Chapitre 19 : VOYAGE ET DÉCEPTION
Le bateau se déplaçait lentement, le vent portant ses voiles vers un horizon incertain. Nkulu, Charles Walford, se tenait à l'arrière du vaisseau, observant les paysages d'Annapolis s'éloigner peu à peu. Le sol où il avait connu l’amour avec Isabelle, se dissipait lentement derrière lui. Un nœud serré se forma dans sa gorge tandis qu'il observait de loin la silhouette d’Isabelle, qui, les yeux brillants de larmes, agitait un mouchoir blanc en signe d'adieu. Son frère et ami Lelo, qu'on avait appelé Jack, se tenait à l'écart, observant son ami d’un regard triste. Autour d’eux, d’autres visages noirs, indiens et blancs se perdaient dans l'agitation du port, tout un monde qu’il laissait derrière lui.
Le temps semblait s'étirer dans une longue éternité, le bateau devenant de plus en plus petit jusqu’à ce qu'il disparaisse totalement, avalé par l'immensité de l’océan. Nkulu se retourna alors, cherchant un endroit où se réfugier pour éviter la solitude de ses pensées. Il monta à l'extérieur de la cabine, s'installant contre la rambarde du navire. Ses yeux se perdirent à l’horizon, là où la mer semblait épouser le ciel. Il sentait l’air salé sur sa peau, un air qui lui rappelait les rivages qu’il avait quittés et qui ne reviendraient probablement jamais. Il souffla profondément, chaque souffle lui apportant un peu de réconfort dans la longue traversée qui allait durer au moins un mois.
Les matelots noirs, comme lui, travaillaient durement, haussant les voiles et veillant sur les courants et les vents. Chaque mouvement semblait calculé, chaque geste emprunt d’une force et d’une dignité silencieuses. Ils étaient des esclaves de mer, pour la plupart. Nkulu les observait avec une admiration qu’il n’avait jamais ressentie auparavant. Chaque instant, chaque souffrance partagée à bord de ce navire, ne faisait que le rapprocher de ses racines. Mais il savait que son maître, John Walford, se trouvait dans la cabine, entouré d’autres hommes blancs, probablement en train de discuter des affaires qui concernaient leur voyage vers l’Angleterre.
Chez les Walford , Isabelle, qui avait dû dire au revoir à l’homme qu’elle aimait en silence, se tenait dans le grand salon de la maison, son regard perdu dans la distance. Elle écoutait à peine les paroles de son frère, Wiliam, qui, lui, était bien plus préoccupé par le départ de leur père et des affaires qui attendaient en Angleterre.
"Wiliam, il faut que tu arrêtes de parler de ça," dit Isabelle d’un ton presque suppliant, les mains jointes sur ses genoux. "Ce n’est pas ce que tu crois, Charles… c’est juste un ami."
Wiliam la regarda d’un air sceptique. Il savait que sa sœur mentait, qu’elle avait un sentiment bien plus profond envers Nkulu, mais il ne voulait pas l’accepter. Il secoua la tête d'un air désapprobateur.
"Tu as vu comment tu le regardais, Isabelle," dit-il, sa voix empreinte de mépris. "Ce n’est pas un simple ami, c’est un esclave, un noir. Un homme qui appartient à un autre monde. Il ne pourra jamais être plus que cela, tu ne peux pas le sauver."
Isabelle sentit son cœur se serrer en entendant ces mots. Elle ferma les yeux, essayant de contenir les larmes qui menaçaient de surgir. Elle savait que son frère avait raison, dans une certaine mesure. Elle savait aussi que ce qu’elle ressentait pour Nkulu était impossible, que ce monde, ce système, les empêcherait à jamais d’être ensemble. Mais dans sa tête, une voix lui murmurait sans cesse que l’amour n’avait pas de couleur, qu'il n’avait pas de frontières, et qu'il n'y avait pas de place pour la haine dans son cœur.
"Je sais ce que je ressens, Wiliam," répondit-elle doucement, ses yeux brillants de larmes. "Et ce n’est pas ce que tu crois. Je… je ne peux pas simplement l'oublier."
Wiliam posa son regard sur elle, et, bien que son visage soit figé dans une expression dure, il ne put cacher une certaine tristesse dans ses yeux. "Je te préviens, Isabelle, il n’y a pas de place pour un homme comme lui dans notre monde. Tu te fais des illusions."
Le silence s’installa entre eux pendant quelques instants, brisé seulement par le vent qui soufflait à travers les fenêtres ouvertes de la maison. Isabelle se leva alors, incapable de rester plus longtemps dans cette atmosphère lourde et pleine de reproches.
Retour à bord du navire, le temps passait lentement. Nkulu se sentait de plus en plus étouffé par la solitude qui pesait sur lui. Il n’avait plus de place dans ce monde, ni en tant qu’homme libre, ni en tant qu’esclave. Et pourtant, il restait un homme de conviction. Il se redressa alors, se dirigeant vers les matelots pour les aider, pour leur prouver qu’il n’était pas seulement un esclave sur ce bateau, mais un homme capable de travailler, de penser et de se battre pour sa dignité.
Chaque jour qui passait, le vent se levait davantage, rendant la mer de plus en plus tumultueuse. Les voiles se gonflaient, et les vagues se brisaient contre la coque du bateau. Le navire tanguait, mais Nkulu, avec la force et la détermination qu’il avait acquises au fil des années, ne montrait aucune peur. Il savait que l’avenir était incertain, mais il ne voulait pas se laisser envahir par la peur. Il ne voulait pas oublier d’où il venait et ce qu’il avait laissé derrière lui.
Au fil des jours, alors que le navire s’éloignait encore plus des terres qu’il connaissait, Isabelle, à la maison Walford, ne trouvait aucun apaisement. Elle se levait chaque matin, le regard fixé sur l’horizon, espérant un signe, un miracle qui pourrait la ramener à lui. Mais elle savait au fond d’elle que les chances étaient minces. Elle savait aussi que le voyage de Charles allait durer, que l’amour qu’ils partageaient était une flamme fragile dans un monde qui leur était hostile.
Elle serra son poing contre son cœur et se promit, dans le silence de la chambre vide, qu’elle l’attendrait, qu’elle ne l’oublierait jamais. Peu importait ce que disait son frère. Peu importait ce que les autres pensaient. Elle n’avait pas choisi de tomber amoureuse de lui, mais elle l’avait fait. Et maintenant, elle ne pouvait pas le laisser partir sans lui dire, une dernière fois, que l’amour qu’elle ressentait était plus grand que tout.
"Je t’aime, Nkulu," murmura-t-elle dans le silence de la pièce. "Je t’aime et je t’attendrai."
Le voyage se poursuivait, mais dans les cœurs d'Isabelle et de Nkulu, une vérité persistait : un amour naissant, dans un monde d’impossibilités. Les marées du temps les séparaient, mais ils restaient liés par cette promesse silencieuse, cette promesse d’un retour qui, peut-être, n’arrivera jamais.
Et ainsi, alors que le navire s'enfonçait dans l'immensité de l’océan, le monde de chacun se divisait. Pour Nkulu, il s’agissait de survivre, de ne pas se perdre dans les méandres de la mer, de garder son âme intacte. Pour Isabelle, il s’agissait d’attendre, d’espérer, de vivre dans l’attente d’un amour impossible.
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