Chapitre 2 : Escale à Porto Novo

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Nuit du 23 au 24 juin 1712.

Ile de Santo Antão

Les eaux tourmentées n'ont pas dit leur dernier mot et nous donnent des difficultés en pagaille lors de l'accostage de notre goélette. Fort heureusement, l'équipage expérimenté et la maîtrise du capitaine nous permettent de débarquer sans dégâts.

Lorsque je me présente au guichet de l'auberge du port, des marins de tous bords s'adonnent au jeu du soiffard, ingurgitant toujours plus de rhum en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Le tout dans une cacophonie braillarde et rauque.

— Vous reste-t-il des chambres pour mon capitaine et moi-même, mon brave ? demandé-je au tavernier.

Son crâne aux cheveux épars luit sous les candélabres rouillés qui éclairent péniblement la pièce. De son regard glauque, il me considère avec dédain tandis qu'il se redresse du tabouret sur lequel il est assis. Ses frusques usées sont bien trop ajustées pour un homme de sa corpulence, tant et si bien que les boutons de son veston semblent sur le point de me bondir au visage.

— Combien ? demande-t-il d'une voix gutturale tandis qu'une écœurante odeur de rhum et de viande en sauce émane de son gosier graisseux.

— Seulement mon capitaine et moi-même, dis-je en tirant mon mouchoir de ma poche pour chasser son haleine fétide de mon organe olfactif.

— Y me reste qu'une chambre libre, pour vous et votre capitaine. À moins qu'un petit marin en goguette ne soit plus à votre goût, votre altesse ?

Le malotru se moque ouvertement de moi, un sourire carnassier sur son visage boursouflé. Une main se pose sur mon épaule alors que je m'apprête à lui répondre.

— Sais-tu seulement à qui tu t'adresses, vanupied ? Si tu souhaites être en capacité d'ouvrir les yeux à ton réveil demain, je te conseille de ravaler tes paroles et de présenter tes excuses à monsieur le duc sur le champ ! exige le capitaine en tapant du poing sur le comptoir, prêt à lui sauter à la gorge.

Le rictus du vilain tenancier s'efface devant la ferveur de ses propos.

— Mes excuses, monseigneur. Je ne voulais pas me montrer offensant, ce n'était qu'une petite boutade, s'excuse-t-il maladroitement en joignant ses mains devant lui et en hochant la tête. Je vous offre ma chambre la plus confortable, mais vous devrez la partager avec votre capitaine, je suis complet.

— J'accepte vos excuses, mon brave. Y voyez-vous un inconvénient, cher Aubéry ?

Ce dernier me scrute avec un regard taquin.

— Si mes ronflements ne vous incommodent pas, lance-t-il avec un clin d'œil.

— Restons corrects, vous voulez bien, bafouillé-je pour cacher mon émoi. Faites-y préparer un bain bien chaud et assurez-vous que la draperie est propre, nous monterons après souper.

Le tenancier acquiesce et disparaît par une porte dérobée derrière son office. Il reparaît quelques secondes plus tard, haletant.

— Tout sera prêt à votre convenance, monseigneur.

Je hoche la tête dans sa direction puis Aubéry me précipite vers la salle de restauration. Il flotte dans l'air un mélange d'alcool et de sueur, certainement dû à la diaphorèse des soûlards se dandinant au rythme du bandonéon et de la viole. Sans m'en laisser le choix, Aubéry me pousse vers une petite table à l'écart, dans un angle de la pièce. La lumière y est plus tamisée et une lucarne entrouverte apporte un air marin iodé bienvenu.

Je m'installe sur l'une des chaises en bois tandis que mon capitaine s’élance en direction du bar duquel il revient avec une bouteille de vin rouge et deux verres.

— Un verre de Corbières Boutenac pour vous redonner le sourire, Philibert ?

La probabilité de trouver ce nectar aussi loin de notre chère France me laisse sans voix et illumine aussitôt mon visage.

— C'est une bénédiction d'en trouver dans un tel bouge, n'est-ce pas ? esquisse-t-il en débouchant le breuvage d'un geste expert. Je nous ai aussi commandé deux assiettes d'une spécialité dont vous me direz des nouvelles : caldeirada de chevreau aux haricots.

— Une dénomination des plus exotiques, j'en ai l'eau à la bouche.

— Trinquons à ce formidable voyage ainsi qu'à l'agréable compagnie que nous nous offrons mutuellement, voulez-vous ?

Aubéry lève son verre, un sourire fendant son visage parsemé de boucles rousses. Ses yeux verts brillent d'une étincelle charmante.

— Merci, cher capitaine, le remercié-je en tintant ma coupe contre la sienne. Et veuillez accepter toutes mes excuses pour ma réaction d’hier, je ne remettrais jamais plus votre parole en doute.

— Vous êtes parfois insupportable, monsieur le duc, c’est un fait. Mais vous avez un don certain pour ce qui est de l’organisation d’une expédition. Et je ne me montre pas toujours tendre avec vous non plus. Disons simplement que les torts sont partagés et enterrons la hache de guerre, entendu ?

J’acquiesce en levant mon verre dans sa direction.

Plus tard, après un délicieux repas bien trop épicé pour mon estomac continental, je gagne ma couche tandis que mon capitaine s'enquit de la compagnie d'une fille de joie à l'allure bien vulgaire. En passant la porte de la chambre, une délicate odeur de camphre et de sels de bains me monte au nez. La baignoire que j'avais réclamée m'était sortie de la tête.

Sans perdre une seconde, je me dénude et plonge dans la bassine en bois fumante. La sensation de l'eau brûlante est divine, tant et si bien que je laisse mon esprit vagabonder dans l'oscillation des bougies à mesure que tous les muscles de mon corps se délassent. Mais le vacarme de la porte s'ouvrant violemment me ramène à la réalité. Aubéry et sa gourgandine s'asticotent généreusement, mêlant leurs salives tout en se déshabillant l'un l'autre.

L'idée de me retrouver coincé dans la bassine le temps de leurs ébats me fait tressaillir. Je me racle la gorge bruyamment pour leur signifier ma présence et mon mécontentement.

— S'il veut regarder, c'est le double ! nasille la jeune femme.

— Il est parfaitement hors de propos qu'une telle chose se produise ! lancé-je avec gêne. Je vous saurais gré de bien vouloir aller faire votre affaire ailleurs !

— Oh, voyons, Philibert, une si charmante demoiselle ne vous ouvre-t-elle pas l'appétit ? se moque Aubéry.

— Il n'est pas question ici de décider si madame est charmante, mais plutôt de l'incongruité de la situation ! Je ne vois pas de mal à partager ma chambre avec vous, Aubéry, mais seulement vous !

— S’il vous plaît, Philibert, accordez-nous quelques minutes d’intimité. Le chemin a été long et j’ai grand besoin d’affection.

Il attrape la vilaine par la taille et colle ses lèvres contre les siennes dans un affreux bruit de succion qui m'horripile au point que je détourne le regard.

— Ne pourriez-vous pas faire cela dehors ?

— Enfin, Philibert, nous ne sommes pas des chiens !

— Vous vous comportez pourtant comme tel !

— Arrêtez vos enfantillages, un peu de compagnie coquine ne fait de mal à personne. Et d’ailleurs, cela vous décoincera sûrement !

— Comment osez-vous ? Ce n’est pas être coincé que de ne pas vouloir copuler avec la première catin venue ! Vous serez moins sûr de vos propos lorsque vous vous réveillerez un matin avec la petite vérole !

Absorbés par notre joute verbale, aucun de nous ne remarque que la fille de joie s’est éclipsée sans demander son reste.

— Merci beaucoup, Philibert, vous l’avez fait fuir !

— Bon vent ! Votre bourse et vos parties intimes m’en remercient déjà.

Surpris par ma franchise, le bougre me dévisage avant d’éclater d’un rire franc et si communicatif que je ne peux me retenir de m’esclaffer à mon tour. Il quitte la pièce hilare, sans même prendre la peine de refermer la porte.

Tandis que je tente de me remettre de mes émotions, il débaroule à nouveau. Passablement éméché, il attrape un petit tabouret et le place à côté de la bassine pour y déposer une bouteille de vin et deux verres, avant de commencer à retirer ses vêtements.

Bouche bée de stupéfaction, je ne parviens pas émettre la moindre objection tandis qu’il se dénude pour vraisemblablement se glisser dans le bain à mes côtés. Sentant le rouge me monter aux joues, je détourne le regard à l’instant où il retire son caleçon.

— Allons, monsieur le duc. Je n’ai rien de plus que vous n’ayez déjà vu, lance-t-il en ricanant.

— Il était convenu que nous partagions la chambre et uniquement cela ! bredouillé-je en tentant de retrouver contenance.

— J’avais espéré m’envoyer au septième ciel ce soir, comme quoi, les désirs peuvent évoluer.

Il débouche le breuvage avant de me tendre une coupe généreusement pleine. Malgré la situation gênante, le vin aidant, je parviens à me détendre.

— Un homme de votre acabit. Vous n’en avez jamais assez de faire l’andouille ? demandé-je en portant la coupe à mes lèvres.

— Pas tant que je serais vivant, répond-il avec un clin œil malin.

Cette nuit-là, nous avons passé un moment d’amitié mémorable à tergiverser sur nos aventures futures, tout en espérant qu’elles soient encore nombreuses. Mais ce fut une autre histoire à notre réveil le lendemain matin.

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