19
Quelques semaines-lumières et heures solaires révisées plus loin et plus tard.
Ruleck, le nez vissé sur l'écran de son GPT (Guidage Par Tachyonite) au lieu de surveiller ses hublots, rouspète quand un Radarite la flashe.
— Pervers !!
Elle entame un slalom pour envoyer un doigt d'honneur en simili-néon au contrevenant, les yeux toujours rivés sur son GPT.
— Tocard, j'te jure... Et Bardan, tu viens faire ton taff ou quoi ?
Enfoncé dans le sofa, le navigateur émet des ronflements soudains et affectés.
— Clampin, va.
— Ho ! Je suis en RTT !
— Arrête de la jouer Corduvac avec ton droit au travail fictif ou j'sais pas quoi.
Louboutou fait claquer ses Louboutins.
— C'est vrai, ça. Tu peux pas piffrer le vice-comm... Corduvac, par contre pour piquer ce qui t'intéresse du 23e siècle, là y'a du monde.
— Vingt-et-unième.
— Ta gueule, Cordu.
La nouvelle recrue, les mains sur les hanches, échoue à toiser le moustachu. Même allongé, il le dépasse encore un peu. Louboutou toussote pour lui signaler de ne pas s'en occuper, et se penche sur le GPT, prêt à relayer son équipier en pseudo-congés.
— Tu sais lire ça, Lebo... ttin ?
— « Louboutin ». Bah... Ça doit pas être plus compliqué que de déchiffrer les plans de la chambre motorisée d'un Sup-FX 238.
Il se penche sur l'écran bariolé de coordonnées.
— Hmm.
Et recule, exactement comme il est arrivé.
— À ton tour, Corduvac.
— Euh...
— T'as rien d'autre à faire.
C'est vrai. Hormis peut-être réveiller le musclé, mais Milo ne tient pas à enclencher son suicide assisté. Il approche donc du GPT, aussi perdu que ses collègues. Quoiqu'à la vérité, un détour par le menu révèle le mode enfant, lequel efface les données encombrantes. Une ligne bleue pour le trajet à suivre, et des avertissements rouges pour les obstacles à éviter.
— Bardan ! Tu nous avais caché ce mode-là ?! Tu sers à rien !
La masse musculaire tourne dans son canapé.
— Y'a bien que les non-navs pour dire ça. Le tout-auto, c'est pour les bébés, mais si vous voulez vraiment du trajet optimisé, rien de mieux que le mode manuel.
— C'est ça. J'te jure, j'te ferai ta fête au retour de vacances.
— Oublie pas le gâteau. Parfum bananas.
— Et puis quoi encore.
— Tu as cédé les douze dernières fois, fait remarquer Louboutou.
Ruleck grogne. Louboutou déglutit, heureux qu'elle n'ose quitter la spatio-route des yeux.
Pas si longtemps après – juste le temps d'enfiler des combis furtives et d'avaler un goûter bien chargé – un champ de force fige le vaisseau, et le répondeur automatique de la Corpo-planète accueille nos héros.
— Bonjoir, vous êtes bien aux quartiers généraux de la corpo-fédération. Merci de laisser un message après le bip : nos secrétaires passeront vérifier vos autorisations, s'ils n'oublient pas.
— On a des autorisations ?
— Chut, Corduvac.
Silence.
— Le bleu a couvert le bip, ou y'en a pas eu ?
— Y'en a pas eu.
— Hmm.
Louboutou se masse la nuque, inquiet.
— Euh... Allô ? Cargonef 221B à l'appareil. Matricule XDDD-5555-PTDR-JAJA-w.
— …
Spara empoigne l'intercom.
— C'est au sujet d'une pièce défectueuse ! On passe au SAV avant de saisir le tribunal des insatisfactions clientèles !
Le champ de force se dissipe.
— Bienvenue sur la Corpo-planète. Nous espérons que vous passerez un agréable séjour. N'oubliez pas de remplir la clause de non-responsabilité.
— Ouais, ouais, répond Spara en coupant les communications.
Milo s'ébahit devant la planète grouillante et grisonnante ; devant ses tours élancées qui percent les satellites.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— L'administration défaillante, comme d'hab.
— Pourquoi ils nous ont laissés entrer ?
— Le vieux coup des clients insatisfaits. Il nous invitent pour nous buter.
— Euh... hein ?!
— Un petit contingent se rassemble au spatioport en ce moment. Rien que pour nous, tu te rends comptes !
— On a eu du cul. Parfois ils butent les mécontents avant de signer la clause.
— Pardon ?!
— Nan, mais on a Ruleck, t'en fais pas. On aurait évité le pire. Sans doute.
— Et euh... On continue de descendre ?
— Encore un peu, ouais. Mais on va pas tarder à leur fausser compagnie.
*Ding ding ding ! Venez profiter des soldes chez Soldorak !*
— Parfait. Ruleck ?
La pilote amorce un virage serré. Spara s'empare des coms.
— Ici la capitaine du Cargonef 221B. On va faire les soldes, on revient juste après.
— Entendu. Nous vous avons transmis la clause pour prendre de l'avance. Merci de la compléter.
— Aucun souci.
Un court bourdonnement confirme la fermeture du canal audio.
— Bardan, je te laisse remplir ça avec des noms à la con ?
— Toujours en vacances.
— Tu fais chier. Louboutou, à ton imagination.
— Je peux réutiliser Mariette Poupette et Zzeuzorg Mmeuporg ?
— Ils sont pas censés être morts ?
— Ah, merde. Bon, Pariette Mmeuporg et Ppeuporg Zoupette, félicitations pour votre naissance.
— Oublie pas les certificats ante-datés pour qu'ils perdent bieeen du temps.
— Évidemment.
Milo frissonne. Cette aventure devient bien trop aventureuse.
— Eeeet... Ils nous laissent faire un détour ? Comme ça ?
— Bien sûr. Si on peut leur filer de la thune avant de se faire rayer de l'état civilo-bancaire, ils vont pas dire non.
Spara, bras croisés, toise l'indécis Milo.
— C'est pour la bonne cause.
Bardan, sanglé dans son canapé, lève un poing.
— La revanche !
La capitaine acquiesce sombrement.
— Tu vois le monstre en spaghetti ?
— Un peu, oui !
— Seulement un peu ? s'indigne Colonel Moustache. Il a la mémoire en carton, çui-là ! J'te...
Louboutou l'interrompt d'un coup de pied dans l'arrière du genou, et soutient les broussailles furieuses du géant.
— C'était pas complètement notre faute, poursuit Spara sans sourciller. Le Corpo-chef a jamais trop aimé les insolvables – nous –, et il sait qu'on se procure nos pièces détachées chez Okazions de Katrième Main. Il leur a vendu de la technologie défectueuse, qu'ils nous ont revendue, et nous voilà.
— Donc... Vous avez fui dans le passé pour échapper à Son appendice nouillesque ?
— C'est un peu plus compliqué que ça. Mais en gros, ouais.
Une secousse conclut la conclusion de leur conversation.
— Je viens de nous garer sur la Corpo-Tour. On a max 18 minutes USNO-révisées avant que le camouflage tombe à plat. Activez vos tuniques furtives avant l'ouverture des portes.
— Le premier qui déclenche l'alarme, j'annule son relevé fiscal de naissance, complète Spara.
Milo suit scrupuleusement les consignes, le plus silencieux possible. Assailli par la chaleur torride du dehors, l'air raréfié et les fumées opaques, il active le climatiseur et le respirateur de sa combinaison. S'il s'interrogeait sur la capacité de la tour à supporter le poids du spacieux vaisseau-mouche, ses questions portent maintenant sur sa capacité à se porter elle-même : d'ici, sa vastitude monopolise l'horizon.
L'équipage se scinde en trois : Louboutou et le robot restent au sommet programmer les leurres ; Milo, Spara et Ruleck descendront la tour en rappel ; et Bardan poursuit sa sieste.
Une ceinture-grappin autour de la taille, Milo inspire un grand coup, interrompu d'une claque de Spara qui précipite son saut.
— En silence ! grésille sa voix autoritaire.
Il se tait, sa peur de Spara éclipsant celle du vide.
Nos trois apprentis-ninjas dévalent les étages, prenant garde, la plupart du temps, d'éviter les fenêtres. Quoiqu'à la vérité, les occupants ont certainement remplacé le morne horizon de la Corpo-planète par des holos plus verdoyants ou plus grisants.
Un bruit d'explosion traverse alors les coms.
— Louboutou ? gronde Spara. C'est pas vous, j'espère ?
— Hum... Quelqu'un ici a... hum... oublié que les accents n'étaient pas supportés par l'interface.
— C'3st lu1 ! C'3st lu1 !
— Louboutou ! Sérieux !! Les filets tracteurs se sont activés, au moins ?
Un souffle désolé leur parvient.
— J'ai seulement attrapé un astéroïde. Il est pas trop moche, Corduvac voudra peut-être s'y installer.
— C'était les planètes que tu devais prendre en otage ! Les PLANÈTES ! On n'a plus de diversion, maintenant !
Silence sur la ligne. Milo tapote son oreillette au cas où.
— B0n, b4h... J'3spère que v0us ête5 d0ués, en b4s. Ç4 va pa5 êtr3 de la t4rte, he1n.
Sans filet, Spara râle et active le mode chute libre ; Milo sent la bile lui remonter la trachée à vitesse terminale ; Ruleck bâille mi-plongeon et s'accorde un micro-somme.
Vue d'en-bas, les jambes flagadas, la tour semble percer le ciel – et ses satellites. Et sans doute ses lunes aussi. À vrai dire, vue d'en-haut et du milieu aussi.
Scrutée par les cams, cœur à berzingue, Spara active l'intercom dont l'œil noir et luisant, espère-t-elle, ne l'identifiera pas immédiatement, perdu entre ses nombreux alias.
— Le Corpo-chef suprême est actuellement décédé. Merci de revenir plus tôt. Si vous aviez un rendez-vous, veuillez contacter notre standard pour le décaler à une date antérieure.
— Quoi ? articule péniblement l'apprenti-cambrioleur.
— Comme il dit ! La mort n'est pas une excuse ! Honorez vos rendez-vous !
Milo s'éloigne de la cam pour chuchoter dans son micro.
— Si on ignore ce bourbier temporel, c'est plutôt bon pour nous, non ?
— Nan, bâille Ruleck. Maintenant il mettra qui il veut sur le directrône.
— Même mort, et tout ça ?
— Surtout mort et tout ça.
Tout l'équipage hoche la tête, il le sait : les coms substituent les gestes par un son si adapté que la nature aurait dû y penser.
— On était si près du but, murmurent-ils à l'unisson.
— C'est d'une tristesse à faire pleuvoir.
— Ah non, fais pas pleuvoir ici ! Ça va trouer les combis et nous aussi !
— Hum... Je ne suis pas sûr d'être à la page. Mort, c'est mort, non ? Pourquoi vous avez l'air si abattus ?
— Parce que c'est le message qui compte.
Ruleck grince des dents.
— Il devait crever à nos conditions. Là, il a gagné. Quand un mythe s’effondre, un monde s’effrite.
— À propos de frites, j'ai faim.
— T'en as, Louboutou ?
— Non.
— Hm. Va en chercher. C'est pour moi et ma Stache. Elle a besoin de lustre.
C'est faux, bien sûr. L'équipage réduit fortement sa facture d'énergie grâce au pouvoir réfléchissant du poil bardanien. Ses chances de développer un glaucome précoce sont, en revanche, inversement proportionnelles.
— De toute façon, il reste grand max un quart d'heure avant que le camouflage rende l'âme. Je propose que vous remontiez sans stresser.
— Hors de question. On s'infiltre.
— Pour quoi faire ? Tu comptes le re-buter ?
— C'est lui qui me rebute !
— Loub0utou ? Le serv1ce d'4ccueil a r3nvoyé la clau5e pour « s1gnature illisibl3 ».
— C'est la seule raison ?
— Ou1.
— Mince, ils veulent expédier la paperasse. Va falloir ajouter plein d'incohérences. Vous faites quoi, en bas ?
La voix hésitante de Milo crépite.
— Euh... Spaaar... ta et Brûûû... lette sont remontées.
Court soupir.
— Spara et Ruleck. Bien.
— Non. Elles veulent exploser une fenêtre pour « s'infiltrer discretos ».
— Ah.
Court silence. Une mouche s'étouffe sur les fumerolles noires.
— Ben écoute, j'ai la paperasse à gérer, chacun ses problèmes.
— … D'accord.
Il éteint son micro avant de pousser un soupir aussi compact que la vitre blindée que Ruleck s'apprête à défoncer.
BOUM
La voix de Louboutou pleut avec les débris et les sirènes stridentes.
— Bon, je dirais qu'il nous reste un max de zéro minute avant de nous faire repérer.
— Heur3usement qu'elle5 ont d1t « discret0s ».
— Tu dis ça parce que t'es nouveau. Elles font des efforts, là.
De dédale en dédale, sous couvert d'alarmes gueulardes, deux ombres flagrantes et déflagrantes se glissent avec fanfare dans l'antre du feu Corpo-chef, vive le Corpo-chef. Chacune, dissimulée derrière un rideau, installe son fusil de sniper, et descend le cadavre à bout portant.
Les communications se coupent un instant, après quoi Spara sollicite le renfort de Milo. Les tympans perforés, il lui demande de répéter.
— TU. VIENS. ICI. DANS. TRENTE. SECONDES.
— ᴬᵛᵉᶜ ᵘⁿᵉ ᵃʳᵐᵉ ᵎ ᴼᵘᵇˡⁱᵉ ᵖᵃˢ ᵈᵉ ˡᵘⁱ ᵈⁱʳᵉ ᵈᵉ ᵗʳᵒᵘᵛᵉʳ ᵘⁿᵉ ᵃʳᵐᵉ ᵎ
— ALLUME TON MICRO, RULECK !
— AVEC UNE ARME ! RAMÈNE UNE ARME !
Le cœur en sprint, en passe d'éclater le record du monde des humains non-dopés et sans OGM, il panique ; gaspille une fraction de seconde à contempler ses mains, en quête d'une arme invisible. Enfin, il se ressaisit et escalade la tour perce-ciel – en seulement 10 secondes, grâce à la remontée automatique (anti-sismique et anti-vitesse-catastrophique) de son kit.
Un bureau dépouillé, hormis les bris de verre Indestructibeul™ (non-remboursé par le SAV), l'accueille. Son regard dévore et sa main enserre la seule arme à proximité : un crayon à la gomme mâchée. Pour une raison ou pour une autre, l'étiquette du prix (26,9999999¤) y est resté accrochée.
— Corduvac ?
— Je suis en route ! J'arrive !
— Ouais. On a des gardes armés, du coup. Ruleck en a neutralisé deux, mais il reste une petite armée qui déboule au compte-goutte. J'espère que t'as une bonne puissance de feu.
Il contemple son crayon sans ralentir sa course, le souffle saccadé.
Alors, un vaste spectre émerge d'un cumulonimbus d'obsidienne, et une flotte d'avions de chasse fond sur la tour titanesque, la consume de déflagrations.
Milo active son micro d'un doigt poussiéreux.
— Vous allez bien ? Kof kof.
— Nickel.
— Impec'.
— Euh... Kof. Je pense que ça va être difficile, kof kof, de repousser des avions kof et des gardes kof kof avec un crayon. Kof.
Il entend Spara se tapoter le menton, et s'empresse d'ajouter :
— En plus, kof kof, je sais pas où vous êtes.
— Hmmm... Bon, laisse tomber.
— On laisse tomber quoi ? râle Ruleck. Ils vont pas nous lâcher juste parce qu'on dit « pouce » !
— J'ARRIVE PAS À DORMIR AVEC VOS CONNERIES, gronde le grave rauquement de Bardan. Il se passe quoi ?
— T'avais qu'à venir voir.
— C'est plutôt paisible ici, signale la voix calme de Louboutou. On dirait que toute l'action est aux étages en-dessous, personne a encore remarqué le vaiss...
Un coup de vent lui coupe la chique. Avant que quiconque n'ait eu l'opportunité de lui demander si ça allait (tous occupés à défendre leur vie ; quoique Louboutou ne comptait pas trop sur leur sollicitude), une rafale kaki, ruisselante de sueur et éclatante de brillantine, envoie valser les brigades à travers les vitres – décidément pas si résistantes –, droit sur l'armada que des fusélicos ont rejoint.
Neutribombes, atomissiles et quarksplosifs, déviés par les corps baraqués envoyés valser, mitraillent en tous sens un feu d'artifice photonique. L'essaim métallique, ainsi neutralisé, sombre loin, loin vers la surface.
Le lourd tapotement d'un index massif sur son épaule invite Milo à se retourner, puis à suivre le Moustachu. S'en suit une marche mutique vers l’ascenseur, dont le groom n'a pas le temps de béer avant de se faire assommer. Ses gémissements étouffés et flatulences incontrôlées meublent le silence gênant. Au sortir de la cabine, l'équipage retrouve son vaisseau bien-aimé... sauf Milo, à nouveau kidnappé.
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