Le chasseur
Le crépuscule embrasa le ciel d’un nuancé carminée et signa le compte à rebours.
— Mon roi, il est l’heure. La reine doit être bien loin, désormais.
Devant son miroir magique, Azur mimait la peine, la douleur. Les larmes perlaient sur son visage clair, la souffrance et le chagrin le transfiguraient. Tous ses sentiments n’étaient pas adressés à la mort prochaine de la reine, mais à sa mère, Grindya. Lorsque les nobles viendraient le consoler, lui glisser un mot tendre à l’oreille, il penserait à cette mamanouna. Seule son image savait lui comprimer le cœur avec autant d’affliction.
— Frizure, montre-moi sa position.
— Bien, Majesté !
La fée noire avait observé son jeu d’acteur, ses larmes mi-réelles, mi-factices. Il était décidément bien fascinant, bien modelé, presque parfait pour ce qu’elle voulait en faire, mais pas encore tout à fait. Frizure disparut sous ses voilages, alors que l’image d’Élestac apparaissait dans le miroir.
— La reine est sur sa monture, prête pour la chasse aux daims à cornes d’émeraude. Que souhaitez-vous faire ?
— Ce pourquoi j’ai attendu si longtemps.
Azur se détourna de l’image.
La fée noire suivait son maître du regard. Maître ? Savait-il que c’était elle qui le tenait en son pouvoir ? Se rendait-il compte qu’il passait le plus clair de son temps avec elle, à converser à un objet maléfique ?
Frizure sourit en elle-même. Les humains succombaient toujours à sa magie même affaiblie, elle gagnerait. Depuis toujours, elle accaparait leurs blessures et approfondissait leurs maux, revenant sans cesse à cette pratique, qui l’avait elle-même plongée dans le miroir : l’aspiration narcissique. Le besoin de rester beau, jeune, conquérant. Ils tombaient sous son joug par narcissisme plus que par le besoin de se venger. Il fût un temps où elle dirigeait le Mal dans les cœurs du monde. Il fût un temps où les créatures de l’univers l’appelaient Reine Noire, mère des Crocsangs, ces humains qui se changeaient en bêtes hideuses. Oui ! Des humains devenus monstrueux. Il fût un temps où elle livrait bataille contre un roi dont les cheveux étaient gorgés de lumière. Il la haïssait pour avoir mis dans le sein de sa plus jeune fille un mal inqualifiable, qui avait décimé pas moins d’un millier de ses sujets. Ce roi avait dû tuer son propre enfant, celle destinée au trône. Et il avait juré d’anéantir Frizure. Ce fut ainsi qu'il fit enfermer la Reine maudit dans le miroir de Narcisse, créé pour elle et sa vanité. Vent-de pluie était ce roi. Ce cher Vent-de Pluie !
— Bientôt, la fée noire retrouverait sa liberté, car elle avait trouvé en Azur le roi qu’elle cherchait. Chaque année, il devenait un peu plus dépendant à leur rendez-vous. Chaque année, son envie de vengeance soufflait plus loin en lui. Il avait tout de l’appât stable qu’elle convoitait depuis quatre siècles.
Penchée dans sa prison de nuit, elle l’observa.
Il se saisit d’un parchemin obscur, le parchemin le plus occulte à disposition, qu’un jour Frizure avait écrit, puis se tourna vers elle. Avait-il vraiment besoin de ce morceau de papier, lui qui maîtrisait parfaitement son ombre et qui connaissait sur le bout des doigts chaque mot de chaque sort ? Y avait-il une once de peur, encore coincée dans son cœur ? Elle se perdait un instant dans son regard empli d’excitation. Le sourire qu’il lui tendait, ou plutôt qu’il destinait à Élestac, n’avait rien d’enchanteur, de tentateur. Il représentait la sournoiserie, la démence et la folie. Oui, il était fou d’une joie qu’elle comprenait sans mal.
Ce sourire, elle l’avait porté bien des fois. Lorsqu’elle tua son adversaire le plus coriace avant d’être aspirée dans le miroir, elle s’en était parée.
Aujourd’hui, elle ne souriait plus aussi bien qu’avant. Vent-de-Pluie lui avait fait du tort. Elle lui vouait une haine palpable, mais elle se consolait de savoir que les descendants de ce roi étaient à ce jour, plus rares. Trop peu pour continuer à souffler le givre, trop affaiblis pour reprendre les armes contre Élestac. Elle était ravie qu’un de ces souffleurs de glaces lui eût juré fidélité.
Sous ses yeux, Azur déroula le papier avec attention.
— Il est temps ! commença-t-il.
Ses lèvres s’étirèrent en un affreux rictus. Ses yeux bleus s’illuminèrent de monstrueuses pensées. Il était parfait.
Le regard fixé sur le miroir, sur les mouvements d’Élestac, le roi emplit ses poumons d’air jusqu'à ce qu'ils explosent, puis expira un nuage blanc et givra le mur en face de lui.
— Profite de ce dernier moment que je t’accorde. Dans quelques instants, tu ne seras plus des nôtres, Elestac, annonça-t-il comme si la reine était devant lui, consciente de ses paroles.
Il se détendit, craqua son cou dans un geste circulaire. Ses articulations firent un bruit sourd. Il se posa, bien droit, et souffla la formule magique qui rendrait Élestac pâle comme une morte :
— Ombre reliée à moi, détache-toi et accroche-toi au corps du chasseur le plus adroit. Qu’il décoche une flèche en plein cœur d’Élestac.
L’ombre se détacha, le salua et fendit l’air jusqu’au miroir pour s’accoler à un chasseur qui n’en avait point l’apparence. Petit, svelte, le crâne rasé sous un képi vert pomme, l’homme ressemblait plus à un enfant qu’à un chasseur expérimenté. Pourtant, lorsque l’ombre posséda son corps et qu’Azur persifla :
— Tue la reine d’une flèche bien plantée au fond de son cœur !
Le chasseur sortit de son carquois l’arme en bois qu’il plaça sur sa corde. Il étira son geste, pointa le bout ferreux en direction de la reine. Personne ne semblait remarquer son intention. Ça parlait. Ça chahutait jusqu’à ce que le chasseur décoche et que le fin bâton fendit l’air afin de pénétrer dans la chair de la reine. Un cri bondit d’entre ses lèvres. Un cri qui sut faire taire les rires gras. Un cri qui se perdit aux portes de la forêt et qui fit s’envoler une nuée d’oiseaux gris. Élestac s’inclina sur la crinière de sa jument, la main portée à son poitrail. Le sang jaillissait du trou dans lequel la flèche pendait encore. Le rouge teintait ses doigts, la bague qu’elle portait ainsi que le blanc pelage de l’animal qui la soutenait. Puis, lentement, elle bascula sur l’un de ses gardes. Rattrapée au vol, elle montra à tous le liquide qui s’échappait de ses lèvres.
L’ombre se décolla du chasseur qui fut aussitôt mis à terre et battu. L’homme n’y comprit rien. Sa voix hurlante, suppliait, mais tous l’accusaient d’un crime qu’il n’avait pas commis.
De nouveau au côté de son propriétaire, l’ombre s’invita dans l’esprit d’Azur :
Es-tu satisfait ?
— Grandement, parla le roi.
Son visage rayonnait, comme si une fine lumière dansait sous sa peau. L’image figée d’Élestac lui prodiguait une envie de rire, un bonheur sans limite. C’était si bon de la voir ainsi, sans vie, le corps lourd, le cœur vide.
L’âme en fête, Azur n’arrivait pas à contenir le flot de joie que produisait cette mort si peu rocambolesque. Il s’en amusa, et prit de folie, dansa, emporté par le son funeste des gouttes d’eau qui ruisselaient sur le mur et s’échouaient sur le sol. Il repensa à ses fois où Élestac lui narrait sa digne mort. Celle qu’elle imaginait. Le glaive en main, à massacrer ses ennemis de toujours. Voilà qu’elle avait périe si misérablement, tuée par son propre chasseur, par l’ombre d’un souffleur.
Les bras écartés vers le plafond qui se teintait de gel, Azur clama :
— Maman, es-tu fier de moi ? Tu as regardé ! N’est-ce pas ? Élestac la sanguinaire est morte ! Elle a payé de sa vie. Enfin !
Il ressemblait à un aliéné perclus de rires diaboliques.
Frizure sentait poindre au fond d’elle son futur règne. Encore un peu de temps, avant que les tours se brisent et que ses chers enfants viennent la retrouver. À mi-chemin, ils lui donneront la possibilité de plonger son corps fantomatique dans celui d’Azur. Quelle ironie que de se trouver dans le corps d’un descendant de Vent-de-Pluie. L’aurait-elle un jour imaginé ?
C’était comme un rêve qui prenait forme. Pour l’un comme pour l’autre.
Lorsqu’Azur termina de colorer sa chambre d’un bleu iceberg et de danser, il s’affala au sol, le souffle court, le buste tressautant et tourna son visage vers l’entité.
— Frizure... souffla-t-il, entre deux respirations.
— Oui, majesté ? dit-elle, avec un éclat victorieux au fond de ses prunelles.
— Je l’ai tuée.
— Je le sais, mon roi. Je l’ai vu.
— Tu l’as vu. Oui !
Il rit de nouveau, semblable à un fou, lorsqu’on toqua à la porte. Azur glaça son expression, fit disparaître d’un geste la fraîcheur de sa chambre et se présenta à la porte.
— Qu’est-ce que c’est ?
Sans ouvrir, il attendit une réponse.
— Majesté, ne devions-nous pas nous retrouver ?
Il écata finalement la porte sur une charmante femme, la trentaine bien trempée, le visage interrogateur.
— Majesté ? Pourquoi riez-vous ?
— Une pensée furtive m’a fait éclater de rire. Rien de très intéressant. Plus maintenant que vous êtes là. Entrée, chère Dame.
La femme se laissa charmer par le sourire que lui présentait le roi, pendant que le reflet de Frizure s’estompait du miroir.
Azur referma la porte derrière lui et fêta la mort de son ennemi entre ses draps.
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