérot. Perso, je m’écarte de tout médicament. Je veux rester lucide, des fois qu’une occasion se présente ou qu’une femme finisse par me dire oui, ce qui arrive fort rarement. Misère.
Je m’écartai d’elle et regagnai ma voiture.
— Hé Lorenzo, tu fais quoi ?
— Bah, je me tirailleur ! J’ai eu une journée pourrie, je suis au bout de ma vie… Chacun sa merde. Tcho !
— Mais il est pas possible ce mec ! Tu vas me laisser là ? Comme ça ? T’es bizarre comme mec ! Non, t’es un monstre ! Un anormal ! Un sociopathe !
— Moi un sociopathe ? Moi ? T’as bouffé mon dernier Chocobon ! Tu veux quoi de plus ?
Elle me regarda avec un mélange de colère, d’ahurissement et d’hilarité.
— T’es juste là pour te foutre de ma gueule, en fait ? Ça t’amuse, hein ? Attends, il faut que je vomisse…
Ainsi finis mon dernier Choco… Paix à son… N’aide pas ton prochain, c’est peine perdue, parce qu’en réalité, on ne peut aider personne, jamais ; regarde, même les gouvernants qui ont les moyens ont renoncé. C’est bien la preuve, non ? C’est le président qui l’a dit : « aujourd’hui, je ne peux rien faire, les caisses sont vides, mais demain, demain, on fera le double ! Et rappelez-vous que les promesses n’engagent que ceux qui y croient ! Vive la France !»
J’allais soutenir l’Anaïs-loque-humaine. Elle se débattit :
— Tu m’as mis la main au cul !
— T’as pas de cul. Ni doudounes non plus…
— Tu me dis quoi ?! J’hallucine !
— Ma pauvre, t’es trop vilaine. tu piques les yeux.
— Oh le con ! Mais jamais de ma vie, un mec m’a parlé comme ça ! Je te tuerai quand j’irai mieux… Je te couperai les… Oh merde…
— Je vais te jeter à l’hôpital et…
— Ramène-moi chez moi !
— T’es sûre ? Parce que t’es toute grise…
— Je vais très bien ! Faut mettre mon scooter dans ton coffre.
— Dans mon coffre ? Jamais de la vie. Ça va abîmer la peinture...
— T’as peur pour ta caisse pourrie ?
— C’est facile de se moquer des pauvres, hein ?
Anaïs se redressa comme électrisée, me jetant un regard brillant d’une intensité incroyable.
— Qui es-tu, Lorenzo ? D’où tu sors ? À moi tu me la joue « misérables »?
La question était rhétorique aussi, je me dispensais d’y répondre.
— Ton scooter pourri rentre pas dans mon coffre ! Je te ramène et basta !
— Si je le laisse là, on va me le piquer !
— À la limite, il sera embarqué avec les encombrants. Personne n’aura jamais l’idée de piquer ce truc. Rien que d’y toucher on chope une maladie.
Une expression de colère fit place à un fou rire qui secoua Anaïs.
— Aide-moi ! Tu sais, je me fais toujours avoir… T’es constamment au second degré, hein ? fit-elle, ahanant tandis qu’on s’escrimait à tenter de coller l’arrière de sa bécane dans mon coffre.
— Je comprends rien à ce que tu racontes. Ta gueule et pousse !
— Je pousse, merde !
— Mieux que ça, la vilaine !
— Lorenzo, je te jure que je vais te casser la gueule si tu dis encore ça !
— C’est pas ma faute, si t’as une tronche de…
— De quoi ? Vas-y !
— De Française quoi ! Voilà !
— Sale Belge de mes deux ! Et arrête de marmonner ! Mais personne parle comme ça aux femmes !
— T’es une femme ? Mé nan !
On roulait, le coffre ouvert, un scooter pendouillait à l’arrière de la voiture, une Anaïs était assise à côté de moi, m’observant avec une curiosité génante. Nous allions vers les quartiers populeux et ouvriers des anciennes filatures de la ville, remontant le temps vers une époque révolue où la France avait encore une industrie et où les élites ne considéraient pas que l’emploi ne serait que tertiaire on ne serait pas. Au nom de l’écologie, la France n’a point besoin d’usines polluantes. Les Chinois, les Pakis et les Hindous peuvent bien produire ce qui nous est nécessaire. Amen.
Des enfilades de maisonnettes collées les unes aux autres, répétition d’un motif fractal, s’alignaient à perte de vue.
— J’habite chez ma grand-mère… Enfin j’étais chez Delphine mais… Plus maintenant. Virée…
— Et ta mère ? demandai-je, par pure politesse parce que je m’en fichai royalement.
— M’a virée… Aussi. Elle me prend pour une dingue, une anarchiste ou une communiste c'est selon.
Je jetai un regard à Anaïs.
— Ne me regarde pas comme ça ! Je sais ce que tu penses ! Ne pense pas, Lorenzo !
— Pfff !
— Tu penses, là !
— Mais nan. La vie de…
— Tais-toi !
Elle observa mon autoradio et commença à farfouiller, ce qui m’agaça prodigieusement. Je n’aime pas qu’on tripote mes affaires. La voiture d’un mec c’est sacré, mais essaye de faire comprendre ça à une meuf.
— T’écoute quoi comme musique ? Attends…
— Touche pas !
Elle repoussa ma main d’un geste étonnamment doux. Cette fille était capable de douceur ? Cela me laissa perplexe, n’ayant connu que l’agrafe de sa part. La mélodie triste « At Last » d’Etta James couvrit péniblement le grondement du Diesel et la voix traînante me berça à nouveau :
At last, my love has come along
My lonely days are over,
And life is like a song.
Oh, yeah, at last,
The skies above are blue…
Stupéfaite, Anaïs resta immobile écoutant religieusement cette voix d’outre tombe qui racontait des fadaises ridicules qui touchaient les cœurs les plus refroidis par la vie.
Nous étions arrivés à une maisonnette d’un étage avec son jardin minuscule et ses bacs à fleurs. Des aboiements rauques se firent entendre à l’intérieur. En silence, nous sortîmes péniblement le scooter d’Anaïs de la voiture.
— Tu vas où, Lorenzo ?
— Je vais et je viens… C’est ma vie. Le monde s’en fout !
— Tu vas pas chez Delphine ?
— Non. Pas envie. Liliane m’a viré…
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Elle a appris pour le « Jardin fleuri ». Elle a piqué une crise. Pour rien.
— Pour rien… Pour rien… Quand même…
— Il s’est rien passé là-bas !
— C’est sûr… C’est sûr… Enfin… juste une partouze.
— Une baise ça compte pas !
— C’est cela... c’est une question de point de vue, je crois… T’es sérieux, là ? Parce qu’avec toi…
— Salut Anaïs. Tu peux pas comprendre. Bye bye !
— Delphine t’aime. Je crois… Elle tient à toi, en tout cas.
— Pff ! Je suis trop vieux pour elle ! J'ai essayé de lui expliquer, elle comprend rien.
Je remontai en voiture sans attendre la réponse d’Anaïs, plongée en pleine perplexité.
— Lorenzo !
— Quoi ?
— C’était quoi cette musique ?
— Un truc de vieux. Cherche pas.
Je démarrai. La nuit à perte de vue, c’est à dire rien, comme mon avenir et ma vie. Rien. Nada.
— Lorenzo ! Attends ! Grand-mère Thérèse fait de la bonne bouffe. Tu dormiras dans la chambre d’amis. Viens !
— Lâche l’affaire Anaïs.
— Nan, je peux pas… Il faut que je sache…
— Mais quoi ?
— Je sais pas. Ferme-la et viens, on se pèle. Tu partiras demain. Demain est un autre jour.
— Elle fait des gâteaux la mémé ?
— Les meilleurs du monde… Mais ce soir… je sais pas. On verra bien.
— Des crêpes ?
— Lorenzo ! T’es un cas, toi, un vrai gosse !
— Il est méchant le chien ?
— Gaston ? Il est tout vieux et presque aveugle.
— Il s’appelle Gaston ?
— Comme grand-père. C’est une longue histoire. Tais-toi et avance !
Oui, un pas après l’autre, je descendais inlassablement et ne je ne touchais jamais le fond. Toujours plus bas, toujours plus pauvre, plus misérable. Chez les prolétaires, j’allai passer la nuit. Misère, misère… Le pire n'est jamais décevant...
Quoi ? La suite ? Non, vous ne voulez pas la connaître ! Si ?
Bzzz !
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