3.3

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  À l’intérieur régnait une forte odeur de lavande. Déposés sous chaque fenêtre, les herbes répandaient leur senteur agréable dans toute l’immense pièce qui occupait le bâtiment. Des tapisseries occidentales étaient déposées partout au sol, tandis que dans un coin, une grande quantité de blé était soigneusement organisée en tas remontant le long des murs. La saison des récoltes avait à peine commencé, mais Naslaköyü devait disposer d’assez de nourriture pour l’année. Assis à côté de brasiers, les ombres des villageois étaient projetées jusqu’à la voûte.

  « Les chevaux ont été amenés jusqu’à leur étable, déclara le plus jeune soldat de l’escouade de cavaliers.

  • Bien », répondit laconiquement Pratha.

 Il chercha à jauger les forces en présence, à comprendre à quoi rimait cette invitation de la part d’un homme qui s'était montré hostile quelques minutes auparavant. Il sortit une carte confiée par Bhagttat et l’aplanit à même les tapis. Le chef du village, - l’efendi, comme l’appelaient les autres -, s’approcha et y jeta un oeil. Pratha sortit une plume et refit la même démonstration que Bhagttat avait faite sous la tente, plus tôt dans la journée.

 Sans dire un mot, l’efendi l’observa tracer tranquillement ses cercles.

  « Nous sommes en guerre contre les Rébéens…

  • Krig’ga ös, schıkar Rab… Hm… traduisit Tindashek.
  • Rabaaunê, compléta l’efendi. Verlusse.
  • Et nous voulons votre aide.
  • Sin’no hilfem brauķuz. »

 Un fou rire engloutit la salle entière. Restés silencieux jusqu’à présent, des vieillards occupés à fumer une sorte de longue pipe, reliée à un réservoir en céramique posé à même un brasier, manquèrent de s’étouffer. Rougeoyant, l’efendi peina à reprendre son calme, encore plus à l’imposer au reste de l’assemblée. Il demanda en urgence qu’on lui apporte de l’eau, et s’empressa d’engloutir la tasse qu’un jeune serviteur, encore traversé par des gloussements, lui présenta.

 Une fois redescendu, il essuya ses larmes et demanda, se contenant à grande peine :

 « Aķ, za prins magnêt selböytvin ? A, vegen brauķêt… Biz’no hilfem ? »

 Les murs se mirent à nouveau à trembler tant les habitants riaient à s’en taper par terre. Les Djahmaratis, médusés, se lancèrent des regards circonspects. Pratha ressentit une forte envie d’abattre sa paume sur le nez de ce chef insolent, mais il préféra tempérer ses ardeurs.

 « Halt ! s’écria Tindashek. Lüstik snöt ! »

 Son visage d’habitude angélique s’était parée d’une teinte ardente, d’épaisses larmes roulaient sur ses joues. Les villageois ne prêtèrent aucune attention à ses protestations et continuèrent à se moquer des Djahmaratis. Pratha crut même en entendre imiter un accent cliché de Samsharadh. Même s’il partageait la fureur de son protégé, il prit sur lui pour la contenir et posa une main affectueuse sur son épaule. Le petit, en transe, ne sembla pas le remarquer.

 « Oy, seh ! Vie altevatandaschlar, vürt galâmêt ! » s’exclama l’efendi en voyant que l’enfant pleurait.

 « HALT ! » hurla ce dernier.

 Sa voix, chargée en iode, claqua dans la pièce et imposa le silence. Une énergie psychique immense émana de lui, opaque, visible même par l'esprit le plus hermétique, serpenta la pièce, insinua la terreur en chacun des villageois, avant de revenir vers le centre, de former comme une sorte de liane autour de l’efendi. Ce dernier, avant même d’avoir le temps de pousser un cri, fut projeté en l’air, écrasé par l’esprit de Tindashek. L’enfant n’hésita pas à resserrer son emprise, à le maintenir fermement agrippé, une cinquantaine de paumes au dessus du sol.

 Pris de court, Pratha remarqua que le chef du village commençait à suffoquer et ordonna à son protégé de le relâcher. Possédé par sa psyché, ce dernier ne répondit pas et continua renforcer sa prise sur sa proie.

 « Tindashek !! répéta Pratha. Tu… tu ne me laisses pas le choix… »

 Le chevalier concentra toute son énergie mentale sur le bout de ses doigts, marmonna en proto-skritt, avant d’envoyer une décharge de lumière droit sur le petit. Engloutie par la lueur, sa psyché s’éteignit immédiatement. Pratha s’empressa de rattraper l’efendi, au moment où le tentacule énergétique disparut.

 Encore en état de choc, le vieillard se laissa déposer sur un tapis et jeta un regard horrifié vers celui qu’il appela simplement « monstâr ! ».

  À peine relevé, un regard noir posé sur Tindashek, il hurla à l’encontre des Djahmaratis :

 « Dammter monstâr ! Ben wa… Ben vürt öldürmük onun !

  • Öldür ba !! s’écrièrent les autres villageois.
  • A… attendez ! Qu’est-ce que…
  • Monstâr vürt ben’den göyöldüryo ! »

 Le vieillard sortit une machette rudimentaire d’une lanière de cuir. Les canons des djahmaratis se braquèrent instananément vers lui, ce qui renforça encore sa furie. Il se lança alors dans une éructation ponctuée de cris terribles, le tout sans jamais lâcher l’enfant assoupi du regard. Un torrent de colère bien trop grand pour être contenu par les soldats envahit l’air, et se renforça à mesure que d’autres villageois s’engouffraient dans le bâtiment depuis l’extérieur.

 Sans jamais abaisser leurs armes, les Djahmaratis observèrent cette foule sombrer peu à peu dans la folie, et puis, peut-être plus menaçant encore que leurs cris, arriva un silence de mort. L’efendi s’approcha de Pratha, non sans voir se hérisser devant lui une herse de baïonettes. Il fit un geste de la main intimant l’ordre aux soldats de s’écarter.

 « Ne bougez pas, ordonna le chevalier.

  • Lasste nebh durschiku ! » beugla l’efendi, l’écume aux lèvres.

 À sa furie, les Djahmaratis opposèrent une relative indifférence. N’y tenant plus, le vieillard tenta d’écarter Pratha lui-même.

 Une pluie de balles-laser se déversa sur lui à l’instant où il posa le doigt sur le chevalier. Son corps, mitraillé de lumière, se fit transpercer de chaque côté. Sa machette s’effondra au sol, bientôt suivi par sa carcasse fumante. Dans le reflet de ses yeux, la colère céda la place à l’incompréhension.

 Aplati sur un tapis couvert de sang, l’efendi marmonna, dans un râle déchirant :

 « Ha… haaaaa, vas…den ?! »

 Des cris s’élevèrent dans toute la pièce. Pratha, sonné, eut l’impression de se détacher de son propre corps. Il entendit, comme si elles venaient des profondeurs d’un fleuve, les détonations des fusils, observa des hommes, les mêmes que ceux qu’ils avaient croisé à leur arrivée, tenter de misérables assauts, avant de finir la tête au tapis, pitoyables machettes ou faucilles à la main. Là, une femme en proie à une crise de larmes extrême, répétant en boucle « aschük ! aschük ! » à l’attention d’une maigre carcasse percée de toutes parts. Une autre donnait l’impression de s’effondrer sur elle-même, comme possédée par une force extérieure, en proie à des tremblements frénétiques.

 Pratha se sentait flotter au milieu de cette scène d’horreur, et ne fut ramené à la réalité que par une tape amicale d’un cavalier. De son visage aux contours flous émanait une grande peur. Comment s’appelait-il, déjà ? La femme et son aschük ne lui laissa pas le loisir de creuser dans ses souvenirs.

 « Seigneur ! Seigneur ! » couvrit la voix du cavalier.

 Dure sensation de retrouver son corps, la main sur son épaule se fit plus concrète. Bientôt, les yeux du jeune homme cessèrent de tanguer.

 « Je… Sécurisez le bâtiment, que personne ne sorte ! ordonna Pratha. Nous nous occuperons des villageois à l’extérieur après !

  • Bien, Seigneur ! » répondirent en choeur les soldats, rassurés d’entendre la voix de leur chef.

 On s’empressa de refermer les portes et de rassurer comme on le pouvait les villageois restants, proprement terrorisés par ces monstârs venus du Nord.

 « Y’a-t-il des blessés ? demanda Pratha, en tentant tant bien que mal de ne pas poser les yeux sur le charnier.

  • Seul Bharke a reçu un coup, Sire ! déclara le cavalier qui l’avait sorti de sa torpeur.
  • Oh, ce n’est rien, vraiment, déclara l’intéressé, la lame d’un couteau de cuisine plantée à la surface de sa cuirasse.
  • Est-ce que tu es sûr ? demanda Pratha. Nous ne pouvons prendre aucun risque.
  • Sûr, Sire, affirma Bharke.
  • Bien. Nous allons devoir nous séparer. À l’heure qu’il est, peut-être que les villageois sont en train d’égorger nos montures en représailles (la perspective de perdre Bardéo lui noua le ventre), ou de préparer un assaut. Nous allons prendre les devants. Tous les cavaliers, vous viendrez avec moi, vous serez plus utiles à l’extérieur. Pour ce qui est de l’infanterie, six d’entre vous resteront à l’intérieur. Je vous confie deux missions : la première, veiller sur Tindashek. En aucun cas vous ne devez le laisser seul. La seconde, vous accueillerez tous les villageois qui demanderont à se réfugier ici jusqu’à la fin des affrontements ; seulement après avoir vérifié qu’ils ne transportent aucune arme. Pour ce qui est des autres, faites ce que vous pouvez pour les apaiser, ne faites surtout pas preuve de brutalité. Est-ce que tout est clair pour vous ?
  • Oui, Sire !
  • Dans ce cas, à vos postes ! »

***


 Postés aux fenêtres, deux soldats d’infanterie observèrent Pratha et le reste des troupes s’éloigner vers le centre du village. Bien qu’en meilleur état que Deshpothara, il donnait lui aussi l’impression de n’être qu’une ruine, tant la vie semblait y avoir disparu.

 Passé l’accès de confiance qui s’était emparé de lui, au moment où il avait élaboré sa stratégie, le chevalier sentit l’angoisse battre ses tempes. L’absence d’un ennemi discernable, dans ce lieu pittoresque, bercé par un Soleil clément et l’odeur de généreux arbres fruitiers, accentuait son stress. À tout moment, un homme caché derrière un tronc, au milieu des importants troupeaux de bêtes, camouflé sur le toit d’une maison pouvait leur bondir dessus.

 « Désormais, je vais m’adresser à vous mentalement », murmura Pratha, au passage d’un petit pont en bois placé au-dessus d’un ruisseau, séparant la partie résidentielle des champs dorés qui faisaient la renommée de Naslaköyü.

 Après s’être assuré que ses hommes recevaient bien ses pensées, Pratha se laissa guider par celui qui avait été escorté jusqu’à l’étable, à travers la plaine de Korbal.

 Par épaisses grappes, des insectes gros comme la moitié d’une pomme s’envolaient à travers cet air marqué par une odeur d’herbe grasse.

 Après un instant, installée sur une petite colline, l’étable apparut aux yeux des soldats.

 En encerclement, nous avons la technologie de notre côté, alors ne vous inquiétez pas. Une fois installés, vous attendez mon signal pour enfoncer les portes. Si l’un d’entre eux vous approche, vous leur criez « halt ! » comme le petit l’a fait. S’ils continuent, vous tirez. Ne prenez aucun risque. Tout est bon ?

 Pouces et majeurs joints en guise de réponse, les soldats vérifièrent l’état de leurs chargeurs, assouplirent leurs pas, et gravirent la colline. Pratha sentit les émanations psychiques à travers le bois de l’étable, largement dominées par la peur. Bardéo ainsi que les autres chevaux étaient toujours en vie. Le noeud de son estomac se dénoua enfin.

 Posté devant la plus petite des deux portes, Pratha ordonna en pensée à ses troupes d’entrer. Il envoya voler son pied contre le bois ; la porte céda contre le coup.

 Plusieurs voix lâchèrent un cri perçant. Ne trouvant dans la grange qu’une obscurité opaque, à peine tranchée par un timide rayon de soleil venu des hautes fenêtres, il invoqua une boule-lumière et l’envoya flotter au centre de la pièce.

Entrez, ordonna-t-il.

 À l’intérieur, des dizaines de villageois s’étaient amassés à même le sol, entre les pattes de vaches bien nourries, à partager le box commun des chevaux. Bardéo appela son maître de son renâclement habituel.

 Un enfant, pas plus vieux que Tindashek, se mit à pleurer, bientôt suivi par le reste de l’étable. Dévorés par la peur, les villageois jetèrent à Pratha le genre de regard réservé aux barbares, lorsque ces derniers débarquent dans un village avec pour seul objectif d’exterminer toute race qui s’y trouve.

 Le chevalier demanda, dans un Rébéen approximatif, si quelqu’un était en mesure de parler la langue de l’Empire. Silence sourd. Il réitéra sa question en skritt, puis en djahmarati. Cette fois, dans un accent à couper au couteau, une voix féminine s’éleva, non sans devoir faire un effort pour contenir ses larmes :

 « Dja palé pothali une pétite.

  • Très bien, répondit Pratha, d’un ton aussi doux que possible. Dis à tout le monde que nous ne voulons pas nous battre.
  • Ancol ? Dja n’a pas cumpli bienne.
  • Hm… Nous (il accompagna sa phrase de grands gestes), pas problème. Nous voulons amis. »

 Après que la jeune femme eût répété les paroles du chevalier, une ancienne, probablement la doyenne du village, à en croire les rides dont était traversé son visage, partit d’un lourd sanglot.

 « Ben’no neschgü ! Mütsıdji… Ahhh… Onun, siz, siz göyöldüssiin… Vasden… »

 Pratha s’approcha doucement de la vieille femme. D’un geste de la main, il ordonna à ses hommes de baisser leurs canons. Malgré une protestation de leur part, il finit par se faire entendre.

Elle n’est pas dangereuse, faites moi confiance.

 « Que dit-elle ?

  • Elle pleule palce-que vous… göyöldussiin… tuè Mütsıdji. Elle’no amoul.
  • Qui est Mütsıdji ?
  • Efendi », répondit un homme, dans la cinquantaine, assis contre une poutre.

C’est donc ainsi qu’il se nommait…

 Le visage de cette femme à la vie détruite par une simple erreur se grava au fer rouge dans l’esprit de Pratha, et viendrait longtemps le tourmenter dans son sommeil.

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