Chapitre 10
Plus d'une semaine était passée depuis son dernier combat. Violette avait hâte de retrouver la salle de boxe et d'enfiler ses gants. Comme chaque fois qu'elle y entrait, l'adrénaline l'envahissait. Que la salle soit vide ou peuplée de boxeurs, elle éprouvait un sentiment si puissant qu'il supplantait toutes ses souffrances.
Les murs transpiraient de tous ces combats qui s'étaient déroulés dans cette salle. Elle sentait l' odeur du courage et de la peur. Elle entendait les cris du public surexcité mêlés aux battements de cœur des boxeurs. Elle voyait leurs larmes de désespoir se noyer dans une vague de rage. Et, tandis qu'elle s'avançait pour se poster devant son sac de frappe, elle songeait à tous ces poings levés, à ces sourires fatigués, à ces étincelles de vie qui s'allumaient quand la cloche se mettait à tinter.
- Mam'zelle Violette ! Ça fait plaisir de vous revoir.
La jeune femme s'approcha du gardien qui s'enquit de sa santé et la complimenta sur sa mine resplendissante.
- Vous avez l'air différente... Vous n'auriez pas trouvé un petit amoureux ?
Elle entrouvrit la bouche pour répondre mais déjà Gaston enchainait.
- Ah l'amour ! Le seul remède à tous les maux.
Violette le suivit des yeux tandis qu'il poussait son chariot vers son local, puis elle laça ses chaussures et noua ses cheveux avant d'enfiler ses gants. Elle repensa à sa conversation avec Pauline à ce sujet.
- Mon père est la preuve que l'amour existe quelque part.
- T'es convaincue de ce que tu dis ?
Bien sûr que l'amour existait quelque part. Elle l'avait touché du bout des doigts. La question n'était pas là. La seule vraie question c'était de savoir si on pouvait en sortir indemne.
Une douleur aiguë perfora son cœur. Elle serra le poing et frappa.
Direct. Droite. Gauche. Direct croisé. Uppercut !
**
Lorsque Violette sortit, le ciel s'était quelque peu assombri. De nouvelles étoiles pointaient à mesure que le soleil déclinait. On aurait dit qu'elles s'allumaient exprès pour le guider vers l'horizon. Ou la guider, elle, à travers les méandres de sa raison. Elle en avait passé des soirées à se perdre dans cet infini perlé. Elle avait veillé, contemplé, fouillé chaque bout de ciel à la recherche d'un éclat de sourire, d'un fragment de vie, d'une miette de bonheur. Quelquefois elle avait eu la surprise de voir filer l'une de ces étoiles. Elle l'avait suivie jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse dans les profondeurs de l'éternité, en priant pour qu'elle ait entendu ses vœux murmurés dans le silence de la nuit.
Elle repensa à Gaston, à l'étincelle qui s'était ravivée dans son regard voilé lorsqu'il lui avait parlé d'amour. Elle n'avait pas eu le cœur de le contredire ni osé lui avouer que l'amour s'était évanoui devant elle comme ces poussières incandescentes qui plongent à travers les cieux endormis.
Elle songea à Fred. À cette amitié qui se tissait entre eux, et qui, telle une dentellière, dénouait un à un, les fils enchevêtrés autour de son cœur pour l'ourler de nouvelles promesses de vie. Sans rien attendre en contrepartie.
Son téléphone vibra.
- Que fais-tu ?
- Je contemple les étoiles.
- J'en ai aussi à la maison, tu veux passer ?
**
Une odeur de bacon grillé flottait dans la pièce.
- Club sandwich ça te va ? lança Fred un plateau enveloppé d'alu dans une main, une bouteille de vin et deux verres à pied dans l'autre.
- T'as eu le temps de préparer ça ?
- Oh ! C'est vite fait. On y va ?
- Où ?
- Regarder les étoiles. Depuis mon salon on ne verra rien.
Violette l'observa, intriguée. Où pouvait-il bien l'emmener ? Ils quittèrent l'appartement, descendirent jusqu'au hall d'entrée et bifurquèrent dans un couloir dont la porte arrière les conduisit sur une petite bande de gazon.
- Mon jardin ! dit-il en lui montrant le pauvre terrain qui s'étalait devant eux.
La jeune femme fit le tour sur elle-même. L'immeuble les surplombait de toute sa hauteur derrière eux et des arbres gisaient sur un talus à moins de quatre mètres d'eux. Devant sa mine perplexe, Fred s'avança. Violette le suivit, écarta les feuilles du saule pleureur et s'y engouffra jusqu'à en ressortir de l'autre côté. Du haut de cette butte, elle découvrit un petit terrain vallonné qui leur offrait un espace suffisamment vert et dégagé, à l'abri des voisins.
- Tu t'y connais en étoiles ? reprit le jeune homme en levant les yeux vers le ciel.
- Pas du tout. Je me contente simplement d'observer leur scintillement.
Violette sentit son regard glisser sur elle.
- Tu fais plus qu'observer leur scintillement.
La jeune femme tourna la tête et fronça les sourcils.
- Tu en cherches une en particulier. Une qui, a tes yeux, brillera plus fort que les autres.
Les paroles de Fred lui provoquèrent des frissons. Comment pouvait-il savoir cela ?
- Ma sœur a le même regard que toi depuis la mort de Damien... rajouta-t-il comme pour répondre à ses interrogations.
Elle songea de nouveau à cette photographie de Julia et de Maya.
- Que lui est-il arrivé ? murmura Violette. Si ce n'est pas trop indiscret.
- Damien faisait partie de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris. Il avait été appelé pour une fuite de gaz dans un immeuble. Il y a eu une explosion. Il n'a pas survécu.
La voix de Fred vibrait sous l'émotion.
- Damien c'était un putain de mec ! Droit dans ses bottes et le cœur sur la main. Le genre de gars que tu te mets à admirer plus que ton enfoiré de père. Celui à qui tu veux ressembler même si tu sais pertinemment que tu ne lui arrives pas à la cheville. Celui qui te réconcilie avec la Vie pendant qu'il risque la sienne pour les autres.
Il avait craché ça d'un seul coup, les yeux rivés vers le ciel.
- Toi aussi, tu es quelqu'un de bien Fred.
Les lèvres du jeune homme se tordirent en un rictus amer.
- Mais moi je ne suis le héros de personne.
Le ventre de Violette se noua.
- Tu es présent pour Julia, pour Maya, pour rendre leur vie plus belle.
Son cœur se mit à battre plus fort.
- Tu es présent pour moi...
Fred reporta son regard vers elle. Une nouvelle vague déferla dans son ventre.
- …pour rendre ma vie plus belle, souffla-t-elle.
- T'es amoureuse ?
- Pas du tout, c 'est purement platonique. Je ne cherche rien de plus qu'un ami.
- T'es convaincue de ce que tu dis ?
Elle ferma les yeux un instant. Pas de neige, pas de pluie. Juste le soleil qui faisait scintillait les vagues.
Elle rouvrit les paupières, Fred la dévisageait avec émotion. Qu'éprouvait-elle au fond pour lui ?
Elle aimait cette sensibilité qu'il lui livrait au fur et à mesure de leurs discussions. Et plus il lui ouvrait son cœur, plus le sien battait plus fort. Elle s'approcha et avança son visage au plus près du jeune homme. Les yeux toujours rivés sur elle, celui-ci posa son index sur ses lèvres.
- Je ne te plais pas ? murmura t-elle.
- Plus que tu ne le crois.
- Alors pourquoi elles et pas moi ?
- Parce que tu es comme cette étoile que tu cherches en particulier. Celle qui brille plus que toutes les autres.
- Dans ce cas, ne me laisse pas filer.
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