Je m’appelle Elvis et je suis un chien robotique de la quinzième brigade de secours et de recherche spatiale. Je suis doté d’une forme d’intelligence artificielle spécialement conçue pour répondre aux besoins de mes nombreuses missions. Car n’allez pas croire que nous autres, chiens spatiaux, jouons un rôle secondaire dans l’exploration interstellaire. Oh non ! Mes semblables et moi-même sommes présents dans toutes les expéditions, opérant même en première ligne ! Équipés d’un ensemble unique de capteurs sensoriels ultrasensibles, nous sommes capables de détecter les menaces et d’en avertir le reste de l’équipe dans n’importe quelle situation. Et je ne vous parle même pas de notre courage légendaire ! En un mot comme en cent, les chiens robotiques sont indispensables à toute expédition d’exploration moderne, et nous en sommes fiers. D’autant plus que le reste de l’équipage a toujours un mot gentil ou une caresse pour nous, quand ils n’essaient pas de nous donner des friandises.
Voici comment les événements se sont déroulés. Le départ de la quinzième expédition de recherche sur les vols à grande vitesse avait donné lieu à un battage médiatique considérable. Un grand nombre de journalistes, venus de la Terre entière et des colonies du système, étaient venus visiter la base alpha où nous étions cantonnés. Sans surprise, personne n’a pensé à interviewer un chien robotique, mais j’étais tout de même présent sur les photos de groupe. Au début de l’aventure, l’ambiance dans l’équipe était excellente, malgré le risque élevé de la mission. Pensez donc ! Nous partions à bord de l’Astralis, un vaisseau scientifique de classe 1, pour tenter d’atteindre la vitesse de la lumière ! L’expédition comptait huit physiciens de renommée interplanétaire, huit membres de l’équipage navigant, et deux chiens robotiques : mon collègue et ami Marc-Antoine, et moi-même. Tous avaient été sélectionnés pour leurs compétences, leur passion pour l’exploration interstellaire, et leur courage sans faille. Après tout, les analyses probabilistes les plus modernes nous donnaient 99.99 % de chances d’échec. Ce qui signifiait, en clair : 99.99 % de chances de mourir, d’être projetés dans un univers parallèle, ou, peut-être pire, d’échouer à une époque et dans un lieu inconnus.
C’était beaucoup, vous en conviendrez. La première partie du voyage se déroula comme prévu. Il nous fallait six mois de voyage à pleine vitesse pour atteindre notre première destination, située dans une région éloignée des principaux axes de navigation spatiale. Cette zone était particulièrement singulière : les astrophysiciens y avaient identifié une courbure extrême de l’espace-temps. Ian Kilmister, le responsable de l’équipe scientifique, avait gentiment pris le temps de nous expliquer le volet scientifique de la mission. Je dois avouer que je n’ai pas tout saisi, car mon intelligence artificielle n’a pas été développée pour ce genre de données. Toutefois, j’ai pu retenir l’essentiel : l’Astralis devait rejoindre une région de l’espace où la courbure de l’espace-temps ressemblait à une feuille de papier pliée. En perçant un trou pour connecter les deux côtés du pli, on espérait créer une sorte de raccourci entre deux points, autrement dit entre deux régions éloignées de l’univers, voire entre deux univers différents. Enfin, selon Kilmister, tout cela n’était que pure hypothèse. Ce qui importait réellement, c’était que ce passage – un trou de ver – ne pouvait être traversé qu’à une vitesse au moins égale à celle de la lumière. Et c’était précisément notre objectif. Il nous a également expliqué les lois qui gouvernent la structure de l’espace-temps et l’instabilité extrême des trous de ver. Il semblait très fier lorsqu’il nous a affirmé que ses travaux sur l’énergie négative avaient permis de stabiliser le tunnel. Cependant, l’inquiétude a gagné l’équipage lorsqu’il a ajouté, presque en aparté : « Enfin, je pense… »."
L’équipage travaillait d’arrache-pied pour trouver les paramètres idéaux et positionner le vaisseau au bon endroit et au bon moment. Durant ces semaines de préparation, une certaine angoisse s’était installée parmi nous, nourrie par les propos de Kilmister sur l’extrême instabilité des trous de ver et les risques encourus. Les membres de l’équipage peinaient à rester concentrés sur leurs tâches, certains subissaient même des crises de panique. Marc-Antoine et moi étions épargnés par ces tourments psychologiques – et digestifs, car le cuisinier, lui aussi stressé, ratait souvent ses plats. Malgré tout, la préparation avançait. Quand tout fut prêt, l’Astralis se lança à pleine vitesse vers un point précis du vide interstellaire. Les visages de l’équipage étaient tendus alors que le vaisseau s’engouffrât dans le trou de ver. Les formes et les couleurs autour de nous devinrent floues, et nous ressentîmes une étrange sensation de dédoublement. Grâce à l’énergie négative, le tunnel restait stable. Contre toute attente, nous avions réussi.
Du moins, presque. Alors que nous étions dans une sorte de semi-transe, tout devint noir pendant un bref instant, avant que notre vision ne redevienne normale. Les membres de l’équipage se regardaient, soulagés d’être encore vivants, mais déçus de constater que le voyage semblait terminé. En effet, les instruments indiquaient que nous étions revenus à notre point de départ. La jauge d’énergie négative, presque vide, confirmait que nous n’avions fait qu’un aller-retour dans le trou de ver.
Nous nous attendions à tout mais pas à cela. Selon certaines théories mathématiques, nous aurions pu sortir par un trou blanc, selon d’autres nous aurions pu arriver dans une autre région de l’univers, ou bien tout simplement disparaître, mais là…
Alors que nous tentions de comprendre ce qui s’était passé, un bruit étrange résonna dans la salle principale. Une lumière éclatante emplit l’atmosphère, et trois silhouettes floues, vaguement humanoïdes, apparurent. Mes circuits, bien qu’ébranlés par l’émotion, m’ordonnèrent d’aboyer. Les êtres, désormais presque matérialisés, avaient trois membres inférieurs et des bras disposés autour d’un tronc cylindrique. Je ne suis pas du genre bêcheur, mais ils étaient indéniablement laids.
Le personnage central émit un son puissant, incompréhensible. Après un court conciliabule avec ces semblables et quelques réglages, ses paroles devinrent intelligibles :
— Voyageurs, toi écouter. Vous enfreindre loi galactique.
Kilmister, tremblant, bredouilla :
— Que… quoi… comment ?
L’être reprit :
— Vous devoir payer amende. Dépasser vitesse lumière interdit.
Ainsi s’acheva notre mission.