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— On est où, du coup ?
— La Terre ! La nôtre s'est pas bêtement fait exploser, tu te souviens ?
— Euh... C'est pas comme si on l'avait fait disparaître exprès comme des sortes de... magiciens excessifs.
L'équipage hausse les épaules, et monte dans le taxi limousineux qui vient d'arriver. Bardan siffle en apercevant son chauffeur.
— C'est Rob-Ben Aord-Hur ! remarque Ruleck. La chance !
— Quelqu'un de célèbre ?
— Milo, tu regardes jamais les holos ?
— Non ! Je viens d'arriver dans cette dimension, je vous rappelle !
Louboutou secoue la tête, déçu par tant de décevante déception.
— C'est une super-star, il fait l'affiche de la série Les Mondoshawans contre-attaquent lentement, en ce moment.
— Ça doit pas si bien marcher vu qu'il conduit des taxis, chuchote Milo.
Les passagers se facepalment simultanément.
— Mais qu'1l est c0n.
— C'est pas le vrai, idiot, c'est un robot !
— Il s'appelle « Rob-Ben ».
— Ben Aord-Hur, c'est le vrai. Rob-Ben Aord-Hur, c'est le clone numérique.
— Faut tout lui expliquer, c'est fatigant.
— Honnêtement, ça mériterait une prime tout ça, Capitaine.
— Allez vous faire foutre.
— Bien reçu.
Le calme revenu, l'équipage cale son menton dans sa paume et contemple le paysage défilant. Ou plutôt le flou de bougé résultant. L'écran intégré aux sièges avant diffuse un journal holovisé.
Une erreur s'est glissée dans le journal d'hier soir à 22h15 : Kayvinn Hordule n'était en réalité pas terroriste, mais jardinier. Les mêmes djihado-bolcheviques qui nous ont signalé cette erreur ont exigé sa libération, mais le PDG du secteur pénitentiaire a refusé sous prétexte qu'il avait déjà été exécuté à l'occasion du festival hebdomadaire de la peine de mort.
Une seconde erreur a été repérée dans le journal d'hier à 22h10 où nous évoquions le début de la 56e Guerre Mondiale entre les dangereux bidonvilles de Trou-à-Pépette et de Pak Kret : des locaux de Trou-à-Pépette ont tenu à faire savoir qu'à part « l'ostie d'camraman à marde qui fait chier tsoute la gang, y'a po grand chose qui vient gosser le monde par icitte », et ceux de Pak Kret affirment : « ขอโทษฉันไม่เข้าใจ. คุณพูดไทยได้ไหม? » et « Tlou-à-Pépette, quoi çaaa ? »
Une troisième err...
— Ho ! Corduvac ! Hého !
— Hm ?
— On y est, descends.
La petite troupe s'attroupe à l'entrée d'un hôtel pas si miteux. Milo hésite à demander, mais se retient sagement. Chacun présente ses faux papiers à un portique pour atteindre le guichet. Sauf Bardan, qui fraude athlétiquement sitôt le réceptionniste autrement accaparé.
En attendant, notre héros du multivers scrute les holocrans sur les murs de la salle d'attente.
… la présidente de Nord-Nord-Est-Amérique ne serait pas, si l'on en croit ses dires, une « girafe intersidérale des galaxies des Antennes venue retarder l'évolution humaine, déféquer des pyramides, enlever des vaches dans l'espoir de reproduire le fameux hamburger californien de la moitié du 21ème, et arrondir la Terre pour confondre les scientifiques platistes. » Ses arguments peinent toutefois à convaincre les convaincus. Le débat reste ouvert.
On nous a signalé une septième erreur dans le journal d'hier à 21h53. Il apparaît que le yéti aperçu à Gorodovikoborisokozʹmodemʹjamzavodouvsk-Zabajkalʹkamčatskij serait un étudiant déguisé en bison à deux pattes à l'occasion du carnaval de demain dont, ivre – et probablement drogué à la théobromine comme tous ces jeunes dégénérés –, il a confondu la date. L'espèce Gigantopithecus Yeti resterait donc, à ce jour, disparue. Mais voyons plutôt ce qu'en pense notre stagiaire. Ethanatol, tu as passé quelques minutes de recherches intensives sur les réseaux sociaux dédiés au Yéti. Cela ne fait-il pas de toi l'expert mondial sur la question ?
— Oui.
— Et quel message voudrais-tu faire passer à nos milliards d'holospectateurs ?
— Il y a bien eu un Yéti à Grovitboriscausemodemmiamàvosdouches-Çavacommeuncatsqui. Cette histoire d'étudiant est un coup monté pour détourner votre attention de la vraie menace : les girafes intersidérales s'apprêtent à lancer une attaque antimuonique contre les Yétis pourtant déjà en voie d'extinction. La meilleure solution est d'envoyer vos dons à l'association que j'ai fond...
Leurs réservations tamponnées, double-tamponnées, l'équipage pénètre une chambre étrangement normale. Aussitôt, le visio sonne ; un timing suspicieux lui aussi.
— Allô ?
— $Ҩ#&§=∆Ə}. ¤<[Б«*+@µØßԤω%Ɐ ?
— Hm-hm.
— Ѡ+&/^, ТψϨдф₩(Ѳ{ж֏=אꜾ.
— Oui, pas de problème.
Spara raccroche en giflant l'air comme pour chasser une mouche.
— C'était l'agent. C'est tout bon pour récupérer le panel 8-Millenium de rechange.
Des sanglots métalliques retentissent, mais chacun s'efforce d'ignorer les hoquets du soupirant de la calculette glorifiée bientôt retraitée.
— Si j3une ! B0uh ouh 0uh... Enc0re tout3 sa g4rantie dev4nt ell3 !
— Elle a un bouton de mise en sourdine, la boîte de conserve ?
— Ma1s ! … M4is !
— On a rendez-vous pour quelle heure ?
— Ce soir. Corduvac, t'as toujours pas ta puce d'identité ?
— Euuuuh... Quoi ?
— Hmmm...
Les yeux de Spara balaient la chambre à la manière d'un scanner doté de deux bras, deux jambes, et d'une peau artificielle particulièrement réaliste.
— Tu montes la garde ici, alors.
— Pour ?
— Comment ça « pour » ?
Milo se recroqueville comme un fœtus, mais bombe le torse un petit peu quand même.
— Pour quoi faire ?
Les sourcils de la Capitaine se froncent jusqu'à former un parfait angle-droit, ainsi que vous le confirmera le robot à vision trigonométrique. Elle voit rouge, et une fine fumée s'échappe même de ses oreilles.
— D'où tu questionnes un supérieur ?!
— Je, euh... d'où vous êtes ma supérieure, d'abord ? Quand est-ce que j'ai accepté ce job ?!
— ᴼʰ ᵎ ᴵˡ ᵐᵉ ʳᵃᵖᵖᵉˡˡᵉ ᵘⁿ ᵖᵉᵘ ᴹᵒʳᵗ⁻ᵈᵘᵛᵃᶜ ᵒ̴ᵘᵃⁿᵈ ⁱˡ ᶠᵃⁱᵗ ᶜ̴ᵃ ᵎ chuchote Louboutou qui poinçonne les côtes bardaniennes de son coude osseux.
Spara défonce la porte d'entrée (en pressant à répétition le bouton d'ouverture d'un doigt colérique), et s'exclame, dramatique :
— Si t'es pas content, casse-toi ! Mais je me demande bien qui d'autre aura la patience pour un paumé dans ton genre ! Mon équipage est le seul à savoir quel as tu deviens !
— ᴼᵘⁱ˒ ᵉⁿᶠⁱⁿ··· ᴸ'ᵉ́ᵒ̴ᵘⁱᵖᵃᵍᵉ ᵐᵒⁱⁿˢ ᴸᵒᵘᵇᵒᵘᵗᵒᵘ˒ ᴿᵘˡᵉᶜᵏ ᵉᵗ ᵐᵒⁱ·
— M'0ubliez p4s ! Mo1 non plu5 je sa1s pas qu3l 4s il dev1ent !
— T'étais pas en train de chialer, toi ?
— … B0uh ouh 0uh... Ma L4dy...
— Fermez vos tronches !
Spara enrage, les yeux chargés de braises. Louboutou approche un index hésitant et, les yeux fermés tels le guichet de la Poste à l'heure de pointe, lui tapote l'épaule. La Capitaine inspire sèchement, se retourne comme un automate, et avise le subalterne subversif subito submergé de substance sublinguale.
— Ah... ahem... Alors... Erm... En fait...
Un coup de laser des yeux revolver de la nautonière convainc l'ingénieur d'accélérer la cadence.
— Les, euh... Les puces ? Elles sont, euh... Donc...
— On s'est fait griller, conjecture miraculeusement Ruleck.
— Merde.
Une vapeur sifflante s'échappe de son nez.
— Bon, changement de plan. Bardan : tu reprogrammes le rendez-vous. Ruleck, tu reprogrammes un itinéraire sans-ID pour Koudougou. Louboutou, tu reprogrammes nos puces : je les veux aussi vierges que Bardan.
La mine choquée de Milo lui coupe la chique.
— Quoi, il est Balance ?
— Non, non, Vierge comme un bébé de fin septembre.
— Ben alors ! Arrête d'interrompre. D'ailleurs t'es chargé de récupérer la caution. Des questions ?
Silence. Comme quand mamie lâche un prout au repas de famille.
— Plusieurs... ose enfin Milo.
— Alors on se casse, go, go, go !
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