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Pourquoi m’étais-je imaginé que les choses allaient s’arranger, pouvaient s’améliorer ? Tel Ulysse punit par les Dieux, qui en bava comme un Français pour finir le mois à découvert, lui, nourrisson de Zeus, c’était pour rentrer au bercail, je devais endurer mille tourments, finir pauvre, sans amour et surtout sans gloire. Voilà, que cela soit écrit, que cela s'accomplisse...
Laisser dire que je n’ai pas terminé un contrat au grand dam d’un employeur mécontent par-dessus le marché? Ma réputation de cador du code entachée irrémédiablement ? Cela ne se pouvait concevoir. C’est un point que les femmes peuvent parfaitement comprendre tant elles sont à cheval sur les questions d’outrage à l’amour propre. Sauf Liliane.
— Lorenzo, il n’en est pas question ! Je te préviens, je t’aurais prévenu ! Tu es en conditionnelle, je te rappelle ! Cette pouffe a mérité ce qu’il lui arrive.
— J’y vais, je remets le système en marche et je reviens. Genre coït furtif, je vais et je viens. C’est une question d’honneur…
— C’est pas possible que tu me dises des trucs pareils. Non mais tu t’entends ? J’hallucine !
— Bon, je reconnais que l’image n’est pas très bien choisie, mais tu saisis l’idée. Genre le mec qui nique sa femme endormie, en douce, qu’elle se figure, dans son demi-sommeil qu’elle est frottée dans le métro par un connard basané…
— Mais qu’est-ce que tu me raconte-la ? Je t’ai déjà dit que tes techniques de manipulation mentale genre Jedi, ça ne marche pas sur moi, ni sur personne d’ailleurs !
— J’explique, c’est tout, tu n’aimes pas mes métaphores ? Sois gracieuse, ma Lili.
— Tu es irrécupérable !
— Je prends la BM. Tu te rendras même pas compte que je suis parti. T’cho !
— Lorenzo ! Si tu franchis cette porte…
La menace s’envola dans l’air froid de Décembre… Gone with the wind… Ce n’était point Scarlett, je n’étais pas Rhett Buttler… Au volant de cette voiture de racaille, je devins un autre, je mutai, je me transformai ; un « augmenté », un super-Lorenzo. Je redevenais un Français, un enfoiré quoi. La vitesse donne de l’envergure même au plus insignifiant des Franco-Belges. À fond ! À fond, cousin !
La vitesse, c’est comme le fric ; t’en as jamais assez. Remarque, c’est comme pour la baise ou les crêpes ou… plein de choses en réalité, c’est dingue quand on y pense. Pourquoi le bon est-il toujours en quantité limitée ? Rien que pour désespérer les gens ? C’est le principe de l’emmerdement maxi, la célèbre loi de Murphy ? C’est fou comme tout peut se prêter à réflexion, on s’y perdrait si l’on n’y prenait garde.
Enfin bref, après un orgasme de speed, j’arrivai et me garai dans un crissement de pneus. J’étais chaud bouillant.
Dans la boite, c’était le chaos. La réceptionniste était pendue au téléphone : desperately seeking Susan… En réalité, elle cherchait un informaticien susceptible de venir dépanner en cette période fêtes. Trouver un gus qui veuille bien bosser en France ? Ça n’existe pas frérot ! Surtout en fin d’année. À ma vue la pauvre fille se pâma et bien vite, une clameur enfla :
— Salaud Lorenzo ! Mais t’étais où ? On est grave dans la merde ! Plus rien ne marche !
— Madame Chiffon, il est là !
— Madame Chiffon, il est revenu !
— Le Belge est de retour !
— Ça sent la frite !
Caroline apparut, blême de contrariété, de rage, de frustration. Au club elle m’aurait fouetté et martyrisé, c’est sûr. Mmmm !
— Merci d’être venu, fit-elle d’une voix blanche.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? J’avais tout laissé en ordre. Ça roulait, ça coulissait comme une queue vaselinée…
La patronne haussa un sourcil. Manifestement, j’avais un problème sémantique, je heurtais la sensibilité féminine.
— Ce n’est pas drôle ! fit-elle, frémissante, c’est un drame !
— OK, OK.
Je fonçais, de ma démarche bondissante, avec une grâce un rien simiesque, vers le local informatique. Delphine était en larmes dans les bras d’Anaïs, comme si un Airbus A380 lui était tombé sur le pied.
— Lorenzo, enfoiré ! clama Anaïs. Regarde un peu ce bordel ! Tout le monde en a après Delphine. Elle n’y peut rien, la pauvre. Regarde dans quel état elle est !
— C’est pas ma faute ! Tout marchait impeccable ! C’était nickel.
— C’est pas sa faute ! reprit Delphine entre deux sanglots, les yeux rougis. Ça marchait et d’un coup… Plus rien. D’un coup, pouf ! D’un coup…
— D’un coup, quoi…
— Mais il se fout de sa gueule en plus ! gronda Anaïs. Mais tu respectes rien !
— Il est marrant… Ça fait du bien, dit Delphine avec un sourire triste.
— Il était pas là, n’empêche !
— T’étais où ? demanda Delphine. Pourquoi t’es parti ?
— Je suis rentré chez ma femme, la supplier de me reprendre… Comme une merde.
— Mais pourquoi ? T’es pas heureux avec elle !
Oui, pourquoi ? Mine de rien, Delphine posait la bonne question. Comme toujours. Pourquoi la gentillesse fait toujours passer les gens pour des cons ? Le monde n’aime que les méchants, c’est la triste réalité.
Quant au pourquoi, je n’en savais foutre rien. Comprendre le bordel qui régnait dans mon cerveau était une gageure et j’y avais renoncé depuis longtemps. Une psy avait bien essayé et était devenue dingue, complètement sexaddict. Elle avait même essayé de me zigouiller, la docteur Lorence…
En y repensant, plusieurs femmes avaient tenté de me faire la peau. Une optimiste avait voulu m’aplatir avec un rouleau compresseur en gueulant « tu vas mourir, pourriture !», une autre très organisée, en faisant tomber un piano du cinquième étage sans ascenseur au moment où je m’enfuyais, une autre avec des malinois dressés à bouffer les couilles -ça cavale le malinois-, une autre… Oui, on en rit maintenant, mais sur le moment, ça file une décharge d’adrénaline quand meme. Finalement, il faut croire que je ne laisse pas les femmes indifférentes. Cela ne peut être que positif, non ? Non ?
Bref, je lorgnais les écrans de contrôle. C’était désespérant, comme de mater une coloscopie tout en enfonçant le coloscope. Quoi ? Vous n’appréciez pas… Je m’insurge, les gens sont fous des colos. Ils en raffolent, ils en redemandent, ils font la queue ! Pfff !
J’étais perdu dans cet écran quasi vide, une console aride, quelques lignes de texte sur fond noir ; un cerbère austère barrait le chemin d’accès au système. C’était inconcevable, il fallait un niveau administrateur pour un tel blocage, soit le plus haut niveau possible, le sommet, le saint des saints.
Je n’entendais plus ce que me disaient les filles, mon champ de vision se rétrécit à cet écran menaçant et agressif avec son laconique curseur clignotant. Il me fallait défoncer ce mur, c’était un besoin viscéral, cela dépassait mon conditionnement de gentleman, cela débordait. Une voix grondait dans ma tête : défonce-le, déchire-lui le… Mange-le ! Bouffe-le ! Nique-lui sa race !
Un tambour de guerre pulsait dans mes synapses, martelait ma conscience et pourtant je suis quelqu’un de gentil au fond, un mec cool et sympa, même si personne ne m’aime.
Mes doigts volaient sur le clavier, encharnant les commandes avec force caractères ésotériques. J’envoyais mes sorts comme HP. Je tentais tout ce que je connaissais. En vain, et pourtant, j’en connais des combines pour passer les protections et pénétrer les systèmes. J’aime m’introduire, rentrer dans le dur, là où c’est interdit c’est encore mieux ; mais à chaque fois, j’étais jeté dehors comme un malpropre de Français qui tente d’obtenir une double nationalité.
Comment cela avait-il pu se produire ? Je ne m’expliquai pas pourquoi le système était ainsi verrouillé. Attaque d’un virus, tentative d’intrusion ayant déclenché un blocage du logiciel, une saturation de la mémoire, un bug ? Quoi ? D’un coup ? C’était arrivé d’un coup...
Et soudain, le curseur s’anima sur l’écran ; « Toc, toc » s’afficha, suivi de « Tu perds ton temps. Dégage, le nullard ! T’es BAN !»
Maintenant, je savais. Il y avait un pirate derrière tout ça. Un mec avait pris le contrôle du système ! C’était une attaque en règle. Me faire ça à moi ? Mais c’est moi qui bousille les réseaux, qui vole des données… Il y avait décidément quelque chose de pourri au royaume de Danemark !
Je tapai avec une sorte de frénésie : « Tu veux quoi ? » et la réponse ne tarda pas : « Ça ne te concerne pas. Dégage, tu n’es pas de taille ».
J’en avais mai aux burnes. Une colère froide montait en moi, le genre qui te pousse à faire une grosse connerie et j’en ai fait dans ma vie. Il me fallait définitivement me venger de cette racaille, le punir. J’aurais pu balancer une tache virale et planter tout le système, mais la patronne n’aurait pas apprécié de perdre ses données. Je ne pus m’empêcher de demander « T’es qui, bordel ? », la réponse me stupéfia « Trinity et toi ? ». Le pirate était une fille ? Une fille se fichait de moi et m’humiliait ? Ça dépassait les bornes. C’était trop, là. Je répondis « Neo ». Oui, on était en plein délire Matrix. J’eus droit a un terrible « Ah Ah, t’es pas Neo, t’es zéro ! Numéro ZERO ». Elle me défiait sans vergogne. Je suffoquais.
— Ah la salope ! La salope ! m’écriai-je à la stupéfaction générale.
— Lorenzo, ça va pas ? Tu fais une attaque ?
On m’appelait en vain, je bavai, j’étais en rage, c’était madame Chiffon qui m’interpellait.
— Il est comme en transe, madame Chiffon, depuis tout à l’heure. On peut plus lui parler depuis qu’il a vu l’écran.
— Il est complètement fou ce mec.
— Lorenzo ! T’es malade ? Tu fais une crise d’angoisse ? demanda Delphine.
— Faut l’enfermer !
— Mais quoi ? fis-je, sortant de cet écran maudit.
— Alors ? Qu’est-ce qu’il se passe ? me demanda la patronne.
— C’est grave la merde !
— J’avais remarqué, mais encore ?
— Il y a une connasse qui a pris le système… Elle a tout prit ! Tout ! Un accès total, au niveau admin. Une salope… mais une salope… J’en ai vu de la gueuse dans ma vie, mais là ça dépasse tout. Elle doit être vilaine comme un pou et grosse comme une truie avec des lunettes en cul de bouteille. Un truc à te filer la gerbe... Une INTELLO ! Les pires des pires. Des erreurs de la nature, des abérrations génétiques.
— Comment est-ce possible ? Mais de qui tu parles ? m’interrompit madame Chiffon.
— Trinity !
— Quoi ? Qui c’est ça ?
— La salope ! Là ! Regarde, elle me nargue, elle se fout de ma gueule. Elle me traite de nullard !
Les personnes présentes me regardèrent comme si je n’avais plus mes facultés. Les pauvres ignorants, ils ne pouvaient pas comprendre ce que ressent l’homme blessé. Non. Personne ne comprend la souffrance de l’homme.
— Mais enfin, Lorenzo, qu’est-ce que tu racontes ? Il faut te calmer, tu me fais peur...
— Il y a une piratesse ! Elle me tient par les couilles ! Elle a un contrôle total. Elle est là ! Regarde !
Madame Chiffon se pencha et lut les messages à l’écran.
— Tu la connais ?
— Mais non. Je sais pas d’où elle sort. Une fille qui s’y connaît en piratage, c’est… C’est pour le cinéma… et encore il faut qu’elle ait le cul de Carrie Ann-Moss dans son latex, sinon ça passe pas, c’est pas crédible, on se marre.
— Vous l’entendez ce sale miso de mes deux ! s’indigna Anaïs. Retire ça de suite, espèce de...
— Les femmes sont capables de faire tous les boulots de mecs, remarqua Delphine. Regarde, moi, par exemple…
— On verra quand il faudra porter un truc lourd… commençai-je.
— Assez ! coupa la patronne. Comment c’est possible ? Le système est protégé, non ?
— C’est pas possible… C’est pas possible ! Sauf…
— Sauf ?
— Bah, il faudrait connaître les identifiants administrateurs… Non… C’est… À moins que… C’est forcément quelqu’un d’ici.
— D’ici ? C’est impossible ! s’exclama Chiffon. Ces codes sont dans mon coffre et personne n’y a accès.
— Et pourtant, il y a quelqu’un d’autre qui les a. Cette salope est là.
— Trinity c’est peut-être un mec, après tout, dit Anaïs. Pourquoi tu crois que c’est une meuf ?
— Je le sens… Je le subodore. C’est une meuf ! Ça sent la chatte !
Caroline Chiffon frissonna tandis qu'Anais s'empara d'une agrafeuse. Une pensée venait de traverser l’esprit de la patronne.
— Oh le salaud, murmura-t-elle, se crispant.
Elle me regarda avec des yeux effrayants.
— Frédéric a les codes… Mon salaud de mari m’en veut à mort depuis… Enfin, tu sais quoi. C’est lui qui a…
— Il veut bousiller ton business ? Il ferait ça ? Mé nan...
S’apercevant de la présence de Delphine et Anaïs, Chiffon leur intima l’ordre de partir d’un geste vif et sans ambiguïté. Dès qu’elles furent sorties :
— Lorenzo, dis-moi que tu peux faire quelque chose !
— Je peux… mais c’est pas…
— C’est pas quoi ?
— Il faut reboot le système.
— Reboot !
— Ça va perdre les transactions en attente… Toutes les commandes non enregistrées… Les mises à jour du stock de la journée… C’est radical et pas sans perte. Il y aura de la casse… Ça va coûter bonbon.
— Reboot ! Ce salopard veut ma peau… Il doit se régaler. Je le hais ! Les hommes sont tous des pourritures ! Il me le paiera...
Je la regardai, elle était d’une beauté terrifiante, je ne sais pas ce qui la rendait si belle ; sa détermination, son courage, sa colère, sa volonté… ou l’image que j’avais d’elle en guêpière avec son masque…
— Qu’est-ce que tu attends ? fit-elle, me bousculant, tandis que j’étais contemplatif de mes souvenirs.
— T’es sûre !
— Oui !
— Non, parce que, on est bien d’accord que je ne suis pas responsable des conséquences… Il faudra pas me coller ça sur le dos.
— Mais non, voyons.
— Parce qu’on en a vu qui… accusent l’ingé système et...
— Lorenzo, tu n’es pas ingé système ! Tu es un putain de consultant de merde !
Le coup était rude. Mais tu ne peux t’attendre à rien d’autre de la part d’une belle femme. À rien ! Non seulement tu ne la baiseras que la semaine des quatre Jeudi, mais en plus elle t’enverra des vacheries. Meurtri, j’encaissais stoïquement.
— OK. OK. Faut que j’aille aux serveurs.
— Je t’accompagne ! Il n’y a que moi qui ai la clé ! C’est sécurisé. Dépêche-toi !
Elle m’entraîna d’un pas vif, dévalant les escaliers, jusqu’au sous-sol. Ses talons claquaient comme une mitraillette. Elle chercha la clé et finalement nous pénétrâmes dans le local sombre et surchauffé. Le vrombissement des ventilateurs était pénible. J’approchais de l’interrupteur général.
— Vas-y, fit-elle, péremptoire. Qu’on en finisse.
— Après faudra couper la connexion au réseau et relancer le système.
— Bien. Tu pourras tout remettre en place ?
— Évidemment.
— Ne te vante pas Lorenzo. Je suis très déçue par toi… Très.
— Mais…
— Ne discute pas. Allez !
Le silence se fit. La machine était morte, ECG plat. Un grand calme s'abattit sur nous et Caroline sembla s’apaiser. Elle s’approcha de moi et murmura :
— Tu vas me trouver qui est cette Trinity… Trouve-moi des preuves ! Je vais poursuivre mon mari et tout lui prendre ! Tout ! Je vais le saigner ! Tu n’imagines pas à quel point il est riche ce salaud. Fais ça pour moi et toi aussi tu seras riche…
— Riche comment ?
— Tu es une crapule, tu le sais ?
— C’est grave ?
— Je t’adore ! Prends-moi tout de suite comme une chienne. Fais-moi mal !
— J’ai promis à Liliane… J'ai pas le droit...
— Ta gueule, le nullard !
Mon sang ne fit qu’un tour. Il y a des choses qu’un homme ne peut décemment pas accepter. Pour moi, j’étais au bout du bout de ma résilience. Je lançai mon fameux YALLA avec l'accent Belge of course, tandis que le refrain de Madonna me revenait en tête :
Get into the groove
Boy you've got to prove
Your love to me, yeah
Get up on your feet, yeah
Step to the beat
Boy what will it be
...
La suite ?
Il y en a qui bossent !
Bzzzz !
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