14.3

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 L’atmosphère de la ville était pour le moins étrange. Le temps des pogroms était désormais loin ; les nombreuses boutiques tenues par des Orientaux avaient fini d’être reconverties en purs commerces djahmaratis. Il arrivait toujours de croiser des blancs çà et là, mais ces derniers gardaient systématiquement la tête baissée et rasaient les murs.

 Pratha découvrit, au détour d’une avenue, qu’une section de la ville, en bordure du fleuve, avait été accordée aux Apshewarais. L’endroit était indiqué par l’un des seuls panneaux bilingues, sur lequel on pouvait lire “concession commerciale du Völkat d’Apshewar”.

 Des gardes peaux d'or, installés derrière une barrière en bois, surveillaient les entrées et venues.

 S’il n’avait dû rester le plus discret possible, Pratha eût voulu demander à quoi rimait tout ce cirque, mais il se ravisa et chemina jusqu’au Port d’Amont.

 Là, les chevaux se virent enfin déchargés de leurs cavaliers, lesquels serpentèrent longtemps entrepôts, foules de pêcheurs pressés, patrouilles militaires, ouvriers, mendiants et chefs criards.

 Malki désigna du doigt un petit commerce, installé à l’extrémité des quais, aux pieds à moitié enfoncés dans la vase du fleuve.

“La Cabane du Lièvre”, indiquait un panneau accroché sur la façade.

 En silence, Pratha laissa ses amis et son protégé sur le quai et s’empressa d’enfoncer la poignée à l’effigie d’un léporidé.

 À l’intérieur de la cabane, une sorte de canal, d’un quart de tronc, était creusé à même le sol et donnait directement sur le Jangour. Dessus trônaient, alignées, des gondoles semblables à celles qu’on pouvait croiser dans le centre-ville.

“Y’a quelqu’un ?”, fit Pratha.

 Il se tourna vers le comptoir, derrière lequel était tapie une réserve obscure. Il trouva une clochette, abandonnée dessus, et l’agita brièvement.

 Il remarqua, au-dessus le corps empaillé d’une espèce de gros poisson à dents pointues, écailles argentées ou à l’apparence de jade.

 Bientôt, le gérant de la Cabane - un homme de petite taille, aux yeux qui ressemblaient méchamment aux écailles du poisson, à la peau écorchée par le soleil, à la barbe filamenteuse et agencée comme des algues sous son menton - apparut sous son trophée de pêche.

“‘Soir ! Excusez-moi, fit-il, je dégraissais un harpon.”

Il agita ses mains pleines de cambouis vers Pratha.

“Vous êtes Pahlu ?

  • Eh bien, qui d’autre ? fit le pêcheur.
  • C’est l’odeur des étoiles qui m’a attiré ici”, répondit Pratha, le regard plongé dans les globes vitreux du poisson mange-rêve.

 Le pêcheur s’immobilisa un instant. Il toisa le chevalier, dégaina un torchon et entreprit de nettoyer ses mains.

“Eh bien, on peut dire que vous n’avez pas traîné.”

***

 La nuit tombée, la gondole fila comme un brochet à contre-courant du fleuve. En vérité, avait expliqué Pahlu, l’embarcation était dotée d’un moteur à essence, camouflé sous la coque. Ainsi, il lui suffisait de guider la trajectoire à l’aide de sa longue rame.

 Au départ silencieux, l’homme était peu à peu devenu bavard, à mesure que l’on s’éloignait de Samsharadh.

“Vous savez, déclara-t-il, alors que le petit bateau s’engageait sous le Pont du Soleil, c’est moi qui ai conduit le Prince vers les montagnes, quand il était minot.

  • Lorsque son père l’a envoyé vivre à la dure ? demanda Malki.
  • Exact ! Je suis content d’avoir eu de ses nouvelles ; un fin esprit, je vous le dis entre nous. Ce n’est pas son père qui aurait réussi à rassembler toute la famille.”

 Pratha se retint d’évoquer ses objections et se contenta d’observer le rétrécissement progressif de Samsharadh, déjà réduite à l’état de rumeur lointaine. Le bruit de ses usines et ses commerces avait déjà été remplacé par le clapotement de l’eau, le chant d’oiseaux couche-tard, les éclats de pluie à la surface du Jangour.

 Sa silhouette, désormais, se voyait complètement éclipsée par celle, bien plus élevée, des grands pics couronnés de brouillard.

 La voix du gondolier devint une musique vague, engloutie par le concert de la Nature qui se déployait tout autour. Le bruit lui sembla s’estomper, le martèlement de la mousson s’atténuer. Ne resta bientôt plus qu’une toile vierge, sur laquelle il promenait ses pensées.

 Discrètement, Pratha détacha le médaillon que Vartajj lui avait offert à Lahrati. Il contempla son reflet grisonnant, l’écoulement de la mousson sur ses parois, et, d’un mouvement sec, l’envoya à l’eau.

 La toile de son esprit s’assombrit un instant, fut traversée de souvenirs brûlants, ulcéreux. Puis, tandis que le fleuve reprenait sa lisseté, les souvenirs devinrent moins douloureux.

“Enfin”, murmura Pratha.

 Il avait retrouvé un îlot de Silence.

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