Chapitre 2
Adossée contre l'écorce argentée, elle pleurait toutes les larmes que le ciel retenait prisonnières dans ses nuées de vapeur cendrées. Il s'était approché et lui avait tendu une main. Elle l'avait dévisagé à travers le rideau de pluie qui voilait ses yeux. Et, sans se l'expliquer, elle avait glissé ses doigts dans les siens. Ils avaient marché ainsi, main dans la main, sous le manteau gris du ciel de Paris.
Le vent s'était levé, balayant les allées de son souffle puissant. Les feuilles arrachées aux bras des tilleuls s'étaient mises à danser autour d'eux. Au milieu de ce ballet de cœurs inversés, ils s'étaient regardés. Violette lui avait souri. Une, puis deux, puis des centaines de perles d'eau s'étaient mises à tomber et ruisseler sur leur peau. Ils avaient ri sous l'averse soudaine et couru jusqu'à en perdre haleine.
Devant l'Atelier, il avait vu l'étincelle de ses yeux s'évanouir tandis qu'elle regardait au travers de la vitrine cette femme majestueuse qui, d'une grâce infinie, caressait de longues tiges rouges. Avant qu'elle n'actionne la poignée, il avait déposé quelque chose au creux de sa main, l'avait refermée et s'en était allé. Elle l'avait regardé s'éloigner puis, lorsqu'elle l'avait vu disparaître au coin de la rue, elle avait déplié ses doigts, dévoilant une feuille de tilleul à la forme de cœur parfaitement dessinée. Elle l'avait glissée dans une enveloppe qu'elle avait dérobée dans le tiroir de sa mère. Une fois rentrée chez elle, elle avait vidé son vieux coffre à bijoux et avait déposé la feuille sur la mousse en velours.
Elle était retournée chaque jour dans le parc, avait sillonné chaque sentier, avait patienté des heures près du tilleul où ils s'étaient rencontrés mais il n'était pas revenu. Elle commençait à croire qu'elle avait rêvé cet instant mystique mais chaque fois qu'elle ouvrait l'écrin de bois, celui-ci lui révélait le cœur denté d'une feuille de tilleul qui brillait comme de la soie.
Violette ouvrit les portes du placard. Elle se mit sur la pointe des pieds, fouilla l'étagère la plus haute du bout des doigts jusqu'à rencontrer l'objet dissimulé entre de vieux draps. Elle s'en saisit, caressa le bois blanchi de poussières et s'assit sur le rebord du lit. En ouvrant le couvercle du petit coffre, un amoncellement d'objets collectionnés au fil du temps la renvoya au seuil de son passé. Toutes sortes d'objets à première vue insignifiants reposaient serrés les uns contre les autres : de vieux tickets de cinéma, un brin de muguet séché, une serviette en papier sur laquelle étaient griffonnés des mots à demi effacés, et, une feuille de tilleul écornée. Elle la souleva avec précaution. La teinte vivifiante de son vert avait laissé place à un marron jauni, la douceur de son cœur s'était transformée en un tissu rêche qui craquait sous ses doigts. Le temps avait fait son œuvre, emportant avec lui ses notes d'Espérance.
Elle attrapa le dernier bout de joie qui gisait dans ce cercueil de souvenirs. Sur cette photographie, Florian, Annabelle, Antoine et elle riaient au bord du lac Daumesnil. Un bonheur de l'instant capturé à jamais, figé dans leurs éclats de rire, à un moment où tout était encore possible.
Florian avait une petite amie. Il avait raconté à Violette l'ébène de ses longs cheveux bouclés, la neige de son teint, le tintement de son rire. Elle s'appelait Annabelle. Il disait qu'elle ressemblait à une hirondelle. Ça l'avait émue de voir le regard de son frère briller pour un oiseau.
Depuis peu, il jouait dans un groupe. Ils se retrouvaient Annabelle et lui dans le sous-sol de leur ami Fabien. Florian jouait de la guitare, Fabien de la batterie et Annabelle chantait de sa voix douce et flûtée.
Violette se sentait seule. Elle aimait tant passer du temps avec son frère, se retrouver, assise en tailleur par terre, contre le bois de son lit, un bouquin dans les mains, tandis que lui, grattait les cordes de sa guitare répétant inlassablement les morceaux qu'il aimait. Ils ne parlaient pas toujours. Leurs regards se croisaient simplement de temps à temps et ils se souriaient, heureux d'être ensemble. Leur complicité silencieuse lui manquait. Quand Florian n'était pas là, c'était comme un petit bout d'elle qui s'envolait.
Elle l'avait supplié de l'emmener chez Fabien avec lui. Elle se ferait discrète et ne les ennuierait pas. Elle lirait dans son coin, bercée par leur musique et leurs rires. Elle voulait simplement s'échapper de cette solitude qui s'abattait sur elle chaque fois que Florian partait.
C'est ainsi qu'elle l'avait revu, cet inconnu pour lequel elle se languissait depuis des jours. Dissimulé au fond de la pièce, il rangeait les vinyles de son cousin. Lorsqu'il l'avait aperçue, il s'était approché et lui avait tendu la main. Elle avait souri et l'avait suivi. Il l'avait emmenée dans la forêt, lui avait conté les arbres, les feuilles, les senteurs et les essences de bois.
Au fur et à mesure de leurs rendez-vous, elle avait appris à caresser les écorces, à respirer la sève et à élever son regard vers la canopée. Leur amitié s'était enracinée plus profondément et modifié leurs sentiments au fil du temps. Violette s'était laissée apprivoiser par cet amoureux de la nature. Elle s'était livrée à lui, lui avait confié ses peines et ses peurs et lui, avait pansé chacune de ses fêlures, l'enveloppant de ses bras protecteurs et de son amour réconfortant. Ils avaient échangé un premier baiser sous le rideau de feuilles d'un saule pleureur un soir d'automne où le ciel ne pleurait pas.
Ils avaient pris l'habitude de se retrouver tous les quatre, Florian, Annabelle, Antoine et elle. Ils révisaient leurs cours ensemble, assis au beau milieu du parc, tout près du lac, ou bien se baladaient dans la forêt. Florian regardait son hirondelle virevolter à travers les branches de peuplier tandis qu'elle serrait la main rugueuse d'Antoine en humant l'odeur boisée de la futaie.
Ils étaient heureux.
Violette regarda une dernière fois l'insouciance de sa jeunesse immortalisée sur le papier glacé. Elle n'avait plus jamais revu Annabelle depuis ce sombre soir. Qu'était devenue la belle hirondelle de son frère ? Elle espérait qu'elle ait pu s'envoler vers un autre avenir malgré ses ailes brisées.
Ses doigts caressèrent le contour de leurs sourires. Combien d'années s'étaient écoulées depuis cette photo ? Une décennie. Déjà. Seulement.
Il lui semblait qu'elle était bien plus âgée. À dix-huit et vingt ans, ils avaient l'avenir devant eux quatre. À vingt-huit, c'est les yeux remplis de regrets qu'elle regardait, seule, ce que la Vie lui avait volé.
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