3. La forêt de la Margeride
Le corps du jeune Armand fut retrouvé au petit matin. Il gisait, étendu dans un lit de mousse, sans blessure apparente, les yeux blancs ouverts sur un ciel sans étoile. Sa peau était glacée comme du marbre. Juste ce visage d’enfant figé dans une expression qu’on ne put jamais nommer.
Ni terreur. Ni douleur.
Quelque chose l'avait subtilisé à la vie.
Au retour du corps, le château trembla. Armand-Aymar de la Roche hurla. Pas un cri de douleur. Pas un cri de chagrin. Un hurlement primal, incontrôlable, animal.
Un son qui monta du fond de sa poitrine comme un feu noir et qui ne s’arrêta pas.
Il brisa la vitre de la chapelle de son poing nu. Puis la grande glace du salon. Puis les carreaux de la bibliothèque. Le sang coulait de ses doigts, mais il ne sentait rien. Il frappa les murs à s’en déboîter l’épaule, arracha les rideaux. Il propulsa les chandeliers contre les tableaux.
Les domestiques fuyaient. Personne n’osait le toucher, ni même l'approcher.
Il se rendit dans la chambre du garçon, ravagea le lit, éventra les coussins, jeta les jouets dans l’âtre. Puis il s’effondra. À genoux. Et pleura.
Enfin.
Mais pas pour Armand.
Pas pour un fils qu'il aurait dû aimer.
Il pleura parce qu’on l’avait défié. Parce qu’on l’avait atteint. Parce qu’un fragment de lui-même avait été souillé sans qu’il ait eu le temps de le dominer.
Les serviteurs parlaient. Les nourrices pleuraient. Les gens du village, qu’on avait appelés en renfort, croisaient les doigts dans leurs poches. Tous désignaient la même femme.
Carmélia. L’étrangère. La bâtarde. La fille aux yeux d’argent.
Elle avait disparu dans la nuit. La veille encore, on l’avait vue avec Armand.
Les larmes taries, le Seigneur se redressa. Lentement. Le visage ravagé. On l'entendit jurer, à haute voix, devant la croix de la petite chapelle :
— Je la retrouverai. Je la brûlerai. Je réduirai cette salope en cendre. Je salerai la terre sous ses pas.
La sentence ne se fit pas attendre. De la Roche rassembla dix hommes. Tous armés, tous vêtus de noir. Il leur donna l’ordre de la retrouver, la pendre et jeter son cadavre dans le gouffre. Mais la forêt du Sailhant ne l’écoutait plus. Carmélia n’était plus celle qu’ils avaient connue.
La chose qui avait pris sa place n’était plus de ce monde.
Dans la forêt de la Margeride, elle marchait depuis l’aube, guidée par une main invisible. Les arbres l’accueillaient. Les pierres semblaient s’écarter sous ses pas. Le vent lui parlait un langage qu’elle comprenait maintenant. Elle savait qu’ils la poursuivraient.
Elle entendait leurs pas maladroits, les branches cassées sous leurs pas, leurs chiens hurlants. Mais elle ne courait pas. Elle n’avait plus besoin de fuir.
La brume se leva. Lourde. Epaisse. Elle suintait.
Les chiens se turent. Les hommes ralentirent. Ils ne voyaient plus rien. Seule une lumière, faible, verte, ondoyait entre les troncs. Une odeur d’herbes brûlées, de cuir humide, de cire chaude envahit leurs narines. Puis, des voix. Pas celles de Carmélia, ni de leurs compagnons. Des voix d’enfants qui chantaient.
"Une âme pour le soir,
Deux pour le noir,
Trois dans le bois,
Quatre, tu n'sais pas…"
Ils se figèrent, se regardèrent. L’un d’eux recula, un autre vomit. Puis, les torches s’éteignirent, toutes à la fois.
Dans l’obscurité, quelqu’un souffla tout près :
"Je ne fuis pas. C’est vous qui vous perdez."
Au matin, seuls deux hommes revinrent. Hagards, muets. leurs yeux ne fixaient plus rien. On les déclara fous. Le Seigneur ne les interrogea même pas.
Carmélia s’installa aux abords de Ruines-en-Margeride, dans un ancien ermitage de pierre, enfoui sous les racines d’un chêne millénaire. Là, elle grava les premières lignes de son grimoire, avec une plume d’os et l’encre d’un corbeau crevé.
Elle n’avait plus peur. Elle n’avait plus besoin de personne. Elle avait l’éternité devant elle. Maintenant, il lui fallait trouver des âmes pour la nourrir. Les saisons passèrent. Les années s’empilèrent comme des strates de feuilles mortes sur la terre de la Margeride. Carmélia, elle, ne vieillissait pas. Son visage s’était affiné, comme sculpté dans le givre. Ses yeux n’étaient plus humains. Ils avaient la couleur de l’ardoise mouillée. Dans leur reflet, certains disaient voir des visages d’enfants oubliés.
Son abri de pierre tordu par le lierre était enfoncé sous une colline où poussaient des digitales pourpres et des ronces épaisses. Les habitants des villages voisins racontaient que les rares voyageurs qui s’égaraient par là repartaient avec des cheveux blancs ou des trous dans la mémoire.
D'autres parlaient d’elle comme d’une chose ancienne. Une bête dans la forêt, un mal sans nom. Certains l’appelaient la Veilleuse, d’autres la Dame de l’Aube Noire. Les enfants, eux, ne disaient rien. Les soirs de Lune. ils regardaient vers les arbres et écoutaient les craquements des arbres.
Elle se nourrissait d’âmes. Pas de chair. Pas de sang. Juste ce qui palpite au plus profond des êtres.
Cette étincelle, cette lumière, elle la prenait d’un regard, d’un souffle, d’un mot. Parfois d’un baiser, glissé dans le sommeil d’un passant. Elle se liait aux malades, aux mourants, aux cœurs brisés. Leur proposait une fin douce… contre une étincelle.
Ils disaient oui, puis disparaissaient.
Mais un jour, le Grimoire réclama plus. Ce n’était plus un murmure, mais une voix. Impatiente, affamée, autoritaire.
"Carmélia, tu t’es nourrie. Maintenant, tu me dois sept âmes pures. Et la huitième, celle qui décidera de tout."
Elle tenta de résister. Mais le grimoire s’ouvrait seul. Des pages qu’elle n’avait jamais vues apparaissaient, de nouveaux signes, des mots qu’elle n’écrivait pas, mais qu’elle comprenait. Les offrandes simples ne suffisaient pas.
Il lui fallait l’innocence, dans sa forme la plus pure.
Des enfants.
Un soir, elle se remit en marche. Son manteau noir flottait derrière elle comme une traînée de nuit. Le bois se taisait à son passage. Même les rapaces fermaient les yeux. Elle marcha pendant des jours dans la forêt, suivant des cours d'eau, des signes, des voix. Elle traversa les ruines d’un vieux moulin, longea les pierres tombales d’un cimetière abandonné, effleura de ses doigts les murs de la chapelle du Roc, où un Christ semblait détourner les yeux.
Puis elle aperçut, entre deux monts embrumés, les toits gris d’un petit hameau, niché entre vallée et forêt.
Marcillac.
Elle sourit. Un sourire d’hiver. Elle savait que le temps était venu.
Elle parvint au hameau de La Fage, dissimulé dans un repli oublié de la colline, cerné par la mousse, les fougères et la pierre fatiguée. La terre elle-même comprenait qu’un fragment de nuit venait de trouver refuge dans ses entrailles.
Carmélia ne venait pas en conquérante, ni même en hôte. Elle venait comme vient l’hiver.
Sans heurts, sans mots.
À La Fage, vivait une famille comme on en trouvait encore dans ces campagnes indociles du centre de la France, à une époque où les bourrasques étaient plus fidèles que les curés, et les superstitions plus solides que les pierres.
Le père, au dos noué par les années. La mère au visage mangé par le silence, et deux garçons au regard encore tendre, deux fils forgés dans le même moule, mais dont les âmes s’étaient échappées par des fissures différentes.
Carmélia frappa à leur porte un soir d’automne, alors que la pluie dessinait des veines noires sur les carreaux, et que la cheminée gémissait sous le vent.
Elle portait une cape de laine rugueuse, piquée d’épines. Ses cheveux étaient noués sous un foulard couleur cendre, et sur ses joues, ni beauté trop visible, ni laideur repoussante. Elle avait retrouvé l'argent dans ses yeux, juste ce quelque chose d’indéchiffrable, ce reflet dans les pupilles qui vous fait détourner le regard trop vite, de peur d’y voir votre propre fin.
Elle leur dit venir de l’autre versant, là où la forêt s’épaissit et où les cartes s’arrêtent. Elle demanda un abri. La mère la toisa sans un mot. Le père haussa les épaules. Et les fils…
Il la regardèrent comme on regarde une étoile morte tombée sur Terre.
Le quotidien reprit, mais se tendit. L’air devint lourd, chargé d’une tension que personne ne nommait. Une corde qu’on entend vibrer sans jamais la voir.
Les chiens grognaient la nuit, les poules avaient cessé de pondre. Les voisins ne passaient plus devant la maison. Carmélia, elle, ne disait rien. Mais son silence pesait plus que mille sermons. Mathieu, l’aîné, sentit cette tension le premier.
Il commença à l'épier. Il la regardait traverser la cour sans bruit, caresser la pierre comme on touche une peau familière. Il entendait les murmures dans le grenier, des voix qui n’étaient pas les siennes, des soupirs dans les murs. Une nuit, il décida de parler au père, d’avertir la mère.
Mais le lendemain, il ne reparut pas. On dit qu’il était allé chasser. Qu’il s’était perdu. Et dans le mois qui suivit, à l’orée des bois, quelqu’un retrouva ses bottes. Alignées proprement.
Dans l’écorce d’un vieux frêne, on découvrit enfoncées sept dents de renard. Personne n'osa poser de question.
Quelques jours plus tard, la mère bascula.
On la trouva immobile, figée comme une statue de sel devant l’âtre éteint, les yeux grands ouverts et les lèvres entrouvertes Elle s’apprêtait à parler mais jamais ne trouva les mots. Dans un geste d’une lenteur irréelle, elle bascula la tête vers les flammes, encore rougeoyantes et l’y laissa jusqu’à ce que le silence soit total.
Dans la suie, sur la pierre grise, quelqu’un — ou quelque chose — avait tracé un mot. Un seul.
Silence.
Le père, quant à lui, ne perdit pas la raison. C'est la raison qui le quitta. Doucement.
Comme un souffle qui s’éteint, une braise qu’on prive d'air.. Il errait dans l'étable en pleine nuit, hurlant à des ombres que lui seul voyait. Il entendait des rires d’enfants dans les murs, des pas dans la cave, le nom de sa femme chanté à l’envers sous la pluie. Un matin, il sortit nu dans la cour, les bras ouverts vers le ciel, en appelant le feu.
On le retrouva deux jours plus tard, sous un arbre tordu, les yeux vides, le front collé à l’écorce. Il souriait.
Mais rien, dans ce sourire, ne rappelait l’homme qu’il avait été.
Il ne resta que Élie, le cadet. Le doux, le rêveur. Celui qui croyait que les ténèbres pouvaient être consolées. Carmélia lui parla enfin.
D’une voix plus tendre qu’un souvenir. Elle lui raconta des mensonges, ou des vérités trop belles pour être vraies. Et il l’aima. Sans conditions, sans prudence.
Elle l’épousa dans la petite église de Lorcières.
Ce fut une cérémonie brève, sans chant. La pluie tombait à verse. On ne vit pas le père.
Quand le prêtre prononça le nom de Carmélia, les cierges s’éteignirent seuls, comme si même la lumière ne voulait pas de cette union.
Elle portait du noir. Et sous son voile, nul ne sut dire si elle souriait ou si elle pleurait.
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