Chapitre 4
Violette poussa les portes de la salle de boxe. Elle ne venait pas boxer, elle ne voulait pas risquer quoi que ce soit qui pourrait mettre un terme prématuré à cette grossesse qui pourtant l'angoissait et dans laquelle elle avait toujours du mal à se projeter. Elle avait juste envie de saluer Gaston, de parler un peu avec lui.
Le vieux gardien se trouvait au fond de la salle en train de lessiver le sol autour du petit ring. La jeune femme traversa la salle pour aller le rejoindre.
— Oh Mam'zelle Violette ! Ça fait plaisir de vous revoir ! Ça fait un petit moment que je ne vous avais pas vue.
— Oui je suis partie quelques jours en vacances.
— Cela vous a t-il fait du bien ?
— Oui je crois que j'en avais bien besoin !
— Alors tant mieux ! Je vous prépare une serviette ?
— Non Gaston je ne vais pas boxer...
— Non ? l'interrogea Gaston l'air surpris.
— Je ne vais plus boxer pendant un petit moment...
Gaston semblait perplexe. Il devait se demander comment cette férue de castagne, habituée à venir tous les jours, pouvait couper les ponts avec la boxe si soudainement. Devant l'air interloqué de Gaston, Violette sourit puis se tapota le ventre. Gaston écarquilla aussitôt les yeux.
— Oh bah ça Mam'zelle Violette ! Je comprends mieux. Vous avez bien raison. C'est le cadeau le plus précieux que la vie puisse vous offrir.
La jeune femme perçut le voile de tristesse qui avait soudainement envahi les yeux de Gaston et qui dénotait avec la voix enjouée qu'il avait eu en lui disant cela. Il ramassa son seau et sa serpillière pour les remettre sur son chariot qu'il repoussa en direction de son local. Violette marchait à ses côtés, se questionnant sur la suite du récit de la vie du gardien.
— Gaston ?
— Oui Mam'zelle Violette ?
— Puis-je vous demander quelque chose de personnel ?
— Bien sûr.
Violette hésita.
— Vous êtes-vous marié ?
Le gardien rangea son chariot puis s'avança vers le banc derrière le sac de frappe comme il l'avait fait lors de leur dernière conversation, invitant la jeune boxeuse à écouter son histoire.
— Oui Mam'zelle Violette. Je me suis marié. Elle s'appelait Magdalena, elle était polonaise. Belle comme une déesse. Je l'ai aimée à l'instant où je l'ai vue. Mais j'ai dû me battre pour gagner son cœur ! Vous savez les polonaises ne sont pas faciles à apprivoiser.
Gaston fit un clin d'œil à Violette puis replongea dans ses vieux souvenirs.
— Ma femme était ce que j'aimais le plus sur cette Terre. Jusqu'à ce que nous apprenions qu'elle portait un enfant.
La tendresse du gardien était palpable. Violette aimait cet homme, éprouvé par la vie, mais qui toujours vous offrait un sourire chaleureux et un regard confiant. Elle n'osait demander quoi que ce soit d'autre bien qu'elle soit très curieuse à l'idée de savoir ce qui s'était passé par la suite. Elle se préparait à écouter un récit tragique car elle avait l'intime conviction que ce que lui avait confié Gaston l'autre fois n'avait été que le début de ses malheurs.
— Je ne pensais pas qu'on puisse aimer autant un être qu'on n'avait encore jamais vu ! reprit le vieil homme.
Ses yeux brillaient de fierté. Violette connaissait parfaitement cette sensation. Elle l'avait ressentie le jour de sa première échographie trois ans plus tôt, lorsqu'elle avait pris conscience de cette vie à l'intérieur d'elle. Elle avait été submergée par une vague d'amour si puissante. C'était indescriptible ! À partir de ce jour, elle n'avait plus pensé qu'à ce bébé qui grandissait au creux d'elle. Il était sa première pensée au lever du jour et la dernière à la tombée de la nuit. Il avait modifié toute sa vision de la vie et était devenu le centre de son monde, bien qu'elle ne l'ait encore jamais vu pour de vrai.
— Nous étions très heureux. La vie m'offrait ce qu'il y avait de plus beau et ce cadeau inestimable adoucissait la souffrance de mon cœur. Après les différentes épreuves auxquelles j'avais dû faire face, la vie avait enfin un sens ! Nous ne roulions pas sur l'or, notre vie était modeste mais j'avais auprès de moi les deux êtres que j'aimais le plus au monde : une femme merveilleuse et un petit bébé à naître. J'espérais en mon for intérieur que ce soit une fille, aussi belle que ma Magda. Nous envisagions de lui donner un prénom de fleur comme vous.
Gaston interrompit son récit pour offrir un regard tendre à Violette.
— Je pratiquais la boxe et possédais une petite réputation dans le milieu. Tout ce que m'avait enseigné mon père portait ses fruits et j'étais devenu un boxeur talentueux et redoutable.
Il s'interrompit une nouvelle fois et ferma les yeux, le sourire aux lèvres, comme pour revire quelques instants encore cette partie glorieuse de sa vie.
— La passion c'était bien beau mais j'avais une famille à nourrir. Mes petits boulots suffisaient pour deux mais pour trois... Je voulais mettre à l'abri du besoin ma famille. Je savais qu'il y avait de l'argent à se faire dans les combats clandestins.
Violette écarquilla les yeux de surprise, elle savait que la carrière de Gaston avait pris fin subitement, après un combat défectueux mais elle ne s'était pas imaginée qu'il ait pu tremper dans ce genre de combats d'une dangerosité évidente où tous les coups étaient permis, où chaque combattant fixait ses propres règles. Mais qui pouvait l'en blâmer ? N'avait-il pas eu en tête le bonheur de sa famille ? L'envie de se sortir enfin de ces années de galère ?
— Grisé par mes derniers succès, par l'ambiance échaudée des quelques spectateurs, par la fierté que je ressentais pour ma famille, j'ai pris place au centre du « ring » improvisé au milieu du parking. Je ne me rappelle même plus des coups que j'ai donnés. Je me souviens juste de la sensation que me procurait mon jeu de jambe. Je sautillais d'un pied sur l'autre, léger comme une plume, l'esprit emprisonné dans ma bulle de bonheur. Mon adversaire frappait comme une machine. Il m'a lancé une série de crochets qui m'ont sonné assez rapidement puis m'a assené un coup de pied dans les reins, d'une violence inouie. Je me suis écroulé, l'esprit voyageant déjà vers d'autres contrées, tandis que mon corps se paralysait sous la salve de coups qui pleuvait. Je me suis réveillé à l'hôpital. Les médecins m'ont expliqué qu'ils avaient dû me plonger plusieurs jours dans le coma en raison des lésions cérébrales engendrées par les coups. Que j'étais sorti d'affaire mais que la moelle épinière avait été touchée et qu'ils n'étaient pas en mesure de me dire si je pourrais remarcher un jour. J'ai alors demandé à voir Magda. Je n'ai pas compris les regards que s'échangeaient les infirmières. Puis l'une d'entre-elles s'est avancée, m'a pris la main et m'a expliqué qu'en dehors de mon coach, ils n'avaient su joindre personne d'autre. Sa voix était douce, sa main chaude. Elle a caressé mon front puis m' a dit qu'elle allait de ce pas prévenir mon ami de mon réveil et qu'en attendant il fallait que je me repose. Armand est arrivé quelques heures plus tard. Il m'a donné un petit coup dans l'épaule comme nous avions l'habitude de le faire, puis devant mon regard interrogateur, il a pris une profonde inspiration, a rapproché le fauteuil de mon lit puis il m'a annoncé que Magdalena était partie. Elle avait fait ses valises, pris le reste de nos économies, et avait fui.
Violette ne s'était pas attendu à cette annonce. Cette femme si merveilleuse aux yeux de Gaston, l'avait abandonné, alors qu'il se trouvait entre la vie et la mort, emportant avec elle ce qu'il avait de plus précieux. Ce récit l'avait ébranlée et lui rappelait des blessures similaires. Elle se sentait si proche de lui alors qu'ils se connaissaient à peine.
— Elle a sans doute eu peur de l'avenir... Elle est sûrement partir pour tenter d'offrir une vie meilleure à notre enfant.
Et il la défendait encore.
— J'ai réappris à bouger, et petit à petit à me déplacer. Je suis sorti de l'hôpital plusieurs mois plus tard. Impossible de reprendre la boxe. Armand, qui me connaissait par cœur, qui savait le lien sentimental qui me reliait à cette salle, m'a proposé de m'en occuper. Je ne l'ai plus jamais quittée..., termina Gaston dans un dernier sourire.
— Votre femme est-elle revenue ?
— Non. Je suis resté ici pour qu'elle sache où me trouver lorsqu'elle reviendrait. Mais elle n'est jamais revenue.
La voix de Gaston se brisa en même temps que le cœur de Violette.
— Et je n'ai jamais su si j'avais un fils ou une fille.
Violette était sidérée. La vie avait été tellement injuste avec cet homme. Pourquoi s'acharnait-elle autant sur certaines personnes ? Gaston ne s'attarda pas sur ses dernières émotions et saisit les deux mains de Violette.
— Vous savez Mam'zelle Violette, on ne choisit pas d'où l'on vient mais on peut choisir où l'on va. La famille qu'on se crée est le bien le plus précieux dans notre misérable petite vie. Choisissez la personne qui vous fera du bien, aimez-vous du plus profond de votre cœur et chérissez cet enfant que vous portez.
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