— Corduvac, tu foutais quoi ? crépite la voix de Spara sur les hauts-parleurs. T'as loupé le stand-up matinal de Ruleck.

— Ruleck ?

— Tu te fous de ma gueule ?

Milo n'a pas le temps d'apprécier la douce lumière monochromatique du corridor d'un sobre blanc reposant. Il se frotte la nuque, embarrassé. Il déteste quand ses supérieurs le remarquent ; plus encore s'il s'agit de lui parler ; plus encore s'il s'agit de le houspiller.

— Euuuh... non ?

— Pilote hors pair ? Grande ? Blonde ? T'as même pas demandé son nom, sérieux ? Toi inclus, on est cinq. C'est quand même pas la mer à retenir, bordel. Comment ça peut connaître toutes les langues connues mais pas le nom de ses coéquipiers ? T'as pas changé, là-dessus. Une semaine avant de clamser, tu confondais encore Ruleck et Louboutou. Faut pas t'étonner qu'ils aient pas pleuré.

L'ex-vice-capitaine se recroqueville, quand bien même il n'y a aucun œil auquel se soustraire.

— Et qu'est-ce que tu fous avec cet immonde gobelin de hangar ?

— Euuuh...

— Peu importe. Tu peux vérifier le module faunique ?

Des pianotements frénétiques résonnent à travers les transducteurs électroacoustiques.

— Au bout du corridor en bas, puis à gauche par rapport à ta position. À gauche, du côté des relais rouge fluo, pas du côté de la baie arrachée. T’écoutes ?

— Oui, répond Milo déjà en marche. Mais pourquoi est-ce que vous précisez tout ça ?

— Parce que tu confonds ta gauche et ta droite.

Il esquisse un discret sourire coupable.

— Quand même... j’ai le temps de réfléchir sur la route !

— Et me refaire le coup des stradules carbonisées ? Je crois pas, non.

— Je...

— « J'étais jeune, gna gna gna », je connais la chanson.

— Je m'en...

— « On s'en fout, des stradules, ça geint tout le temps de toute façon ». Change de MPtruite.

— Je m'en sou...

— « … cie comme de ma dernière coloscopie ». Arrête, tu me les as toutes faites.

— Je m'en souviens pas. Des stra-trucs.

Un court silence, hormis le ronronnement des moteurs et le grésillement intermittent des baffles.

— Bon, t'y es ou faut que je te tienne la main aussi ?

— … C'était de quel côté, déjà ?

— Rouge.

L'handicapé du traitement visuospatial au gyrus angulaire déficient doublé d'un trouble de la latéralisation repère aisément, à l'aide de cet indice, sa sortie. Il pénètre dans une salle aseptisée, aux larges vivariums verdoyants et aquariums bleuoyants.

— J'y suis. Je dois faire quoi, maintenant ?

— Vérifie l'état des champs de force. S'il t'en trouves un qui a lâché, donne-moi le nom des espèces qu'il abritait, histoire de savoir à quel point ça craint. Il devrait y avoir des écriteaux.

Milo vérifie en premier le bassin des squaliformes. Outre qu'une fuite s'y repérerait facilement, il frémit à l'idée de requins éjectés de leur habitat artificiel : les braves bêtes ne feraient pas longue eau.

Un consciencieux tour du propriétaire révèle qu'une majorité de rongeurs se sont volatilisés, ainsi qu'une vache et un lémurien.

— Je lance un scan pour les rongeurs, mais ça va être la plaie. Y'a quoi d'écrit exactement pour les deux autres ?

— Bos taurus augmentus et Eulemur rubriventer augmentus.

— Ah, tu peux les laisser. Leurs enceintes sont vides ?

— Non, il reste quelques bovins et lémuriens.

— Dis-leur bonjour et propose-leur de faire un tour, ils doivent avoir des fourmis dans les pattes, à force.

Milo se fige un instant, puis hausse les épaules. Il ouvre l'enclos bovin et croise le regard d'une génisse qui semble lui faire de l'œil.

— Euuuh... Bonjour... Arf, ça y est, je tombe dans tous leurs bizutages à la noix.

— Bonchooouuur !

Milo s'immobilise. La vache continue de mastiquer.

— Ch'est déchà l'heure de la traite ? Parche que ch'ai touchours pas recharché.

— N... non. C'est pour... faire un tour...

— Ah, ch'est chentil ! Plectruuuude ! Bertraaaade ! Rotruuuude ! Chrotaaaais ! Chiltruuuude ! Frédégoooonde ! Chortez le whichky, on fait choirée ! Dode est partie devant, au fait. Mais ch'est encore une velle alors il faut pas la laicher boire.

Ladite Chrotais fait rouler une bouteille de whisky de la taille d'une tonneau. Comme celle-ci est carrée, l'exercice est malaisé.

— Eh, vous ch'avez des pouches oppochables ! Un coup de main cherait pas de refus.

Désemparé, Milo s'exécute devant la génisse peu impressionnée.

— Enfin che penche qu'il vaut mieux utilicher vos deux pouches quand même. Voire les mains, mais che veux pas vous bruchquer.

L'hominidé pousse et pousse, mais rien n'y fait. Alors Chrotais daigne lui montrer.

— Imachinez que mes cornes chont vos pouches, d'accord ? Et mon cou, vos chenoux. Il faut placher les cornes dechous et poucher avec le cou pour pas ch'abîmer les ch'épaules.

Malgré les efforts futiles du primate inutile, l'humeur de Chrotais s'allège de même que son labeur.

— Vous ch'êtes pas bien cochtaud, héhé. Che vous chens un peu timide auchi. Ch'est la première fois que vous parlez à une vache ? Vous ch'êtes pas d'ichi, on dirait. Vous devez en avoir, des choches à raconter !

Milo acquiesce penaudement, tâchant d'ignorer que la belle tend à se rapprocher, le mufle rosé. Et qu'elle vient de lui renifler le cuir chevelu.

— Che vais vous donner mon compte GramMeuh. Che modèle de temps ch'en temps, hihi. Ne regardez pas le dochier « Au Naturel », hihi. Il est un peu... oché.

— Aaah, on m'a volé mon téléphone, c'est dommage.

— Télé-quoi ? Ch'est pas grave.

Elle presse une cuisse contre un panneau interactif et commande une carte de visite. Un ticket s'extirpe de l'écran, que Chrotais prend délicatement entre ses dents et dépose dans les paumes de l'objet de son béguin passager.

— Hi hi hi !

Et elle part en trottant, faisant rouler l'énorme bouteille carrée comme s'il s'agissait d'un simple jouet.

Milo baisse les yeux sur le papier humecté,

Chrotais

Charentaise chère et cotée

GramMeuh : xXx_<3Chrotais<3_xXx

qu'il range avec l'affreux nain de jardin.