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Sur un terrain de jeux géant, un gros chat quitte une cabane improvisée sous le toboggan d’où s’échappe un fumet alléchant. À la vue de Milo, il se fige un instant, oreilles plaquées telles deux amants réprouvés.

Potisha, je ne pensais pas qu'on se reverrait un jour…

Milo jette un œil alentour, mais c’est bien à lui qu’on s’adresse. Il fouille sa mémoire nouillesque à la recherche d’un félin anthropomorphe couvert de peintures tribales.

Non, il s’en souviendrait.

Quoique…?

Non, vraiment, il s’en souviendrait.

Mais rappelle-toi de tout ce dont tu ne te rappelles pas !

NON. VRAIMENT. JE M'EN SOUVIENDRAIS.

Ma décoction culinaire t’a remis sur pied ! Désires-tu un deuxième service ?

Milo renifle le fumet alléchant et acquiesce. Servi du goûtu rôti d'on-ne-sait-quoi, il écoute les conseils gastronomiques de son hôte.

Lors de la cuisson, ne lésine pas sur le jus. Récupère-le doucettement depuis le fond du plat avec ta louchette, et arrose fréquemment la préparation carnée. Comme ceci : tic-tac-tic-tac, jutage.

Occultant le verbiage inopiné, notre aventurier temporalo-désaxé se demande comment va Nougat le margouillat. Un udon bleuâtre et orangeâtre s'invite dans son champ de vision :

— À ton avis ? Il essayait de semer une éruption.

Milo pleure à nouveau, et le chat fort poli lui tend un mouchoir brodé d'un Z. Le porte-matelot s'essuie, renifle et se mouche avec un bruit de trompette agonisante.

C'est un Z pour Zorro ?

— Non, pour Zumin.

— Pour quoi faire ?

— Pour m'y retrouver entre mon mouchoir et ceux que les autres n'ont pas, pardi ! Quel histrion tu fais, mon cher Potisha !

Un vertige momentané dessine des vaguelettes dans le champ de vision de Milo, et une harpe désincarnée annonce un retour vers le passé.

Dans un fort insulaire de pierres pneumatiques, un tout jeune Zumin stresse, tape du pied et va-et-vient : son partenaire n'est toujours pas arrivé. Un vieil ibis l'approche d'une démarche chaloupée :

— Le Maître des Ténèbres, Icssicssicsse Darque Sassouquet Icssicssicsse, le Sombre, ne t'accompagnera pas...

Le chaton soupire et cache mal son désarroi.

— … Une vilaine cicatrice à la mâchoire qui s'est rouverte. Son chirurgien est un incapable, vraiment. Nous lui avons conseillé de s'adresser à un marabou, cette fois.

Zumin fixe ses pieds : sans personne pour l'épauler, il ne lui reste qu'à déclarer forfait.

Pour ce faire, je te présente ton nouveau partenaire.

Le volatile pousse un jeune humain, sûrement guadeloupéen, que Milo ne discerne pas bien. Sur le départ du compte à rebours, les deux gamins s'élancent sur la tyrolienne – mains nues pour l'humain ! – et glissent de part et d'autre de l'enceinte : attrapent un seau d'encre ici, le vident sur le grille-pain là-bas. Empoignent des baguettes ici, pour saisir un glaçon charbonneux là-bas, qu'ils lâchent dans le seau juste avant la fin du temps imparti.

Sur les célébrations et cris de victoire, Milo s'échappe de sa mémoire pour retrouver la réalité du moment quand un vieillard de passage armé d'un sac d'osier le bouscule.

Mille excuses, messire Potisha ! Secondez-vous Maître Zumin dans sa noble quête ? Prenez donc un champignon pour me faire pardonner.

Milo-dit-Potisha coule la main dans la hotte... aussi vide qu'un estomac nord-coréen.

Hm, fait-il le temps d'enregistrer.

Le vieux raton se retire, clopin-clopant, sous l'œil chafouin de Zumin.

N'accorde pas ta confiance à Papy la Touille. Tu ne veux pas retomber dans ses rets fongiques.

— Hm ? Ah... Le sac était vide, de toute façon.

— Pour mieux endormir ta méfiance, nul doute !

Milo acquiesce distraitement, et engloutit le rôti dont il se souvient soudain.

Ch'est quoi cheque hichcqoire de quêque, au faique ?

— Aaaah, mon ami ! N'y prête pas attention ! Concentre-toi sur ta guérison.

— Nooon, mais... *slurp* Je peux aider, quand même.

Zumin retient mal un tic : sa babine découvre un croc, l'espace d'un instant. Croit-il, lui aussi, Milo-pas-finaud trop nigaud pour l'épauler ? Il inspire, réfléchit, et lit à tort, dans le regard bovin de notre ami, une détermination paisible. Dents serrées, il lâche un court soupir comprimé :

— C'est d'accord... Tu peux m'aider...

Milo hausse les épaules. Zumin comprend qu'il faut détailler :

— Hum... Des chatons... ont disparu. Ceux de Tysha et de Petitgras. Ceux de Papy Lyon et de Ganguy Lyon aussi.

Il sursaute légèrement.

Ou... peut-être pas ?

Milo écarquille les yeux.

Comment ça ?

— Oh ! Euh... J'ai potentiellement omis qui a disparu. Mes notes ne sont pas des plus studieuses, j'en ai peur.

Il montre une feuille vide à notre protagoniste, lequel étudie la non-liste.

Hmm... On peut ré-interroger les parents. J'ai vu pas mal de films policiers, je pense que je m'en sortirai.

Le sourire de Zumin s'affaisse à la manière de la banquise sous les pieds d'un ours polaire désemparé.

Je m'ennuie rien qu'à y penser. D'autant que j'ai déjà ma petite idée.

— On y va, alors ? Si c'est pas trop loin.

Le gros chat se fend d'un rire sardonique.

Fidèle à toi-même, Potisha. Ton inertie inversement proportionnelle à ta masse corporelle.

La nouille dans le crâne de l'apprenti-mousse se contorsionne en calcul mental. Il abandonne au final, laisse flotter un pouce en l'air en espérant qu'il fasse l'affaire. Zumin, apparemment satisfait, jette sa cape sur son épaule et mène la marche. Il flâne en ligne droite vers la table de pique-nique, toque à la nappe,

Nous sommes ouverts.

et pénètre la papeterie tandis que Milo refoule un mal de crâne.

Tu penses que la vendeuse est dans le coup ?

Zumin consulte un étalage, deux griffes sous le menton.

Peu probable, mais l'idée reste à creuser. Que penses-tu de ces feuilles-ci ?

Roses. Avec des papillons violets. Milo hausse les épaules : la seule réaction appropriée.

Tu... tu as besoin de papier ?

Zumin superpose les feuilles ; teste leur épaisseur et leur douceur.

Pour mon carnet de détective.

— Ah. Et ces calepins tout faits, ça va pas ?

— Hmmmm... rêches, mais absorbants... Que choisir, que choisir...?

— Ils sont plus jolis, en plus. Regarde, il y a des navires en cuir. C'est sympa, non ?

Zumain pèse longuement le plus contre et le moins pour, quand

Aha !

une excellente idée le frappe :

— Finalement, je vous achèterai ceci !

La vendeuse suit le doigt pointé vers l'objet convoité et l'emballe d'un geste expérimenté.

Vous voudrez des frites, avec votre poulet ?

Il opine avidement, et commande un deuxième service pour son ami Potisha. Assis sur la tablapeterie pour engloutir leur repas, Milo se lèche les doigts et s'étonne de ce détective peu pressé de boucler son investigation. Son regard flotte vers l'aire de jeux, où le filet retient son attention et trouble sa vision à l'aide d'un filtre de dessin-animé.

Il se voit perché au filet, les yeux chutant à contrecœur sur les animaux juvéniles en bas, forcés dans une bataille à mort pour les glaces du vieux Johnny l'Évade. Mais quelles glaces !

Le gros chat frappe dans ses mains, ramenant Milo à la réalité. Il plie et empoche le papier gras du poulet, puis entame une courte balade digestive.

À peine plus loin, derrière le bac à sable et à droite de la balançoire, Zumin s'arrête et notre spatio-matelot s'y cogne le nez.

On est arrivés ?

Le chat lève des yeux lourds d'un passé tumultueux vers la cabane en bois assise, nonchalante, sur un arbre massif. Le ciel s'assombrit et l'échelle du cabanon divague, remplacée d'un fondu peu discret par une échelle interminable où des animaux déguisés en ninjas, épuisés, lâchent prise et volent en direction du sol ; puis s'écrasent, tels des oisillons ratés.

Un gros chat moins gros à leur suite, presque emporté dans leur chute, s'agrippe aux cordes, affolé. Il lorgne en bas, vers le sol si loin... si loin...

Ses yeux croisent ceux d'un humain qui s'efforce en tremblant de le rattraper. Ils échangent des sourires crispés. Moins gros chat tend une patte que l'humain reconnaissant saisit, et leurs regards se conjuguent sur le lièvre loin au-dessus d'eux. Un regain d'énergie ou de jalousie, et ils accélèrent, ces amis pour la vie.

L'orage se dissipe, et Milo se réveille. Il pigeonne la tête en tous sens, à la recherche de Zumin. Une branche frissonne ; des bruits de pas dans la cabane : on ne l'a pas attendu.

Assis sur un tout petit tabouret de bois, Zumin presse l'insigne de son manteau, sitôt métamorphosé en caïd lycaon.

Qu'est-ce que...

— À ton tour, Potisha.

— À mon tour ?

— De te farder. Tu ne veux pas que Panique Taamerh reconnaisse ton faciès !

— Panique...?

— N'imagine pas qu'il a oublié notre petite escapade en forêt. Je t'attends en bas.

Le lycaon truqué ouvre le couvercle des W.C. et plonge pieds joints dans un toboggan. Milo piétine, laisse ses petons s'agglutiner, mais se fait bientôt une raison : il se bouche le nez, et plonge enfin dans les cabinets.

À sa surprise, nulle pestilence ni liquide douteux, rien que le sombre cercle de sa vision qui se resserre sur un flashback tragique, aux couleurs de fumée et de soleil mourant : l'épreuve terminale d'une formation de ninja.

Un jeune Zumin s'efforce d'ignorer ses poumons enflammés. Déjà trois gagnants. Plus que deux places. Deux places !

Sous des projecteurs artistiquement maniés, il se hâte, vole et virevolte sur le filet mortifère aux planchettes branlantes. Son copain l'humain, derrière lui, peine à surmonter son vertige – on l'avait pourtant prévenu que c'était un trouble peu ninja-compatible. Devant, Glaire Chilpéric, le lièvre, le rival honni, adresse un rictus odieux aux deux amis. Zumin serre les dents, s'élance en avant, et double Glaire qui franchit à son tour la ligne d'arrivée en adressant à l'humain un mollard immérité.

Quand il vainc enfin sa peur, l'humain lance un regard noir non à Glaire, mais à Zumin. Il le bouscule et le frappe à l'épaule.

— Ka ou fouté?! Fallait tabasser le lieve la ensenmb pou le doubler tous les deux !

Le moins gros chat secoue la tête, tente de le raisonner : Potisha n'est pas fait pour ce métier. Mais l'humeur amère de son ami se fripe : pas à lui d'en décider.

Les images s'effacent en faveur du toboggan interminable que Milo continue de dévaler.

Il atterrit enfin sur l'entrée d'un château gonflable dont Zumin s'évertue à crocheter le pont-levis. Il se fige quand

*clic*

la passerelle s'abaisse d'elle-même, révélant un Jack Russel accompagné d'un humain. Le toutou presse une télécommande, et inonde l'entrée d'une lumière verdâtre. Milo reconnaît alors l'Antillais roux de ses visions du passé. Zumin lâche ses outils, aussi béant et surpris qu'un rectum d'enfant de chœur. Lui comme le chien dessinent des va-et-vient entre les deux humains.

Deux Potisha Abadakorrr ? Qu'est-ce que ça veut dirrre, cette histoirrre ?

Milo et l'Antillais se toisent, un peu confus qu'on peine à les différencier.

Et si celui-ci est Potisha – un clone, ou que sais-je – alorrrs ce lycaon... Doit êtrrre Zumin !

Le chat plonge les mains dans les poches et, d'un saut de côté, lance des shuriken félins et un os de poulet que le méchant parvient à éviter.

Potisha ! plaide Zumin. Lequel est le vrai ? Que complotes-tu avec le vil Panique ?

Ou abandonné mwen ! Tu m'as abandonné !

Les yeux humides, Zumin effectue un salto et fait tournoyer un nunchaku.

C'était il y a dix ans ! Range donc ta rancœur ! Je croyais que tu m'avais pardonné ?

Pa gin ! Jamais !

Un coup de pied bien placé dans le thorax d'un sbire soudain spawné.

Allons ! Qui t'a rétabli lors de ta maladie ?

On maladie ? Ha ! J'essayais de me suicider de vieillesse !

Zumin écarquille les yeux, et lance des kunaï vers ceux d'un larbin de niveau 1.

Mensonges ! Il existe des méthodes plus efficaces !

Bien suw ! Je me suis aussi amarré à un arbuste pou il pende mwen en poussant, mais l'attente est longue pou les mourants... Et j'ai songé à on plan.

Zumin lève le poing au ciel – juste à temps pour accrocher l'entrejambe d'un athlétique laquais.

Non ! Sais-tu ce que j'ai fait pour toi ?

Potisha secoue la tête. Zumin dégaine ses saï.

Les vieillards et chatons disparus... Je les ai cuisinés pour te remplumer !

Pou nourri la tribu ! Lui épargner la famine, la ! Je le sais, pou ki me prends-tu ?

Panique ouvre grand ses calots.

C'était donc toi, l'ogrrre !

Le félin secoue la tête, mais ne dit rien. Potisha profite de sa léthargie pour le menotter. Le détective docile capturé, le canidé se tourne vers Milo.

Rrretirrre ce déguisement rrridicule.

— Euh... C'est pas un déguisement.

Un rire sec échappe au chien.

Bien sûrrr, grrr. Tu rrressembles juste trrrait pourrr trrrait à Potisha parrr purrr hasarrrd !

Milo retient une envie de pleurer.

On ne se ressemble pas du tout, d'abord ! Snif.

— Peu imporrrte. Guidez-le dans les cachots. On lui soutirrrerrra tout ce qu'il sait...

Notre malheureux Milo larmoyant, tout ligoté, se fait conduire de couloir jaune et rebondissant en couloir rouge et cotonneux ; de trappe en bois peint ou en plastique déteint jusqu'à, enfin, la porte vers Nulle-Partout.

Celle-ci, au moment de l'enlever à ses geôliers, lui impose de regarder une courte page de publicité et d'ajouter sa signature en vue de la résiliation de l'annulation des Aventures d'un Ninjétective sur VeryImportantPetition.com.

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