Bouc émissaire

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Trois jours s’étaient écoulés depuis l’adoption du levraut.

Azur avait installé l’animal dans une grande malle en osier, dans sa chambre et avait interdit l’accès à cette pièce au prince, cela avec le consentement d’Élestac. Rouge ne disposait plus du droit de visiter les appartements du favori. Il s’agissait d’une interdiction formelle de sa mère. Le garçon ne devait plus déranger Azur, afin de ne pas gâcher la surprise qu’il lui réservait.

Le prince ne s’était pas représenté, laissant un vide singulier dans la couche du favori.

En revanche, les rumeurs de la ville avaient gravi les murs du château. Élestac avait appris l’incident, alors que son rendez-vous du soir l’attendait paisiblement, dans un habit léger et posé sur la fourrure du lit.

Elle était rentrée dans sa chambre en fulmination. La femme brisa et cassa tout ce qui lui passait sous les mains. Elle s’égosillait, criait, s’époumonait.

— Satané monstres blancs ! Satanés démons au sang-froid !

Azur se figea. Voilà une nuit qui s’annonce longue, pensa-t-il en lui-même.

Il voulut la réconforter, l’apaiser, actionner un changement dans son comportement. Ainsi, Azur tenta d’enrouler ses bras autour de sa taille, alors qu’elle était dos à lui. Il n’eut pas le temps de refermer son geste qu’une gifle siffla dans l’air et s’abattit sur sa joue. Le soufflé inclina sa tête sur le côté. Sa bouche s’ouvrit. Une douleur vive enflamma l’épiderme de sa peau. Il n’émit aucune plainte et plaqua sa main contre la zone piquante. Une larme glissa le long de l’arête de son nez, tandis que son poing se serra. Oui, la nuit va être longue, confirma-t-il pour lui.

Furibond, Élestac pesta :

— Ne me touche pas !

La rage la consumait et un besoin intempestif de frapper lui démangea le corps. Il fallait réduire la colère qui soufflait en elle, avant que son cœur n’explose en mille milliers de poignards contre le monde. Devant elle, Azur se tenait droit, les doigts apposés sur sa joue, une autre larme s’échappa de son œil. Comment pouvait-il accepter avec autant de facilité la douleur, sans broncher, sans se jeter à ses pieds ou la supplier ? Pourquoi ce garçon lui paraissait toujours si loin, si intouchable, imperceptible ? Avait-il ressenti cette gifle au moins ? Ressentait-il quelque chose ?

Insatisfaite, la Reine poussa avec une force prodigieuse Azur qui alla percuter la colonne de la cheminée. Un cri étouffé sortit de ses lèvres. Le souffle lui fut coupé pendant cinq secondes, tandis que sa masse corporelle trouvait appuie sur le sol. Les mains portaient à son dos, ainsi qu’à sa tête, il dut cligner plusieurs fois des paupières pour amoindrir le flou de sa vision.

— Je te ferais crier ! rugis la femme.

Son visage se contracta et un sourire machiavélique souleva ses lèvres.

Le temps qu’Azur recouvre ses esprits, il sentit un objet dur percuter son genou. Le souffleur comprit aussitôt que son calvaire venait de commencer. Un frisson arpenta l’entièreté de son être. Il activa son pouvoir, de quoi protéger ses os et ses veines. Puis, il se recroquevilla. Ses bras s’enroulèrent autour de son visage. Ses jambes protégèrent son torse. Se défendre l’enverrait tout droit dans les geôles du château et très loin du pouvoir. Il avait déjà trop souffert pour se dévoiler maintenant. Un jour, il serait roi. Et s’il devait y accéder par la force des coups et des réconciliations, alors il prendrait chacune de ses gifles.

Préparé, il emmagasina la tempête de coup de poings et de coups de pieds rageurs qui s’abattaient sur lui. Elestac s’escrimait sans qu’il ne protestât. Le mal ricocha sur les parcelles de sa peau, lui décocha malgré lui quelques chuintements. La douleur était présente sur l’étendue de sa chair, elle le possédait, le martyrisait autant que la reine. Se taire. Subir. Pour qu’un jour tout soit à lui. Il se le répétait encore et encore comme une incantation.

Elestac agitait ses bras, puis en manque de puissance brandit une canne qu’elle finit par briser sur le dos de son favori. Les coups allaient bon train, toujours plus fougueux, acharnés. Le garçon gémit, et l’excita davantage. Elle le frappa, puis déjà, il ne l’intéressait plus. Sa haine éclaboussa les murs, les objets, les meubles. Rapidement, la chambre royale ressembla à une taverne les soirs de grosses beuveries. Il ne manquait plus que les vomis et les odeurs de vinasses et de pisses pour s’ajouter au bordel monstre qu’elle avait mis.

Loin de sa sauvagerie, Azur détendit ses membres endoloris. Il trembla de douleur et de colère. Sa rancœur lui monta au nez comme une sauce épicée. Sous son corps où les nerfs tressautaient, il créa une nappe de givre, qu’il fit disparaître lorsqu’il se releva, mal en point. Il chancela plusieurs fois, se rattrapa au mur et faillit retomber au sol, pris d’un vertige.

Pendant de bonnes minutes, il tenta de reprendre contenance, faisant mine d’aller bien. Il ne fallait pas que cette fichue femme observe en lui la fureur qui composait les pulsations de son cœur. Rester digne, faire comme si de rien était, continuer à lui prouver qu’il l’aimait malgré tout.

L’amant resta dans un coin de la pièce et contempla la démone qu’il méprisait au plus haut point. Savait-elle que ces hommes qu’elle plaignait depuis lors, étaient aussi dégoûtant qu’elle ? Savait-elle que le monstre dont elle avait parlé, était juste sous son nez ? Azur contrôla son pouvoir ainsi que son cœur. Il en gela les battements, respira, expira. Ne rien montrer. Sourire, répéta-t-il dans sa tête. Tout son corps bouillonnait d’amertume. Ce qu’il avait envie de la voir à six pieds sous terre.

Sa main démangeait. Il avait envie de la tuer. Mais la voix de Frizure souffla en lui :

— Non, pas encore maître ! Contrôlez-vous. Ce n’est pas la première fois qu’elle lève la main sur vous et ce ne sera pas la dernière. Subissez et un jour vous pourrez tout lui voler !

— Elle me rend fou ! hurla-t-il, intérieurement.

— Je le sais. Mais vous voulez devenir roi, n’est-ce pas ?

— Je le veux plus que tout !

— Il faut alors qu’elle vous épouse.

— Ne peux-tu pas accélérer le processus, ne peux-tu pas entrer dans sa tête ?

— Ce n’est pas ma maîtresse. Ce n’est donc pas à elle que je suis connectée. Vous le savez.

— Maudit soit-elle ! ragea-t-il.

Sa mâchoire se contracta malgré lui, alors qu’Élestac n’était pas encore calmée. Elle lui lança un regard cinglant, comme pour l’avertir qu’elle possédait un royaume et chaque personne qui y naissait, contrairement à lui. Ce seul geste avait éveillé plus de méchanceté chez la femme de pouvoir que tout le reste. La femme cruelle !

Elle s’approcha de lui, fendant l’air, l’empoigna et le projeta sur le lit. D’une carrure plus épaisse que celle d’Azur, elle pouvait s’octroyer le droit de le soumettre à ses plus affreux désirs.

— Tu me dois le respect ! hurla-t-elle, comme à une aliénée.

Azur se tut volontairement. S’il avait parlé, tout aurait été plus dur à encaisser.

— Tu ne réponds pas ? Tu ne dis rien ? Sale rat, sale pouilleux, tu n’es bon qu’à te plonger dans mes draps. Tu n’es pas l’ombre d’un homme, tu n’es rien. Qu’une catin, sans esprit ! Je devrais te tuer pour m’avoir manqué de respect. Je compte bien te punir, misérable. Tu ne l’auras pas volé.

Azur savait ce qui l’attendait. Il savait que lorsqu’elle était comme ça, soûle et en colère, c’était lui ou un amant de passage qui trinquait. Mais c’était plus souvent lui que n’importe qui d’autres. Selon Élestac, si elle cognait si fort, c’était parce qu’elle l’aimait sincèrement et qu’elle ne voulait pas lire le déplaisir dans ses yeux. Pour lui, il n’y avait là qu’une folle assommée par l’alcool et un orgueil démesuré. L’amour leur était inconnu, à l’un comme à l’autre. Azur le savait, Elestac l’ignorait.

La reine était née pour tuer. Son éducation n’avait tourné qu’autour de souffleur de givre, des combats, des armes et de la violence. Elle n’était rien de plus qu’un monstre vengeur, modelé par un père et un grand-père aussi fou qu’elle. L’amour, elle le pensait violent et morbide, s’il était trop doux, il risquait de rompre et alors de s’éteindre dans les méandres de la solitude. La Reine détestait la solitude. Elle désirait être constamment observée et célébrée.

Dans les draps de la reine, le corps englouti par de vives souffrances, Azur écoutait la rage qui émanait de la bouche sanguinolente de sa suzeraine. Elle ne le battait plus, pourtant les mains qu’elle posaient sur lui, lui brûler plus que les coups. Les craquements du tissu qui composait sa chemise de nuit annonçaient une nouvelle horreur. Une qu’il haïssait plus que nul autre calvaire. Cela le renvoyait inexorablement vers le passé, vers ces soirs où son oncle le prenait de gré ou de force dans les coins isolés des campements, dans l’ignorance de tous.

— Je vais t’apprendre à me respecter ! chuchota la reine.

*

Au milieu de la nuit, alors que son bourreau dormait enfin. Azur s’extrayait du lit. Il se dirigea mal en point vers le levier d’un passage secret et l’actionna. Le mur laissa apparaître une porte où Azur s’engouffra. Il pénétra dans un couloir, chercha dans la pénombre la chandelle qu’il avait laissée. Ne la trouvant pas, il abandonna et suivit les pierres luisantes qui décoraient le sol. Il déambula, le corps branlant, lorsqu’il vit Rouge assit contre le mur devant sa chambre. Il caressait une boule de poil ou quelque chose qui s’en approchait. Azur comprit. Le levraut s’était blotti contre l’enfant. Le favori esquissa un sourire si fin que même lui, il ne s’en aperçut pas. Le temps d’une seconde, il voulut être à la place de la bête. Comment étaient les caresses du prince ?

Dans la lueur d’une pierre plus lumineuse que les autres, le souffleur attrapa le regard perçant de Rouge. Le garçon l’observait de haut en bas, s’arrêta sur chaque marque. Pouvait-il si bien voir dans le presque noir, où Azur lui-même n’apercevait pas ses mollets ?

Rouge se redressa, plaqua le levraut endormi contre son cou et glissa sa main dans celle d’Azur, dont le corps était parcouru de frissons.

— Je n’aime pas qu’elle te fasse mal.

— Alors dis-le lui, marmonna, incrédule, le jeune-homme.

Trop faible pour quitter la main du gosse, il laissa le prince l’emmener dans sa chambre. Quel étrange gamin ! Sont-ils tous comme ça ou est-ce lui en particulier ?

À l’intérieur de ses appartements, Azur resta une seconde statique devant son miroir. Frizure y apparut, un bref instant.

— Durcissez votre cœur, maître, et vous ne sentirez plus rien, murmura-t-elle en lui.

— Ne l’est-il pas assez ?

— Oh, que non ! Il y a encore un long chemin pour qu’il devienne aussi noir que les ténèbres.

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