IV. Tout est kismet

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Tandis que le secrétaire du sandjakbey attendait plus ou moins patiemment son tour, le courrier de son côté, arrivait tout juste devant le caravansérail qu’on lui avait indiqué tantôt.

Vu de l’extérieur, l’établissement présentait tout ce que ce genre de lieu avait de pittoresque. Un vieux bâtiment datant probablement de la dynastie turkmène des Moutons Blancs fait d’un sombre assemblage de tuf grisâtre et de basalte typique de la région. Dans la cour, chameaux de Bactriane tout velus compagnonnaient avec des mulets qui, enfin soulagés de leurs fardeaux s’adonnaient à de stridents braiements. Le bel étalon Karabakh qui portait gracieusement son maître au pas donnait l’impression d’être un gentilhomme défilant au milieu de rustres.

Une fois devant la porte d’entrée, le courrier sauta de son cheval avant de l’attacher. Puis, il poussa lourdement le battant en faisant trembloter le heurtoir de fonte. Aussitôt eut-il franchi le seuil qu’un jeune garçon en chalwar vint se précipiter pour l’accueillir.

« Bonjour voyageur ! Bienvenu Chez Achdjian ! Le meilleur caravansérail que tu puisses trouver d’Angora à Erzeroum ! annonça fièrement le garçonnet en écartant magistralement les bras.

— Eh ? D’Angora à Erzeroum ? Tu sais que Kars ne se trouve pas entre Angora et Erzeroum pas vrai ? reprit le messager en éclatant de rire.

— Ah ! Crotte ! Pardon m’sieur ! Je voulais dire entre Angora et Batoum ! Je confonds toujours Batoum et Erzeroum ! En même temps les deux finissent en oum ! Bon du coup : Bienvenu chez Achdjian ! Le mei…

— Artin ! coupa une voix rauque provenant d’une arrière-pièce, Veux-tu bien arrêter d’importuner ce pauvre voyageur ! Débarrasse-le plutôt de ses affaires pardi ! »

À ces mots, s’avança un homme au visage rondelet dont la barbe poivre et sel mêlée à une couronne de survivance capillaire rognée par la calvitie formait une sorte d’auréole pilleuse.

« Soyez le bienvenu, je suis Agop, le propriétaire de cet humble établissement et je vous prie d’excuser l’impotence de mon fils Artin ! Monsieur a-t-il remis ses bêtes au palefrenier ?

— Non, je n’ai qu’un cheval avec moi, l’étalon baie qui est attaché devant la porte.

— Bien, je vais dire au palefrenier d’en prendre le plus grand soin. Mourat ! Imbécile de Tcherkesse ! Où es-tu encore passé ! Viens t’occuper du cheval de monsieur ! »

Tandis que le pauvre jeune homme tout décharné qui servait de palefrenier menait le cheval aux écuries, on installa son maître au fond de la salle de restaurant. Il prit place sur de vieux coussins de satin ternis mais qui, jadis, devaient très certainement être d’un grand éclat. Le garçonnet étendit une nappe sur le sol avant de venir y poser un large plateau de bronze.

Ainsi assis, le courrier balaya son environnement du regard tandis qu’on disposait quelques mezzés devant lui. La pièce était plutôt spacieuse mais les quelques petites croisées depuis lesquelles on pouvait voir la pluie battante ne suffisaient point à éclairer correctement la salle. Du reste, il s’y trouvait de nombreuses tablées où l’on fumait le chibouk et desquelles s’élevait une épaisse fumée empestant le tabac qui venait se mêler aux effluves des mets chauds et des samovars qui bouillonnaient en crachant leur liquide écarlate.

« Monsieur est à son aise ? vint demander l’aubergiste qui trouva son client fort pensif.

— Oh oui ! Ne t’en fais pas j’ai vu de nombreux caravansérails et le tiens est bien au-dessus de la moyenne ! répondit le courrier se voulant rassurant.

— Encore heureux ! Tout le monde à entendu parler de notre caravansérail au moins une fois ! pesta l’aubergiste.

— Bah pas moi en tout cas ! répliqua le client, M’enfin je vous taquine ! C’est la première fois que je passe dans le coin. D’habitude on m’envoie plus au nord ou plus au sud…

— Oh je vois ! C’est compréhensible dans ce cas. Aussi, encore une fois, veuillez excuser le piètre accueil de mon fils et la mollesse de notre palefrenier ! Que voulez-vous ces immigrés circassiens sont des bons à rien ! Tous ce qu’ils savent faire c’est voler ! De vrais rustres ! Pire que les Kurdes encore ! Tenez ! Pour me rattraper, acceptez cette coupe de vin ! C’est moi qui offre ! C’est un grand cru géorgien que je fais venir de Kvareli en Kakhétie. J’espère qu’il vous plaira ! C’est en tout cas le préféré du prince Sakandeli dit-on ! expliqua l’hôte tout en servant une coupe du précieux nectar depuis une gargoulette.

— Ah ! Ne sois pas trop dur avec les Tcherkesses l’ami ! C’est un peuple brave qui a vécu des temps difficiles ! Que Dieu les guides. Pas facile de devoir quitter son pays sous peine d’être massacré. Mon pays natal est aussi tombé aux mains des Russes… Je sais de quoi je parle eh ! dit le courrier en faisant danser le vin dans sa coupe de terre cuite. M’enfin ! l’heure n’est point aux lamentations ! Merci pour le vin l’ami ! Puisque vous connaissez aussi le prince Sakandeli ! Buvons en son honneur ! reprit-il en riant.

— Ah vous avez raison ! Mais au diable ce Mingrélien à la botte des Russes ! Je n’arrive toujours pas à croire que les Sakandeli ont retournés si facilement leur veste ! D’ailleurs, on dit que le prince, le père, a récemment marié sa fille, est-ce vrai ? interrogea l’Arménien.

— Oh ! oui, hélas ! Et quel gâchis ! Une si grande beauté, la perle de Tiflis, mariée au comte Chibanoff, ce jeune et livide aristocrate russe qui paraît avoir cinquante ans ! répondit le Karabaghsi en enfonçant dans sa bouche un morceau de lavash tartiné d’adjika.

— Mon Dieu ! Dites m’en plus ! dit Agop qui affectionnait particulièrement ce genre de ragots en prenant place en face de son hôte, Qu’a-t-il de si mauvais ce prince russe ? »

Le messager finit de lécher ces doigts rougit de sauce avant de répondre.

« Le…, il déglutit, Le comte Chibanoff est un jeune prince tout ce qu’il y a de plus respectable, un homme digne, affable et adoré de son tuteur le grand-duc Michel. À cela près qu’il possède deux énormes défauts…

— Deux énormes défauts ?

— Oui mon cher hôte ! Deux immenses défauts !

— Oh ? Lesquelles donc ?

— Il a l’air constamment grave et… il est Russe !

L’aubergiste assis à la turque, éclata de rire en se tapant le genou.

« Ah excellent ! Je ne l’avais pas vu venir celle-là ! Décidément vous m’êtes bien sympathique ! déclara Agop en s’essuyant les larmes.

— Non plus sérieusement ce mariage n’a rien d’heureux ! La joviale et frivole princesse Sakandeli ne pourra jamais s’accommoder du morne comte Chibanoff ! reprit le courrier en buvant une gorgée de vin.

— Je vois mieux… Mais comment savait-vous tous cela ? Vous devez certainement fréquenter la haute société de Tiflis ! interrogea l’Arménien.

— Oh ! Disons plutôt que mon patron la fréquente. Pas moi ! Loin de là même !

— Intéressant… Votre patron vous dites ? Vous n’avez pourtant pas l’allure d’un marchand avec votre cheval de course et votre beau fusil tout neuf ! observa l’aubergiste.

— C’est que tu as l’œil dis donc ! Je ne suis pas marchand en effet. Je suis plutôt un négociant qui travaille pour un puissant marchand de Tiflis. Voilà pourquoi je possède une si bonne monture et une telle arme, expliqua le messager.

— Mais… Vous voyagez seul ? Vous n’avez donc pas peur des rumeurs qui cours sur cette secte des montagnes ?

— Oh ? Eux ?

— Les avez-vous déjà rencontrés ? Existent-ils bel et bien ?

— Hé ! Hé ! Hé ! Calmes-toi l’ami ! Non je ne les ai jamais rencontrés, mais je ne les craints pas pour autant. On dit qu’ils ne s’en prennent qu’aux soldats et aux officiels et qu’ils sont plutôt appréciés des montagnards car ils partagent leur butin avec eux ! Et puis si je craignais quoique ce soit j’aurais mieux fait de rester à Tiflis et de faire un autre travail ! Celui qui prend la route doit s’attendre à la mauvaise aventure. Tout est kismet... »

Cette dernière phrase sembla décevoir la curiosité d’Agop qui se contenta de lâcher un « Oh ! » de surprise à peine exagéré. Puis, s’appuyant sur ses gros genoux il leva son corps dodu.

« Bon ! Ce furent de belles paroles, mais je crois que je vous ai assez dérangé pour aujourd’hui et que si vous êtes ici c’est avant tout pour manger et vous reposer je suppose. Et quel piètre hôte je fais en laissant ainsi un si aimable client mourir de faim ! Bon ! Dites-moi ! Que voulez-vous manger ? »

Le courrier réfléchit un instant, puis :

« J’ai ouï dire que ton pilaf était plutôt réputé. À vrai dire c’est précisément cette réputation qui m’a fait venir chez toi.

— Oh mais quel compliment ! En effet, je dois dire que notre pilaf possède une certaine renommée !

— Oh ! Donc va pour du pilaf. Ah mais attend ! Une chose ! Dans ton pilaf, tu utilises bien du riz hein ? Parce que je sais que vous les Arméniens et en Turquie de manière générale vous utilisez souvent du boulghour aussi…

— Ah non non non ! Je vous rassure ! Nous utilisons du riz ! Pour tout vous dire, c’est une recette que nous nous transmettons de génération en génération et qui nous vient d’un aïeul qui fut cuisinier du khan d’Erivan !

— Oh ! D’où le nom d’Achdjian alors ! Excellent ! Je prends ça ! Mais je te préviens l’ami, en tant que Karabaghsi je suis intransigeant sur le pilaf !

— Vous m’en direz des nouvelles !

— Ah ! Et mets-moi quelques feuilles de vignes farcies en plus à côté là !

— Bien entendu ! »

Sur ces paroles, l’aubergiste se sépara de son hôte afin d’aller préparer sa commande. Enfin seul, le courrier poussa un profond soupir en se laissant crouler dans les moelleux coussins ocres sous la mélodie enchanteresse de la zourna et du kamantcheh joués par une troupe tzigane. Alors que ses yeux commençaient à vaciller, un glacial courant d’air projeté par la porte qui venait de s’ouvrir le tira de sa somnolence.

Un individu enroulé dans sa bourka de karakul, le visage tout englouti par un bachlyk de laine fauve fit son entrée dans la salle. Ni les caravaniers syriens, ni les pèlerins kartvéliens ne lui prêtèrent attention. Seul le messager, étrangement, pour une raison qui, lui-même lui échappait, fut tout de suite intrigué par ce singulier personnage. Le dos voûté et ne semblant tenir debout que grâce à son bâton noueux, il s’avança jusqu’à la tablée du courrier.

« Désolé vieillard, j’ai pas grand-chose à t’offrir. », lança le Karabaghsi

Il ne répondit pas.

« Bon allez ! Tiens ! Prend cette piastre, tu t’achèteras un bout de pain. », dit-il en tendant la pièce.

L’énergumène ignora son interlocuteur et s’assit en croisant les jambes en face du courrier. Puis, sous son regard stupéfait, le nouvel arrivant découvrit de sa cape une main gantée de noir qu’il dirigea vers les mezzés avant de piocher une cuillérée de yaourt à l’ail. C’en fut trop pour le courrier.

« Hé ! Non mais je rêve ! Dégage de là ! », cria-t-il.

Rien ne se passa. Ni l’effronté pique-assiette ni même les autres personnes présentes ne réagirent. Le messager semblait comme coupé du reste du monde. Le temps s’était arrêté autour de lui. Rêvait-il ? Il se le demandait presque.

« Tu étais chez le sandjakbey tout à l’heure n’est-ce pas ? », demanda subitement l’inconnu d’une voix étonnamment douce et charmante.

Le Karabaghsi resta bouche bée. Qui était cet homme au juste ? Que lui voulait-il et surtout comment savait-il cela ? Avait-il été suivit ? Visiblement. Mais impossible ! Un messager chevronné qui portait une grande importance à la confidentialité de ses missions tel que lui aurait vite fait de remarquer un potentiel suiveur.

« Alors ? Tu confirmes ? », réitéra l’homme en enfonçant une cuiller dans sa bouche laissant ainsi découvrir de fines lèvres ornant un visage angélique entouré de quelques longues mèches dorées.

« Allons ! Ne fait pas le difficile ! Je sais déjà que tu y es allé porter un message au sandjakbey au nom du Grand-Duc. », poursuivit-il.

Cet étrange personnage en savait beaucoup trop. Il fallait que le courrier agisse. Si jamais le message ou la nature même de sa mission venait à être révélé, les répercussions risqueraient d’être incontrôlables. Suivant ce raisonnement, le messager bondit de son siège en dégainant sa chachka.

« Nom de Dieu ! Qui es-tu à la fin ? Es-tu un espion anglais ? », cria le courrier.

Le mystérieux personnage posa ses grands yeux bleus sur lui. Le noyant dans un regard abyssal.

Assieds-toi. », dit-il de sa voix dégageant une étrange sérénité.

À ces mots une sensation singulière envahit le courrier. Ses muscles commencèrent à se détendre et il sentait ses jambes lâcher, comme si quelques forces occultes le pressaient à obéir à la demande de son inquiétant interlocuteur. Ne comprenant pas ce qu’il lui arrivait, le messager tenta de résister à cette pression obscure. Il raidit ses membres et avec la force de quelqu’un qui eut soudainement brisé ses chaînes, il réalisa un puissant coup de taille. Or la lame vint s’arrêter subitement à quelques pouces du visage de l’énergumène, de telle manière que qui aurait assisté à la scène aurait cru voir le sabre heurter un mur.

« Ah ! Tu n’es pas du genre coopératif ! Quel dommage… Tu ne m’auras pas laissé le choix… Je vais devoir y requérir… », dit l’homme en se levant.

Tout en se redressant sur ses jambes sans l’aide de sa canne et sous les yeux ébahis du courrier, il retira son gant de la main gauche de laquelle s’échappait une chaleureuse lueur semblable à celle dégagée par un feu. Son membre découvert, révéla une peau décharnée d’un horrible teint grisâtre tirant sur le mauve. Son annulaire, qu’il porta au-devant de son visage étincelant, était serti d’une chevalière d’or ornée d’étranges symboles.

À l’instant même où le courrier effleura du regard cette singulière bague son être fut plongée dans un profond abysse. Tout n’était plus que ténèbres autour de lui, le sol même s’étant dérobé avait laissé place à un puit sans fond qui le happait. Le plafond, un firmament nocturne sans luminescence astrale aucune l’écrasait. Seule once de clarté, cet étrange sceau de braise teintée, qui de son rayonnement ardent, envoûtait le messager serrant les dents. Et pourtant cette même puissance occulte qui tantôt voulu le faire plier, lui extirpait les mots de la bouche. Sa langue remuait sans qu’il ne puisse y avoir aucun contrôle dessus. Il essaya de se tenir la bouche mais le plus simple mouvement de doigt lui fut impossible. La seule chose qu’il ressentait était encore et toujours cette lugubre pression. Cette impression de compression, cette sensation que d’un hameçon planté au plus profond de sa raison on lui soutirait toutes ses informations. Plein de consternation, son unique option fut l’abdication.

Une fois que sa bouche finit de se livrer, tout s’éteignit autour du courrier. Même la lueur étincelante de la bague se dissipa, le livrant tout entier aux ténèbres les plus sombres. Qui a-t-il de pire que le noir voile qui dissimule l’inconnu et qui de tout temps effraya l’Homme ? L’impensable, l’insondable concept du nihil, le rien, cette notion dont la seule représentation nous est impossible. C’est cela qui trouva le malheureux courrier après que son tortionnaire en eut fini avec lui. Le néant.

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