Chapitre I : Sur les bords du Kouban (1/5)
En 1864, si l’on descendait la rivière Laba jusqu’au lieu de sa confluence avec le fleuve Kouban, on pouvait encore trouver un village relevant de la redoutée tribu Temirgoy du peuple Circassien ou Tcherkesse. Un village comme il en existait alors bien d’autres. Et ce malgré l’acharnement russe à vouloir éradiquer ces populations depuis le début du siècle.
Pour qui ne s’est jamais rendu en ces contrées, il est difficile de se faire à l’image du village caucasien, ou aoul. Tout aoul est une enceinte fortifiée de la même façon qu’ici, tout homme est guerrier, que toute femme est combattante et que tout enfant possède l’esprit combattif.
Le jeune Temirjan qui habitait ce hameau montagnard ne faisait pas exception à la règle. Âgé de tout juste douze ans, il se voyait déjà en fier guerrier circassien, gazyr plein, kinjal ceint et fusil à l’épaule, combattre auprès des hommes de l’aoul l’envahisseur russe. C’est précisément en ce jour qu’il s’était enfin résolu à réaliser ses fantasmes d’enfant. Alors que les hommes du village étaient partis de bon matin en raid sur un fort russe, Temirjan les avait secrètement suivis.
Il n’en n’était pas à son coup d’essai et bien que généralement il finissait par se faire prendre et réprimander par ses parents, il était persuadé que cette fois-ci serait la bonne. Cela faisait une semaine qu’il préparait la chose. Lors des corvées de nettoyage, il avait subtilisé un antique Brown Bess dans les stocks d’armes. Durant son temps libre, il avait soigneusement affûté sa dague. La veille, il avait mis de côté quelques mataz, des galettes fourrées à la viande, ainsi qu’une grenade en guise de provisions. Et, le matin dès l’aube, après avoir laissé suffisamment d’avance aux guerriers du village pour qu’ils ne le remarquèrent pas, il était finalement parti.
Si le parcours depuis sa maisonnée jusqu’à la sortie de l’enceinte de l’aoul fut marqué par ce sentiment de palpitation étouffé qui nous envahit lorsque l’on défie l’interdit et que la peur d’être pris nous hante. Une fois hors du village et assez loin pour ne pas être vu des siens, Temirjan pu souffler un peu. Le cœur encore palpitant, il attrapa le tronc frêle d’un bouleau de sa main rougie par la fraîcheur matinale afin de s’aider à monter l’escarpement qui lui faisait face. De là, depuis ce léger relief, il pouvait enfin admirer son village, qui, adossé à flanc de montagne, semblait en jaillir. Réflexe naturel de qui contemple depuis un point élevé, il chercha sa maison des yeux. Or, ses prunelles d’azur se noyèrent dans la mer nibuleuse formée par l’épaisse brume matinale des premiers jours vernaux qui avait engloutis l’aoul sous ses flots vaporeux.
Frustré, Temirjan soupira, laissant s’échapper une bouffée de buée. Devant cette déception il eut comme un début d’hésitation, de regret même d’avoir réussi. Jamais il n’avait été aussi près de son but et cette idée commençait même à l’effrayer, réalisant peu à peu l’ampleur de la chose. Il allait retrouver les hommes en train de combattre, participer aux affrontements lui aussi. Peut-être allait-il être blessé ? Voire pire ? Certes, comme tout enfant circassien il avait été baigné dans la culture guerrière et bercé par les exploits des héros tels que le légendaire Sosryko et des martyrs de son peuple. Mais il n’en restait pas moins qu’un enfant. Certes, un enfant qui montait à cheval depuis aussi longtemps qu’il savait se tenir sur ses deux jambes et qui maniait aussi bien les osselets que le sabre mais, toujours un enfant. Et en cela l’idée de s’éloigner ainsi, de se jeter dans le danger sans l’approbation de ses aînés le taraudait quelque peu. L’homme de douze ans venait de se rendre compte de son immaturité.
Du reste, cette montée avait éreinté Temirjan. Cela faisait bien une heure qu’il marchait sans relâche à travers les épaisses forêts tout en dénivelé du Caucase. Ses pieds, étriqués dans leurs bottes de cuirs étouffaient, sa gorge déshydratée, l’irritait. Il se dit qu’il méritait bien une pause et qu’il pourrait aussi bien rattraper son retard par rapport aux autres. Essoufflé, il se laissa alors glisser le long du bouleau contre lequel il était adossé dans un long bruit de frottement entre le tronc d’albâtre de l’arbre et le textile de sa tcherkeska. Une fois assis, il étendit ses jambes encore juvénilement frêles de tout leur long. Malgré le froid matinal qui venait mordre ses joues rosées, le petit Circassien tout transpirant se décoiffa de son épaisse papakha noire laissant ainsi découvrir sa longue chevelure dorée.
À son aise, Temirjan plongea sa main dans sa besace de toile grisâtre avant d’en ressortir une grenade bien bombée. Tout en attrapant son kinjal qui pendait à sa ceinture, il ne pouvait s’empêcher d’admirer la forme parfaitement sphérique de ce fruit, véritable pomme de l’Eden. Alors que le soleil naissant commençait à percer le brouillard, tel un phare au milieu des flots, les yeux de Temirjan eux, vacillaient. Et, avant qu’il ne puisse s’en rendre compte, ses songes devinrent rêves. L’aspirant guerrier s’était assoupi, laissant sa grenade rouler à ses pieds.
De quoi rêvait-il ? Nul ne saurait le dire. Peut-être lui-même ne pourrait en témoigner une fois le somme conclu. Les rêves sont chose telle qu’il est aussi vain d’essayer de s’en saisir avec fermeté qu’il le serait d’empoigner l’eau d’un torrent. Nous n’en retiendrons que quelques misérables gouttelettes. Si pour certains, il est futile et pour d’autres, utile ; le rêve n’en reste pas moins subtil et volatil.
La chose étant que, quelle que soit la nature de ses songes, le sommeil de Temirjan était fort profond. Lui, qui avait veillé toute la nuit afin de ne pas rater son plan, en payait actuellement les conséquences. Ni le chant des bavards passereaux matinaux, ni quelques coups de feu étouffés au loin ne parvenaient à le sortir de sa torpeur. Non. Pour le tirer des bras de Morphée il fallut attendre qu’une flèche vint siffler près de ses oreilles avant de se planter sur l’arbre auquel il était adossé.
Temirjan sursauta au cri d’un « Mais qu’est-ce que ! ». Aussitôt, il dégaina son kinjal avec l’énergie d’un fauve surpris. En face de lui, se tenait une jeune fille de son âge, jambes fléchies, arc à la main et aux sévères sourcils blonds arqués. À vrai dire, excepté le bechmet vert qu’elle portait et ses attributs féminins naissants, l’archère ressemblait à s’y méprendre à Temirjan. Aucun doute, il reconnut bien là sa sœur jumelle.
« Gouachakhouj ? interpella Temirjan consterné, Qu’est-ce que tu fais là ? Et… Oh ! »
Le jeune garçon s’arrêta subitement pour se tâtonner la face. Il sentit couler des larmes. Un ultime filet lacrymal s’écoulait effectivement le long de ses joues rosées, ramification finale de ce long fleuve émotif ayant pour source le cœur et pour embouchure les yeux. La fille maintenait un regard quelque peu interrogateur, consternée par la scène à laquelle elle assistait.
« Non ! TOI, qu’est-ce que tu fais là Temirjan ? Et pourquoi tu pleures ? interrogea-t-elle
— Mais ! Gouacha ! Là ! À l’instant ! Tu… Je m’en allais, je m’enfonçais dans le fleuve et toi tu… tu étais là aussi et après m’avoir enlacé, tu m’avais fait tes adieux ! Et on pleurait ! Et… Tiens ! Où est le fleuve ? balbutia Temirjan toujours perdu.
— Je n’en sais rien moi ! Et je ne vois pas de quoi tu parles ! Ce que je sais par contre c’est que maman va te rouster à la maison ! Qu’est-ce que tu fais ici alors hein ? Et avec le vieux fusil de grand-père ! Mais à quoi tu joues ! lança Gouachakhouj furieuse.
— Mais je… Oh ! haha ! C’est que je… », baragouina Temirjan pour seule réponse.
La jeune fille, hors d’elle, saisit son interlocuteur par le liseré de sa tcherkeska vermeille.
« Espèce d’abruti ! Ne me dit pas que tu comptais rejoindre papa et les autres ? Ça ne t’a pas suffi la dernière fois ? Est-que tu es inconscient ou suicidaire ?
— Oh ! Hé ! Ça va là ! Lâche-moi la grappe ! rétorqua Temirjan en se défaisant de la poigne de sa sœur, J’ai douze ans ! Je suis un homme maintenant ! Hadji Qerandiqo Berzeg combat les Russes depuis son enfance ! Et il sera là lui aussi ! Je veux combattre moi aussi ! Je veux me battre aux côtés de notre père, de nos oncles et de Hadji Qerandiqo ! Pourquoi vous voulez me priver de cet honneur ? Pourquoi moi je… »
Temirjan fut coupé dans son discours enflammé par la gifle net et claquante que Gouachakhouj lui infligea.
« Parce que tu n’es pas Hadji Qerandiqo Berzeg ! Tu es Temirjan Khakhouchoqo de la tribu des Temirgoys et par-dessus tout tu es mon frère ! Qu’est-ce que je vais dire à notre mère ? Et aux autres ? Si tu ne revenais pas vivant hein ? Tu as pensé à ça ? Ce n’est pas Hadji Qerandiqo qui te remplacera au sein de notre famille ! Est-ce que ton “honneur” égoïste importe plus que ta famille ? », lâcha la jeune fille.
L’aspirant guerrier qui était resté interdit, main sur sa joue endolorie, serra les dents et les poings. Apercevant la grenade qui avait roulé à ses pieds tantôt, il la ramassa et dans un élan de colère, la jeta de toutes ses forces sur sa sœur. Cette dernière eut le reflex de se protéger en croisant ses bras, déviant ainsi le pauvre projectile qui finit par s’écraser sur un rocher en contrebas. Éventré, le malheureux fruit, dévoilait ses entrailles écarlates aux grains précieux comme des rubis. La pomme de la discorde, ainsi arrachée à son Éden, irriguait désormais de son effluve sanglant qui s’écoulait de sa plaie béante, la terre noire de ce bas monde.
Profitant de l’effet de surprise, Temirjan ramassa son fusil et prit ses jambes à son cou. Gouachakhouj, dès qu’elle le réalisa, se mit tout de go à sa poursuite.
Le frère ne savait pas vraiment vers où il courrait, mais il courrait. En montée comme en descente, au travers les ronces, les troncs allongés et les branches florifères, il sautait, enjambait, esquivait. Une seule chose le guidait : son instinct. Tout ce qui lui importait pour le moment était de semer sa sœur. L’espiègle adolescent connaissait cette forêt comme sa poche, bien mieux que sa jumelle. En effet, Temirjan aimait particulièrement parcourir les environs. Tantôt pour chasser le renard, tantôt pour pister quelques chevreuils ou parfois même pour le primordial plaisir de la vadrouille sylvestre. Gouachakhouj, elle, moins habituée au vagabondage forestier, était moins dans son élément et rarement elle s’éloignait des layons. Chose qui ne l’empêchait pas de talonner son jumeau de près. Parfois même assez près pour pourvoir effleurer les pans de sa tunique. La jeune fille jouissait en effet d’une plus grande agilité, lui donnant un avantage certain sur la durée.
Tandis que la fratrie se pourchassait l’un l’autre, on pouvait entendre des détonations percer le silence de la forêt au loin. D’abord étouffées et sporadiques, elles semblaient se rapprocher et s’intensifier à mesure que les enfants progressaient. À moins que ce ne soient eux qui s’en rapprochaient.
D’autre part, plus la course poursuite se prolongeait, plus Gouachakhouj réduisait l’écart. Tant et si bien que, sur un dénivelé débouchant sur les rivages du Kouban, elle put finalement saisir son frère par l’épaule. Ce dernier, tentant de s’en défaire, s’emmêla les pieds et trébucha, emportant sa sœur qui refusa de le lâcher dans sa chute. Les deux jumeaux dévalèrent ainsi sur quelques pas avant d’être amortis par quelques buissons obscures.
Gouachakhouj se releva la première. Toujours un peu sonnée, elle promena ses prunelles bleues autour d’elle. Elle distinguait les berges rocailleuses du bec que formait la confluence de la Laba et du Kouban. Derrière les branchages elle crut aussi apercevoir des embarcations. Certainement quelques pêcheurs se dit-elle. La fratrie se trouvait donc juste en contrebas de leur village. Cela tombait très bien. La jeune fille s’avança en titubant vers son frère qui était encore vautré sur l’humus sylvain. Un mêlement d’anhélation et de résignation le paralysait. La jeune fille le tapota du pied avant de lui tendre une main réconciliatrice.
« Allez ! C’est bon ? Tu as eu ta dose d’aventure pour aujourd’hui ? On peut rentrer à la maison maintenant espèce de mulet ? La maison est juste en haut de la falaise. Avec un peu de chance tu ne te feras pas trop gronder si on se dépêche ! », dit cette dernière.
Temirjan ne donna pour seule réponse qu’un soupire lâs. Durant une seconde qui parut en durer soixante, Temirjan prit le temps d’admirer le beau. Le ciel finalement dégagé, s’était changé en un sublime dôme d’azur. Et quelle voûte plus parfaite que celle-ci pour encadrer le ballet que donne la nature lorsqu’elle est à son état d’effervescence la plus complète ? Les pruniers caucasiens exhibaient leurs plus chatoyantes fleurs dont les subtiles fragrances envoûtaient les abeilles qui, de leurs bourdonnements, accompagnaient si mélodieusement le battement du fleuve rythmé par le sifflement soyeux de la brise printanière. Cet ensemble spontané et pourtant si symbiotique, véritable orchestre de la nature donnaient ainsi le tempo au chœur aviaire que l’oreille non avertie pensera être un a cappella.
Soudain une déflagration sourde vint clore brutalement le concert. Ce bruit perçant, lourd et sifflant fit trembler les deux jumeaux jusqu’aux os. Une nuée de passereaux s’enfuit vers le Sud telle une troupe expulsée de la scène. Temirjan se redressa aussitôt. Sa sœur aussi alerte que lui cherchait la source de cette explosion.
« Gouacha ! C’était quoi ça ? interrogea le petit guerrier essayant tant bien que mal de dissimuler son inquiétude.
— Je ne sais pas… On aurait dit une sorte d’explosion. C’est peut-ê… »
Une seconde déflagration coupa Gouachakhouj net. Cette fois-ci le choc fut si violent qu’elle dû fermer les yeux. Une troisième suivit aussitôt, puis une quatrième, une cinquième et ainsi elles s’enchaînaient désormais.
« Mais qu’est-ce qu’il se passe à la fin ! », lança-t-elle.
En se retournant vers son frère, elle le vit pointer du doigt le sommet de la falaise adjacente. L’épaisse brume matinale avait laissé place à une pesante fumée noirâtre qui s’élevait d’entre les arbres du lieu désigné par Temirjan. Ce dernier pivota machinalement la tête et, fixant sa sœur d’un regard inquiet :
« Gouacha… Ça vient de notre village… »
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