Victor ou la mort sublimée
Les premiers rayons du soleil donnent à la cuisine une lumière encore hésitante entre nuit et jour. À y regarder de plus près, on distingue les grains de poussière virevolter dans l’air comme de minuscules insectes sans ailes. La cuisinière, le grand vaisselier et une porte entrouverte commencent à se révéler dans le fond, encore un peu imprécis. Au centre de la pièce, il y a une table, longue, en bois massif sur laquelle la lumière glisse comme sur la surface d'un étang. Un grand plat en bois sculpté, avec des edelweiss, trône sur un napperon blanc brodé ; des fruits élégamment disposés à l’intérieur : une pomme, une poire, quelques noix aussi.
Elle est là, immobile. La femme assise sur un tabouret de bois, le buste couché sur la table. Elle dort.
Victor fixe cette scène. Il ne dit rien. Il ne peut rien dire. Il la regarde. Il est complètement absorbé, interdit, par ce corps dont il ne peut détacher son regard. Ses yeux se posent sur son bras et sa main gauches allongés sur la table. Le dos de la main d’abord, puis des doigts fins aux phalanges presque invisibles, juste deux ou trois petites rides, et les ongles roses, soignés, brillants. L’alliance frappée par un rais de lumière scintille soudain d'un éclat inattendu. Son regard remonte lentement sur la peau nue qui se laisse ainsi caresser : le poignet, l’avant-bras, une veine bleutée comme un fin ruisseau guide ses yeux, il n’y a qu’à la suivre docilement. Le creux du coude. La veine se perd, glissant sous le bras. Il continue jusqu’à l’épaule cachée en partie par l’encolure d’un t-shirt un peu trop large et par la tête appuyée. Une mèche de cheveux blond cendré entoure le pavillon de l’oreille comme une couronne et le reste de la chevelure, tirée en arrière et retenue par un élastique de couleur foncée.
Il continue sa quête. Quelques cheveux jouent les rebelles et descendent sur le front lisse au-dessus des yeux aux paupières closes et aux cils rehaussés de noir. Les sourcils parfaitement dessinés. Le nez fin et droit, délicat, terminé par deux petites fentes délicates elles aussi. Les lèvres qui se touchent à peine, le menton arrondi invite à continuer le voyage de cette découverte et à remonter sur la joue. La progression de l'aube s’amuse à mettre en lumière un très fin duvet blond, invisible autrement.
Il distingue le lobe de l’oreille, rosé et translucide, traversé maintenant par les premières lueurs. Une perle diaphane délicatement posée sur la peau, une boucle d’oreille. Puis la tempe avec une autre mèche de cheveux, indisciplinée celle-ci qui laisse un épi dressé.
Il est attiré par ce visage qui l’invite à poursuivre encore et encore sa contemplation de la beauté ainsi offerte. Alors, ses yeux reprennent leur course dans ce paysage de chair. Ils se sont arrêtés à la tempe et se laissent glisser maintenant le long de la mâchoire aux traits fins et arrondis, lentement. Tout respire la douceur. L'ombre et la lumière, espiègles, jouent à lui dévoiler et à lui cacher des formes exquises. La naissance du cou maintenant, comme une invitation vers d'autres horizons interdits. Le creux de l’épaule, tel un vallon accueillant. Les maillons dorés du collier le font remonter vers la nuque et de nouveaux cheveux fous aux boucles insoumises. Il distingue encore les petites bosses délicates des cervicales, comme de petites dunes de sable modelées tout en contraste. Le visage est doux. Le reste du corps caché derrière la table. Il se surprend à imaginer ce qu’il ne peut voir.
Elle porte le tablier bleu, celui qu’elle met toujours pour cuisiner. Elle ne l’a pas enlevé. Il en devine les bretelles sur l’épaule.
L'astre matinal vient caresser le reste de la pièce de sa douce clarté et fait lever le regard de Victor. L’horloge fixée au mur au tic-tac incessant. Il ne l’avait pas remarquée tout à l’heure. Elle est là. Elle a toujours été là. Une photo jaunie d’une famille posant devant un cheval tirant une charrue est punaisée au grand vaisselier. Victor fait le tour de la pièce, sans bouger. Seuls ses yeux scrutent de gauche à droite et de droite à gauche : il inventorie au passage tout ce qu’il voit et grave chaque détail dans sa mémoire. C’est important.
Il y a un pot à lait rouge à gros pois blancs posé sur la cuisinière et une pile d’assiettes entassées à côté de l’évier en pierre; c’est une vieille cuisine. Il n'y a pas de rideaux aux fenêtres laissant ainsi le champ libre au jour qui lui dévoile peu à peu, et centimètre après centimètre, tout ce que cette pièce contient. Une ampoule pend du plafond. Lamentable et inutile à cette heure.
Victor est fasciné par le corps. Il y revient toujours. Tout le ramène à lui. A elle. Et pourtant, il ne la connaît pas cette femme. Mais, elle lui fait de l’effet. Il essaie de deviner le reste de ce corps que la table s’obstine à lui cacher. Il ne veut rien toucher, rien changer à cette scène qu’il contemple et qui s’offre à lui. Il reste là immobile. Spectateur silencieux de cette beauté.
La peau a changé un peu de couleur. Elle est devenue plus pâle et en même temps plus chaude, parce que le matin y dépose sa lumière rasante. Elle dort. Elle est sans mouvement dans cette pose incongrue, et pourtant, à chaque instant, elle est différente, un peu. Il faut avoir l’oeil pour discerner ces toutes petites évolutions. Mais Victor a l’oeil.
Il revient à la main gauche et suit une ligne imaginaire qui l’entraine à découvrir quelques petites boules blanches sorties d’un petit tube à l’inscription bleue. De petits grains laissés çà et là en ordre dispersé, arrêtés dans leur course sur le bois de la table. Elle dort. Il le sait bien.
L'atmosphère a changé une fois encore et maintenant, ce sont les lèvres qui attirent toute son attention, prenant toute la lumière. Elles invitent au baiser. Il y a une très fine ligne blanche qui s’échappe de la commissure, suit le délicat profil du menton pour se perdre sur l’avant-bras. C’est très subtil. Ça ne dure qu’un instant, au gré des jeux du clair-obscur. Victor l’a remarquée. Elle est belle. Elle dort. Il le sait.
Quelques dalles du sol viennent encore remplir cette scène comme suspendue dans le temps. Une couleur ocre donne à la pièce une impression de chaleur qui répond à celle du dehors. Il croit entendre les pas de la femme allant et venant, alors qu’elle prépare le repas. Tout s’estompe peu à peu. Seul le corps, ce corps couché à moitié sur la table de la cuisine, l’attire encore et toujours. Il l’obsède. Il le magnétise. Il veut en capter chaque détail, le plus infime. Il aimerait s’en approcher encore plus pour y sentir le parfum, doux très certainement. Comme tout le reste. Il n’ose pas. Il a peur de gâcher cet instant de plénitude.
La sonnerie du téléphone d’abord lointaine puis insistante ramène Victor à la réalité. Il recule d’un pas, puis deux. Il ne quitte pas ce corps qui s'offre à ses yeux. Il regarde une fois encore la scène qui est là devant lui. Il pose son pinceau et sa palette. Il essuie ses doigts à un chiffon bariolé. Presque fini. Encore un ou deux détails, quelques traits ici ou là et le tableau sera achevé.
L’exposition ouvrira dans un mois. Il sera prêt pour le vernissage et ce sera son chef-d’oeuvre : La femme endormie.
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