Défi thème Jardin
La cloche de la veillée résonne à travers le sanctuaire. Vêtus d’une robe blanche, à genoux sur le tapis molletonneux de la chapelle, les mains posées sur les genoux et les yeux fermés, tous murmurent le chant de la déesse de la vie. Chacun prie pour cette nouvelle année. Chacun prie pour connaitre la joie d’être parents, pour de bonnes récoltes ou tout simplement pour être en bonne santé. Mais au fond de chacune de nos âmes, tous individuellement, prions pour être le messager de la déesse. Chaque année, une âme est choisie pour être l’incarnation de cette femme à la robe, aux yeux et aux cheveux rouges, tel le feu qui anime le cœur des foyers d’habitants. Une nouvelle âme est choisie si l’ancienne a échoué. Tout le monde prie, sauf moi. Victime des rumeurs de mes nombreux frères et sœurs, victime du titre qui est le mien et du devoir qui m’attends, victime de cette maladie, symbole de la possession diabolique, je suis pris pour la bonne santé de mon père, qui dépérit de jour en jour. Je pris pour ne pas prendre sa place, pour ne pas devenir le messager. Conjuguer couronne et alliance avec la déesse serait le coup fatal à mon désespoir.
Me refermant sur moi-même, ignorant le chant ancestral de la déesse, je me perds dans les profondeurs de mon âme. Je me perds dans un dédale de couloirs au mur sombre, noir où personne ne vit, où le moindre son est aspiré par les ténèbres. Tel est mon cœur depuis le début des scandales qui m’accable de toute part. Pourtant, au détour d’un virage, une lumière aveuglante repoussa l’obscurité. Une voix chaleureuse et familière m’appelait. Cette voix enivrante, telle la voix des sirènes dans les contes que me lisait ma mère enfant, m’attirait. Je ne contrôlais plus mes corps qui avançaient, pas à pas. Mon regard fixé devant moi, mon âme s’enivre de cette chaleur, de cet amour et de cette protection dont j’avais été privée depuis l’assassinat de ma mère.
— Approche, ma tendre enfant.
Ces quelques mots, prononcés dans un souffle de bienveillance et d’amour m’empêchais de faire demi-tour. Un pas après l’autre, je me rapproche de cette lumière, de cette source de chaleur qui m’appelait. À quelque mettre de celle-ci, je tendis la main, à la fin inquiète par ce qu’il se trouvait de l’autre côté, mais rassurer par la présence de la voix. Une main à la peau de bébé, lisse et délicate, les ongles parfaitement recouverts de vernis rouge se posa dans la mienne et m’invita à entrer dans la lumière, à découvrir un vaste espace de paix, d’amour et d’abondance. Ici, le soleil n’était pas oppressant. Le soleil cohabitait parfaitement avec l’eau si claire que je ne connaissais plus depuis la grande sécheresse. Je fermais les yeux et profitais de l’instant présent. J’entendais les oiseaux chantés, l’écoulement d’une rivière au loin qui se terminaient en cascade. Le craquement léger, sous les poids de petits animaux, des branches tombées au sol. Le souffle du vent sur les feuilles encore attachées aux arbres. Tous ses sons de mon enfance qui me rappelait ma mère. Nos sorties secrètes dans la serre du palais, nos promenades dans la forêt de sa naissance. Dans le souffle du vent, j’entendais le rire musical de ma mère combiné à celui de ma plus jeune sœur, quand elle n’avait encore qu’un an. Ces rires qui m’avaient tant moqué à en souffrir.
— Bienvenue dans mon domaine.
La voix était de retour et j’ouvris délicatement les yeux, ne voulant perdre la paix qui s’était installée en moi, la paix que j’avais perdue il y a dix ans. Devant moi apparut une femme toute de rouge. Dans ses yeux, la flamme de la vie, à la fois terrifiante et hypnotisant. Il m’avait suffi d’un regard pour comprendre. D’un souffle de sa part pour comprendre qui elle était. La déesse de la vie, Freya. Sa couronne, entremêlement de branche, d’herbe et de fleurs, était à couper le souffle. Dans cet endroit magique, le moindre mot risquait de mettre en péril cet équilibre si précaire, mais où la moindre parcelle de vie avait sa place. Elle était exactement comme l’avais décrite les nombreux écrivains et historiens. Les récits de sa légende, de son histoire, semblaient fidèles. Les lèvres rouges, le visage pâle qui renforçaient la flamme éternelle dans ses yeux. Ses longs cheveux rouges avec des reflets roux virevoltaient au vent, tel un feu attisé par la nature.
— Et si on marchait un peu ? Que je te fasse visiter ?
Telle une mère protectrice, elle entoura mes épaules et m’invita à l’accompagner, à marcher à ses côtés. À chaque pas, je faisais attention où je mettais les pieds, ne voulant pas écraser la moindre feuille ou la moindre tige d’herbe. La déesse était grande. À ses côtés, je me sentais ridiculement petite, telle la pauvre fille misérable que j’avais dû jouer durant dix ans.
— Ne sois pas aussi tranchante avec toi-même, commenta-t-elle en me regardant.
— Vous… vous lisez dans mes pensées ?
— Je sais tout de toi, mon enfant. Tu portes le même nom que le mien et tu es celle dont les prières résonnent le plus ici.
— Pourquoi ?
— Suis-moi.
En silence, je la suivis à travers un champ de violette puis de lys avant d’arriver sur une vaste étendue fumante, réduit en cendre. Au centre, un unique arbre en feu tentait de survivre. Tout, sauf si cet arbre avait brulé. Le contraste même avec le reste de ce que j’avais pu voir.
— Chaque croyant à sa propre parcelle, que j’aide à entretenir. Celle-ci est la tienne. Cet arbre encore en vie, ce feu qui brule en toi est identique au moins. Tant que tu vivras, tant que tu croiras en toi il continuera de bruler sans en affecter l’arbre. Mais si tu abandonnes tout espoir, si tu abandonnes l’amour, il finira par disparaitre à son tour.
— Je ne suis pas à ma place. Depuis la mort de ma mère…
— Ta parcelle se meurt depuis la mort de ta mère, oui. Ta parcelle se meurt parce que tu as perdu foi en l’humanité, en ton peuple.
— Je suppose que c’est pour ça que vous m’avez choisie ? Pour être votre messager ?
— Je ne t’ai pas choisi, mon enfant. Je n’ai choisi personne.
— Mais alors, pourquoi suis-je ici ?
— Avance dans cette flamme qui brule en toi, tu comprendras.
Sous le regard sincère et protecteur de la déesse, j’avançais vers cet arbre enflammé, mais toujours vivant. Ce feu qui brulait au fond de mon âme, ce feu que j’avais désespérément étouffé pour entrer dans les bonnes grâces de mon père, en vain. Ce feu qui hurlait mon désespoir, mais qui pourtant criait son bonheur. Ce feu était la représentation même de ce qu’était devenue ma vie après l’assassinat de ma mère, dans mes bras, alors que je n’avais que quinze ans. Plus j’approchais, plus la peur qui me tiraillait l’estomac disparaissait. Je finis par entrée dans ce feu infini et fut submergé par des images. Des images de toute part, des souvenirs. Ceux de femmes qui m’étaient inconnus, ceux de la déesse et ceux de ma mère. Les deux derniers souvenirs étant trop similaires pour être une coïncidence.
— Tel est ta destinée, mon enfant. Une enfant issue de l’amour le plus pur de la déesse de la vie est vouée à devenir à son tour cette déesse. Ma mère l’était avant moi, et tu le deviendras après moi. Par l’amour du pouvoir de la déesse je t’ai conçu, par ce même amour tu concevras celle qui prendra un jour ta place. Le jour de tes quinze ans, je suis partie. Le jour de ses quinze ans, tu partiras à ton tour.
— Ça veut dire qu’il n’y a pas de messager ?
— Pas selon la définition des croyants. Chaque femme de notre famille est la messagère de la déesse en place, portant le fruit de son amour.
— Vous ne ressemblez pas à ma mère pourtant.
— La déesse à un unique visage. Celui que nous prenons en même temps que la tâche qui nous incombe. Aujourd’hui, ta tache en ce bas monde t’est révélée. Faire naitre et élever ta fille, Freya, issue de cette étendu verdoyant jusqu’à ses quinze ans puis prendre la place de déesse qui te revient de droit. Mais ne t’inquiète pas, on se recroisera plus régulièrement que tu ne le penses, Freya, fille de la flamme éternelle.
— Freya ! Princesse Freya ! Appelez un médecin vite !
Autour de moi, des hurlements me firent revenir à la réalité. Allongé sur le côté, la bouche remplie de cette mousse que je ne connaissais que trop bien, je toussais et crachais pour libérer mes voies respiratoires. La paix et le calme que j’avais connus après de la déesse s’étaient envolés en une fraction de seconde. J’étais de nouveau revenue sur terre, ou plutôt en enfer. Là où on me qualifiait de monstre à cause de crises dont je ne contrôlais rien. Là où un trône, ce cadeau empoisonné m’attendait. Ne voulant entendre une énième fois le chuchotement de honte et de dégout de mon père, je fermais les yeux.
— Grande sœur ! Reste avec moi, s’il te plait, ne m’abandonne pas.
Héria, le bébé de la famille du haut de ses dix ans et pourtant la plus mature d’entre nous. Deux filles, l’aîné et la benjamine, dans une arène d’homme en perpétuelle chasse à l’égo. Deux filles unies par les derniers souvenirs de notre mère. Deux filles unies par des rires, par des je t’aime. L’une comme l’autre, étions détesté par nos frères, entre nous. Parce que nous avions eu l’amour d’une mère, contrairement à eux. Parce que, comme je venais de l’apprendre, les femmes régnaient dans cette famille. Les femmes, nées du même nom, Freya, toute destinée à devenir le symbole de la vie et de la flamme éternelle. Voué à devenir la déesse Freya. La main de ma sœur dans la mienne, je sombrais dans les profondeurs de l’inconscience, comme à chaque fin de crise.
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