1.3

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 Le lendemain, l’armée princière se réveilla sur une une vision surprenante. Le long du vallon de Kishna défilait un cortège ponctué de caravanes d’apparence funèbre, dont Pratha remarqua qu’il était quasi exclusivement composé de peaux-blanches. Les visages endeuillés n’osaient poser leur regard sur le soleil timide, derrière les montagnes. De rares murmures étaient échangés çà et là, mais l’immense majorité de ces réfugiés, enfants compris, restaient plongés dans le silence. Bhagttat, une vingtaine de mètres en contrebas, observait avec détail cette troupe. Puis il leva le bras, descendit de cheval et s’approcha d’un vieillard drapé dans un manteau d’hermine. Pratha laissa Tindashek sous la tente et rejoignit son souverain.

  « ... bien entendu, Sire. Le Jay nous attend pour la fin du mois, déclara le vieillard.

  • Pratha ? Tu es déjà levé ? sourit le Prince. Mon oustadha, fit-il en se retournant vers le Rébéen, je vous présente Pratha.
  • Enchanté, fit l’étranger en plongeant ses yeux azurs dans ceux de Pratha. (La profonde peine qui l’affligeait s’empara immédiatement de lui.)
  • De même, répondit Pratha. Puis-je vous demander à quoi correspond votre titre ?
  • Un oustadha est le père des Rébéens lorsqu’ils se trouvent en terre étrangère.
  • Cet homme escorte les siens jusqu’à une terre plus propice », compléta le Prince.

 Pratha détailla l’oustadha, remarqua les nombreux symboles gravés sur les lourdes chaînes posées sur son cou, la texture soyeuse de sa barbe, son front proéminent…

 Un cri déchirant retentit derrière eux. « Ya la’kshortû ! Bayyl li'Rihaq ntaa… » Le Prince attrapa un bras en l’air. La lame d’un couteau de cuisine se figea au-dessus de sa tête. Sous la pression de sa main, Bhagttat parvint à faire lâcher le couteau et le laissa tomber aux pieds d’une jeune femme au visage rougi. Elle s’effondra à son tour et se lamenta dans un jargon incompréhensible. Une vingtaine de fusils lasers au moins pointèrent vers la jeune femme, en attente d'ordres.

 L’oustadha, furieux, l’empoigna par les cheveux et lui hurla au visage. Les soldats tout autour n’eurent pas besoin de parler le Rébéen pour comprendre la violence du savon qu’était en train de lui passer le chef. Une fois fait, il jeta la femme à terre avant de s’agenouiller devant le Prince.

 « Votre Altesse, je suis sincèrement navré de ce qu’il vient de se passer. Sachez que cette jeune femme sera punie le plus sévèrement possible, pour avoir mis en péril la survie de tout notre groupe. Je dispose de biens qui, je l’espère, sauront nous éviter votre courroux…

  • Qu’elle m’offre son couteau et nous enterrerons l’affaire », répondit Bhagttat.

 Sa demande jeta un froid sur le groupe. L’oustadha le dévisagea sans comprendre, puis s’apprêta à ordonner quelque chose à la jeune femme, mais le Prince lui imposa le silence d’un signe de la main. Il s’agenouilla à son tour, chercha la main de la jeune femme et la serra tendrement. Un peu plus haut, Pratha entendit la manivelle d’un appareil à photo s’activer, puis aperçut une lueur furtive embrasser la scène. Alors le Prince aida à la femme à se relever et lui demanda :

 « Pourquoi ?

  • V…vous êtes l’armée des singes, j’en suis convaincue ! beugla la Rébéenne. Le temps est venu pour vous d'accomplir la prophétie !
  • Allons, sourit Bhagttat, j’ai conscience du fait que certains de mes hommes puissent être poilus, mais de là à les traiter de singes…
  • Vos hommes ont tout détruit ! Tout ! C’était mon arrière grand-père qui avait acheté ce commerce ! Les affaires marchaient bien ! Et vous, en une journée à peine…
  • Je comprends plus que vous ne l’imaginez, songea Bhagttat. Sachez que les mêmes horreurs se sont produites lorsque les jayshis ont conquis les territoires nos frères du Wafrat et de la côte. Beaucoup d’entre eux se sont retrouvés sur les routes, comme vous. Séchez donc vos larmes. »

 Il sortit un mouchoir de sa poche et le passa délicatement sur le visage de la femme. Ses hommes, hallucinés, ne rataient rien de la scène. Pratha lui-même ne comprenait pas ce qui poussait son chef à agir ainsi. Une fois la femme calmée, Bhagttat lui fit apporter un verre d’eau de coco et l’invita à se réhydrater. Puis il la fixa et demanda :

 « Que diriez-vous de m’échanger votre couteau contre 20 maunds de nourriture ? »

 Sidérée par la question, la femme le regarda comme s’il venait de prononcer une parole interdite.

 L’oustadha bredouilla :

 « Est-ce… bien vrai, Sire ?

  • Je laisse le monopole du mensonge aux armées impériales, Oustadha ».

 Alors la jeune femme s’empressa de ramasser son couteau de cuisine et de le déposer dans le creux de ses mains. Bhagttat l’observa un instant, comme s’il s’était agi d’un artéfact précieux, et ordonna : « Qu’on leur livre la nourriture ! »

 Une fois le cortège de réfugiés disparus derrière l’ombre d’une forêt, Bhagttat ordonna à ses hommes de reprendre la route. Tindashek, enfin levé, demanda à Pratha de lui raconter les événements de la matinée. Une fois fait, le jeune chevalier s’adressa au Prince, resté silencieux tout au long de son récit :

 « Puis-je te demander…

  • Pourquoi j’ai offert cette nourriture aux réfugiés ?
  • J’ai beau retourner la situation dans tous les sens, je ne comprends pas ce qui peut bien te pousser à agir ainsi. Cela ne risque-t-il pas d’inciter plus de gens à tenter de te… J’ai bien cru que tu allais y passer !
  • Ne t’inquiète pas, tu as dû sentir comme moi que la psyché de cette femme était complètement désordonnée. Il n’y avait franchement aucun risque qu’elle arrive à m’avoir comme ça.
  • Pourtant, tu l’as interceptée au dernier moment.
  • Il faut bien donner des histoires à se mettre sous la dent ! L’image n’en est que plus frappante. Quant à ce que tu disais sur le fait d’inciter d’autres personnes à tenter l’expérience… Connais-tu beaucoup d’hommes prêts à mordre la main qui les nourrit ? »

 Pratha repensa aux foules de Rébéens venus s’agenouiller devant son chef sans que ce dernier n’ait rien eu à leur demander. La psyché commune avait alors été noyée sous des sentiments d’admiration, à peine entachée par de rares réfugiés restés en retrait.

 Le Prince observait avec attention le Soleil se lever au-dessus de petits villages potharis, placés sur la route de la capitale du Royaume. Des rizières s’éveillaient au bruit des grenouilles et des nuées d’oiseaux fuyant vers des contrées plus chaudes.

 « Les photos prises lors de ce petit incident vont faire le tour du continent. Que crois-tu que les gens diront lorsqu’ils verront notre armée arriver à leurs portes ? Ces dernières s’ouvriront sans que nous n’ayons à poser la moindre arme de siège, tu peux me croire. Bien des peuples préféreront mon autorité à celle des Jays. Comme disait l'archiboddha Salamther, les empires taillés dans la crainte des peuples s'effondrent sous le poids du premier souverain clément. Pour qu'un État tienne bon face au flot des siècles, il faut que ses sujets ressentent à son égard un amour comparable, sinon plus fort, que celui qu'ils éprouvent pour leurs propres parents ».

 Pratha, frappé par un éclair de fascination, comprit enfin la stratégie de son chef, se demanda jusqu’où sa maîtrise de l’art des esprits pouvait aller. Tindashek s’était endormi, mains enroulées autour de sa taille, tandis que Bardéo continuait paisiblement la marche vers les vieux remparts de Deshpothara dont la silhouette commençait à se dessiner à l’horizon.

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