Rouge 1
À une intersection, Azur s’arrêta brusquement. Une clarté illuminait un visage flou dans le couloir. Un voile d’inquiétude le saisit et longea sa poitrine. Une fine peur goutta entre ses organes.
Statique, le regard fixe, le cœur battant, il se tourna doucement. Il vrilla son corps avec lenteur. Une lenteur qui lui faisait plus peur encore que ce fantôme face à lui, désormais. Sa respiration se coupa, ses yeux se posèrent sur l'inconnu. Il ne vit qu’une silhouette cachée dans l’ombre d’une flamme. Azur déglutit. Une voix s’élança vers lui en un souffle de mots à peine audibles. Le bruissement de celle-ci le surprit. Son cœur tambourina à vive allure. S’il avait peur d’une chose, c’étaient bien des revenants… Le jeune favori soubresauta, ses épaules durcies par le stress s’affaissèrent. Il rétrécit ses yeux, contempla son vis-à-vis, puis haussa un sourcil, en laissant échapper un soupir :
— Rouge ? Que fais-tu dans les passages secrets à une heure pareille ?
Son corps se détendit immédiatement. Il ne s’agissait que du prince.
— Je n’arrive pas à dormir, avoua le garçon.
Il avança de deux pas, ainsi, dévoila son visage aussi blanc que sa chevelure. Son regard noir se posa sur Azur. À dix ans, Rouge avait déjà une intensité morbide au fond des prunelles, une ombre pernicieuse qui le rendait moins innocent qu’Elestac le croyait. Il possédait une puissance pareille à deux mains qui s’accrocheraient à un inconnu pour le pétrifier. En cela, il ressemblait à son père. À cet homme qui avait surgi devant le jeune souffleur de glace des années auparavant. Cet homme qui aimait la violence autant que sa reine. Peut-être plus encore.
Azur reprit de son allure, de sa sévérité et gronda l’enfant qui ne semblait aucunement gêné par la nudité de son aîné.
— Est-ce une raison pour surprendre les gens ? Tu es incorrigible. Toujours à surgir dans l’ombre.
Azur secoua la tête. Ses mots furent suivis d’un long soupir. Ce gamin lui paraissait étrange. Cette façon de déconcerter les autres comme s’il était une âme perdue entre les murs du château. Cette solitude qui le rendait inquiétant devenait un fardeau. Sans parler de cette manie de ne pas faire de bruit. Personne ne savait ce qu’il pensait, pourtant ce n’était pas rare de voir dans ses yeux, le jugement qu’il offrait à chacun. Il faisait froid dans le dos. On aurait dit qu’un démon logeait en lui, par instant.
— Ce n’était pas volontaire. Je voulais juste rejoindre maman.
Rouge scrutait Azur de la tête au pied. Son regard furetait sur son corps et pénétra dans les miroirs de son âme. Azur était terriblement beau. Est-ce qu’un jour, lui aussi, porterait fièrement la nudité ? se demanda le jeune prince.
— Rejoindre ta mère ? Encore ?
Azur inclina sa tête, s’adossa au mur derrière lui et hocha la tête négativement.
— Tu as bientôt onze ans, il serait temps de t’émanciper. D’ailleurs, ta mère dort. Demain, elle chasse. Ne la dérange pas, parce que... Parce que tu as fait un mauvais rêve !
À peine remis de ses émotions, Azur eut une révélation. Rouge se tenait devant lui, inquiet par la nuit et par les bruits. Il s’agissait d’une aubaine. Un hasard parfait, qui s’emboîtait avec sa pensée passée. Il pouvait mettre à exécution son envie de se rapprocher du gamin. Si Rouge l’acceptait, Elestac mettrait en lumière leur relation... Mais est-ce que ce gosse accepterait de se laisser manipuler ? Comprendrait-il le désir secret du favori à le mettre dans son camp ? Azur réfléchit fort, et pendant de longues minutes.
Face à lui, Rouge baissa la tête. Ses lèvres s’incurvèrent dans une moue enfantine. Rare était les moments où il montrait ce visage si juvénile. Lui que l’on confondait avec une créature de la forêt sans âge.
En observant le garçon qui se tordait les doigts sur sa chemise de nuit, Azur saisit sa chance. Il quitta le mur et s’avança vers le prince. Lentement, il fléchit les genoux, courba le dos, pencha son visage, et planta ses yeux dans ceux du garçon.
— Alors, c’est un cauchemar ? demanda-t-il avec plus d’intérêt dans la voix.
Rouge hocha la tête et jeta son regard vers le couloir. Celui qui menait à la chambre de sa mère. Les cauchemars devenaient fréquents depuis les deux dernières années. D’étranges nuages gris s’invitaient dans le ciel tous les soirs et le faisait cauchemarder. Personne ne semblait le remarquer. Mais lui, toujours penché au cadre de sa fenêtre, lorsque la nuit tombait, les voyait clairement. Il les voyait, mais sa mère non. Tous ceux à qui il avait demandé lui tenaient le même discours : le ciel demeurait étoilé. C’était comme si le commun des mortels avait un voile sur les yeux, incapable de voir ce que lui constatait. D’ailleurs, il était le seul à cauchemarder presque tous les soirs. Et s’il avait un problème ? S’il était vraiment différent ? Pouvait-il croire qu’il possédait la capacité d’observer le danger ou bien perdait-il le sens commun ? N’avait-il pas entendu mille fois les gens dire à quel point il agissait bizarrement ?
Le garçon fronça les sourcils, tandis qu’Azur attrapait son menton pour le faire le regarder. Rouge frissonna à son contact, mais redressa son visage.
— Je rêve de monstres. Parfois, je les vois en vrai. Ils surgissent dans ma chambre. Dans l’ombre, ils sourient de toutes leurs dents. Elles sont rouges, incrustées de... de...
Il trembla sans s’en rendre compte. Comment le dire, sans avoir peur ?
— Qu’y a-t-il entre leurs dents ? murmura le favori.
—Tout un tas de gens... morts, avoua-t-il, le teint plus pâle qu’à l’habituel.
— Ta mère te loue une imagination débordante, un peu macabre, aussi. Ne t’es-tu jamais dit que c’était peut-être dans ta tête tout ça ? argumenta Azur.
Ce gamin ne ressemblait à aucun autre. Des monstres noirs, des nuages saturant le ciel, des morts ? Qu’est-ce qui clochait chez lui ? Se pouvait-il qu’une mauvaise âme lui tournât l’esprit ? Ou la solitude dans laquelle il était muré depuis toujours, le rendait-elle fou ? S’il le devenait, cela arrangerait ses affaires. Rouge évincé, il pourrait devenir le seul et l’unique aux yeux de la reine. Mauvaise idée, pensa-t-il. Connaissant Elestac, elle se refermerait sur elle-même et la possibilité de devenir roi tomberait dans les limbes.
— Qu’en penses-tu ?
Rouge ne lui répondit pas. Il tenait sa chandelle de travers, laissant couler de la cire sur le sol.
— Viens dormir avec moi pour ce soir. Je te protégerais de ces monstres, finit par dire Azur, en passant sa main sur la joue du garçon.
Monstres… répéta-t-il en lui-même. Il songea une seconde aux CrocSangs, ces bêtes effrayantes qui étaient enfermés sur les hauteurs du mont D’Andersouffle. Est-ce que les siens continuaient à souffler le givre et la glace pour protéger le monde de ces êtres légendaires ? Probablement que oui. Sinon, Elestac n’irait pas en chasse vers la montagne.
Azur lâcha le visage de Rouge, se redressa de toute son élégance et le héla de la main.
— Tu viens ?
— Je... Maman... Je...
Rouge ne trouva pas ses mots, et amusa son aîné.
— Je ne vais pas te manger, juste contempler ton sommeil, le temps d’une nuit. Ta mère a besoin de se reposer. Tu ne peux pas l’ennuyer parce que tu cauchemardes. Tu es grand, maintenant.
Pourquoi ce besoin constant d’être auprès d’elle ? Sentait-il le nuage de la mort au-dessus d’Elestac ? Impossible. Azur était bien trop prudent pour que quiconque apprenne ses intentions.
Le prince se tourna encore une fois vers la porte de sa mère. Azur lui tendit sa main, avec dans la pensée, le soudoyer. Elestac ne mourrait pas de sitôt. Pas avant qu’il ait la bague au doigt. Rouge dirigea la sienne vers celle du favori. Mais, finalement, il se rétracta.
— Le temps passe et je ne vois presque plus maman, se plaint-il.
— Tu la retrouves presque tous les matins dans la roseraie.
— Pour seulement une heure, puis, elle m’est volée tout le reste de la journée. Elle ne vient presque plus m’embrasser le soir, avant mon coucher.
— Rouge, Elestac est reine, elle doit...
Le prince le coupa aussitôt, les sourcils légèrement froncés.
— Elle a du temps pour toi !
— Ce que tu crois, mon garçon. Combien de fois m’as-tu vu dormir avec elle toute une nuit ?
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