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— Adalberta ! Reviens ! cria Marlène.

La petite venait d’ouvrir le portail de la propriété du vieux Hobbes.

— Mais mamie, regarde ! Il y a un monsieur dehors !

Un homme portant une veste rouge était assis le long de la porte d’entrée. Son visage caché entre ses genoux. Marlène ne put voir que ses cheveux bicolores, tantôt bruns, tantôt blonds. Il pleurait.

— Pourquoi tu pleures, monsieur ?

— Adalberta, arrête d’importuner monsieur, réprimanda Marlène en saisissant le bras de sa petite fille.

Elle avisa quelques secondes le visiteur et se racla la gorge.

— Est-il arrivé quelque chose au vieux Hobbes ?

L’homme leva la tête. Deux traînées laissées par un chemin de larmes luisaient sur sa peau. Il les effaça d’un geste de la même.

— Hobbes… est mort.

— Oh.

Marlène s’étonna de sa réaction. Depuis toute petite, elle l’appelait « le vieux Hobbes ». Elle le voyait régulièrement sortir, regarder son courrier, et marcher en boitant jusqu’en ville pour ramener des gros cartons. Elle ignorait son âge. Le vieux Hobbes n’était peut-être pas si vieux, à l’époque. Ce simple petit « oh » à l’annonce du décès de quelqu’un qu’elle avait connu toute sa vie, lui parut déplacé.

— Comment tu t’appelles, monsieur ? demanda Adalberta.

— Daniel, répondit-il en reniflant. Ne m’appelle pas « monsieur », s’il te plaît, ça me donne l’impression d’être vieux.

— Peut-on faire quelque chose ? s’enquit Marlène, comme pour se rattraper de sa réaction initiale.

Daniel la dévisagea, ses yeux brillaient encore d’humidité. Elle supposa que lui et Hobbes devaient être proches, voire de la même famille.

— Connaissiez-vous Hobbes, madame ?

— Marlène, le reprit-elle. Connaître est un bien grand mot. Nous sommes voisins, nous nous croisions par moment, ça s’arrêtait là. Monsieur Hobbes était très secret et…

Elle se rendit compte qu’elle n’allait pas dire du bien et se ravisa.

— … et des rumeurs à son sujet circulaient. Mais je n’en tenais pas compte. Il m’a toujours paru gentil.

— Marlène, j’ai une faveur à vous demander. S’il vous plaît. Puis-je vous demander de m’assister dans la préparation de son corps ? Je souhaite qu’il puisse partir en accord avec ses traditions. Et pour cela, j’ai besoin d’une personne pour m’appuyer. Un témoin, comme ils l’appellent.

Marlène hésita et recula d’un pas. Elle sentit son visage se refermer et son cœur s’alourdir. Une crise cardiaque avait emporté Lucas l’année passée. Elle pensait en avoir fait son deuil, mais la plaie n’était pas encore totalement cicatrisée. La grand-mère ne se sentait pas prête à affronter la mort une nouvelle fois. Égoïstement, elle espérait qu’elle viendrait la chercher avant. Elle oublia cette pensée en jetant un regard bienveillant sur sa petite fille.

— D… d’accord. Que dois-je faire ? Est-ce qu’Adalberta peut nous accompagner ?

— Elle peut, c’est sans risque pour elle, confirma Daniel.

Il se leva et ouvrit la porte.

— Laissez-moi vous prévenir… avant que vous n’entriez. Ce que vous allez voir risque de vous impressionner.

Marlène se raidit et serra Adalberta contre elle.

— Le corps est… abîmé ?

— Non, il est juste… différent. Je ne vous en voudrais pas si vous ne souhaitez pas poursuivre.

Un frisson d’inquiétude parcourut le dos de Marlène. Elle ne savait pas à quoi s’attendre et appréhendait la suite. Cependant, une certaine curiosité la poussa à continuer. C’était l’occasion de découvrir à quoi ressemblait le vieux Hobbes.

Marlène entra en tenant toujours Adalberta par la main. Les volets constamment fermés assombrissaient la maison, un mince filet lumineux parvenait à s’infiltrer entre deux lames. Des cendres s’étaient entassées dans la cheminée à droite. Quelques bibelots se trouvaient au-dessus. Marlène se demanda ce qu’était le petit cube sur chenilles au milieu. Des pièces mécaniques traînaient sur une table sale au milieu du salon, ainsi que des outils. Une planche en bois intrigua Marlène. Elle la prit et vit le portrait d’une tête ovale, inexpressive, avec seulement deux yeux, surplombée du même chapeau que Hobbes portait. Son nom était inscrit d’une étrange façon dessus : H0-BB-3S. Le dessin avait été récemment réalisé par pyrogravure d’après l’odeur de brûlé qu’elle dégageait. Elle la posa et consulta le papier à côté. C’était une liste de termes techniques qu’elle ne saisissait pas. La grand-mère laissa le document et s’arrêta net à la vue d’un drap recouvrant un corps sur le canapé. Elle serra plus fort la main d’Adalberta, la petite gémit.

— Marlène, je vais dévoiler le corps. Si vous ne voulez pas regarder, ce n’est pas grave, annonça Daniel.

— Allez-y.

L’homme retira doucement le drap et révéla une forme grise tachée de points de rouille. Marlène sentit sa respiration s’arrêter à mesure que le corps se dévoilait. Une tête anthracite ressemblant au portrait se découvrait. Ce visage froid et vide semblait curieusement triste. La grand-mère sentit quelques larmes lui monter. Contre toute attente, elle n’éprouvait aucune peur.

— C’est quoi… c’est monsieur Hobbes ? bredouilla Marlène. Des rumeurs disaient qu’il était défiguré, mais là…

— Hobbes n’était pas un humain, c’était un robot.

— Un robot ? Qu’est-ce que c’est ?

Adalberta poussa un hurlement d’excitation à la vue de « ce gros bidon ». Marlène lui enjoignit de montrer du respect pour monsieur Hobbes. Elle se rendit compte qu’elle ne l’appelait plus « le vieux ».

— Des machines fabriquées par les humains pour accomplir des tâches à leur place. Ils ont disparu de la société, mais certains voulaient vivre parmi nous.

— Je ne suis pas sûre de tout comprendre, admit Marlène. Mais je ne pense pas que ce soit le moment. En quoi puis-je vous aider ?

Daniel demanda à Marlène de lui tenir la planche décorée, le portrait de Hobbes. Elle poussa un petit cri de surprise lorsqu’il ouvrit son crâne pour en extraire une bille noire. « C’est là où repose son esprit », avait-il expliqué. Il posa cette étrange sphère aux reflets multicolores sur la planche, puis la scella avec une cloche de verre. L’outil utilisé pour coller rappela à Marlène une main.

— Prenez le portrait et suivez-moi, s’il vous plaît, demanda Daniel.

Marlène s’exécuta. Ils se rendirent dans la partie du terrain cachée par la maison. Elle n’avait jamais vu cet endroit. Au fond se trouvaient quatre plaques similaires accrochées à des piquets plantés au sol. Elle se rendit compte qu’elle serrait contre sa poitrine celle d’Hobbes, comme lorsqu’elle avait tenu le portrait de Lucas à ses funérailles. Marlène découvrit le même visage que monsieur Hobbes sur chacune des planches. Les mêmes curieuses dénominations étaient inscrites : « R4-ZI-3S », « V4-RL-3S », « C3-PL-3S », « PR-4L-3S ». Accompagnées d’une version plus lisible.

Daniel prit le piquet, accrocha le portrait, et le planta dans le sol, à droite des autres. Il se releva puis resta silencieux pendant quelques secondes, les yeux fermés. Marlène fit de même, sans savoir à qui adresser ses pensées. Une question d’Adalberta perturba le calme de cet instant.

— C’est qui ces gens ? Ils ont des têtes rigolotes.

— Adalberta ! Un peu de respect, s’il te plaît, gronda sa grand-mère.

Daniel s’agenouilla pour se mettre à la hauteur de la petite, il lui sourit.

— Ce sont les amis… Non, la famille de monsieur Hobbes. Tu ne les connais peut-être pas, mais ils ont fait de grandes choses pour toi. As-tu déjà vu le train qui fait le tour du monde ?

— Oui ! cria Adalberta avec entrain. Il est trop génial ! Je suis même montée dedans !

— La prochaine fois que tu le verras passer, remercie monsieur Hobbes et sa famille. Ce sont eux qui l’ont construit. Et c’est grâce à lui que vous êtes ici.

Adalberta se retourna et s’approcha du portrait de Hobbes. Du bout des lèvres, elle posa un bruyant baiser dessus.

— Merci monsieur Hobbes !

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