Chapitre 7 : LA TRAVERSÉE DE L’OUBLI
Nkulu était désormais plongé dans une nouvelle réalité, sur un navire portugais qui voguait loin de sa terre natale. Tout ce qu’il avait connu, la chaleur de la forêt, les chants des oiseaux, les rires de ses amis, l’odeur du sol humide, tout cela semblait désormais être une autre vie, un autre monde. À bord, l’air était glacé et sec, un contraste frappant avec l’humidité de la jungle qu’il avait quittée. Il n’avait jamais ressenti un froid aussi mordant. C’était la fin de l’année, et le vent glacial soufflait sur le navire alors qu’ils s’éloignaient de la côte de Loango, dans le royaume Kongo.
Le vaisseau, lourdement chargé d'esclaves, tanguait sur les vagues tumultueuses de l'Atlantique. C’était un navire typique de l’époque, connu sous le nom de negreiro, un vaisseau négrier. Les esclaves étaient entassés dans la cale, dans un espace exigu où la lumière ne pénétrait presque pas. La chaleur corporelle et l'humidité de l’air donnaient une sensation d’étouffement. La puanteur de la sueur, du sang et de l’urine flottait dans l’air. Les esclaves étaient enchaînés, les poignets et les chevilles sanglés ensemble, si serrés que la circulation était restreinte et provoquait de graves douleurs. Ceux qui se plaignaient de la douleur étaient battus par les gardes portugais, l’inhumanité de la situation surpassant les limites du possible.
Nkulu n’avait jamais imaginé que l’homme pouvait être aussi cruel. Autour de lui, les visages des autres captifs étaient marqués par la peur et l’incompréhension. Les yeux de certains étaient vides, leurs corps affaissés, battus par les coups du voyage et la faim. Les plus jeunes pleuraient sans cesse, mais il n'y avait aucune pitié, aucun réconfort à leur offrir. Parmi les captifs, certains murmuraient des prières en Kikongo, tandis que d’autres se laissaient simplement aller, perdant toute espérance.
Le voyage durerait environ deux à trois mois, selon les conditions. Les navires négriers se dirigeaient vers le Nouveau Monde, un territoire lointain que les captifs n'avaient jamais imaginé. Le trajet entre Loango et la côte américaine, généralement vers les îles Caraïbes ou les côtes de l’Amérique du Sud, était une épreuve sans égale.
Les conditions étaient atroces. L'eau douce manquait rapidement, et la nourriture consistait principalement en bouillie de maïs ou en morceaux de poisson salé, souvent avariés. La ration était bien trop faible pour que les captifs puissent survivre à un voyage aussi long. Les plus faibles, ceux qui tombaient malades, étaient ignorés, voire parfois laissés pour morts. Ils étaient jetés dans l’océan sans cérémonie, leur corps disparaissant dans les vagues sans un cri.
Nkulu, bien que physiquement affaibli, essayait de rester conscient de la situation. Il savait que cette traversée allait le marquer à jamais. Parfois, il fermait les yeux pour oublier la douleur, mais les images de la mer infinie, du ciel sans fin et des corps tombés dans l’eau le hantaient. Il n'y avait nulle part où fuir. L'espace confiné du navire, les chaînes qui l’entouraient, le froid mordant de l’air et l’humidité de la mer étaient autant de souffrances qu’il devait endurer.
Les Portugais, cruels dans leur indifférence, observaient ce qu’il se passait sans rien dire. Quelques hommes de l'équipage, chargés de surveiller les esclaves, les maltraitaient encore plus, parfois pour le simple plaisir de briser l'esprit des captifs. Chaque jour, les conditions de vie se détérioraient. Les esclaves étaient battus pour avoir osé se lever pour chercher un peu de réconfort ou simplement pour avoir exprimé la douleur. Le plus grand péché, celui qu'ils payaient souvent de leur vie, était d'espérer.
Mais au milieu de ce cauchemar, Nkulu n'était pas seul. D’autres captifs, comme lui, étaient également conscients de la situation. Il y avait Mvemba, un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui, malgré sa douleur, ne cessait de prier. Il avait une petite boîte en bois, qu’il tenait précieusement, contenant des symboles et des objets sacrés de sa terre. Il murmurait sans cesse des chants en Kikongo, qui apportaient un peu de réconfort à ceux qui l’entendaient.
Un autre homme, Ngoma, un homme plus âgé et plus sage, parlait peu, mais son regard était empli de colère et de résignation. Il savait ce qui allait arriver. La traversée vers le Nouveau Monde serait la fin de tout ce qu'ils connaissaient. Cependant, parfois, dans le silence de la nuit, il donnait des conseils aux jeunes hommes comme Nkulu. Il leur parlait de l’histoire de leur peuple, de leur ancêtres, de la terre qu'ils ne reverraient jamais. Ngoma avait un regard lucide sur la situation : il savait que beaucoup mourraient avant même de voir la terre étrangère. Mais il n'abandonnait pas l’espoir, pas totalement.
Les Portugais, qui ne parlaient pas le Kikongo, essayaient d’imposer des ordres en portugais, et ces malentendus ne faisaient qu’aggraver la souffrance. Les esclaves, tout en cherchant à comprendre, se débattaient dans l’obscurité de cette incompréhension linguistique. Des cris de douleur et de frustration se mêlaient aux hurlements des vagues et au bruit du vent.
La mer n’avait pas de pitié. Le voyage était une épreuve. Un des captifs, un homme plus âgé, mourut de la dysenterie. Son corps, déjà faible, se décomposait sur le sol du navire. Sans cérémonie, les Portugais le jetèrent à la mer. Ce fut la dernière vision de beaucoup d'esclaves: un homme de leur propre peuple, englouti par les eaux glacées de l’Atlantique.
Nkulu pensait à sa famille, à son village, à la terre qui l’avait vu grandir. Il pensait aussi à la souffrance des autres, aux chaînes qui les liaient, à l’obscurité et à l'humilité de leur condition. La mer était le seul horizon qu'il voyait maintenant, un horizon infini, sans fin.
Le voyage dura finalement trois mois. Le navire finit par aborder les rives du Nouveau Monde. Les hommes et les femmes, désormais réduits à l’état de marchandises, furent conduits sur le sol étranger. Le monde qu’ils connaissaient était à jamais perdu, remplacé par un autre monde qui les considérait comme des biens, comme des objets. Les promesses d’une vie meilleure, ou du moins d’une liberté, s’éloignaient à chaque pas. Et Nkulu, comme tant d'autres, n'avait plus de repère, à part ses rêves et les ombres de ses ancêtres qui l’accompagnaient, bien que tout semblait maintenant le conduire vers un destin inconnu et sans fin.
Annotations
Versions