4.3.

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 « C’est ici nous séparons les chemins, déclara le soldat Lahratien.

  • Ça a été un vrai plaisir de faire votre connaissance, Selvakumaran, répondit Pratha. Si jamais, par hasard, vous devez passer au Djahmarat après la guerre, envoyez-moi une lettre et je tâcherai de vous rendre votre hospitalité.
  • Oh, y a vraiment pas de quoi », rougit le militaire.

 Pratha lança un sourire en coin à Modshi, et ouvrit la caisse contenant les automates. Il fouilla à l’intérieur et en attrapa un ressemblant - exception faite des courbes abstraites gravées sur la coque - à celui avec lequel Tindashek avait joué dans le jardin du Palais de Deshpothara, avant de le tendre au soldat.

…ûr…ttat…dire ? envoya maladroitement Modshi en pensée.

  • N’essaie pas d’employer ta psyché pour me parler. Pense à ce que tu veux me dire comme si tu voulais le garder pour toi, répliqua Pratha.
  • Ha ! T’es sûr que Bhagttat va rien dire ?
  • Un de plus ou un de moins, le Conseil n’y verra aucune différence. Je suis prêt à parier que le reste ira moisir sur une étagère ou finira comme amusement pour leurs enfants.

 Après un silence, Selvakumaran accepta de tenir l’objet et le détailla sous toutes les coutures.

« Je… Messieurs, comment accepter yakaî cadeau ?

  • En le prenant avec vous à la fin de votre service, sourit Pratha.
  • Oh, merci, vous êtes un frère. »

 Selvakumaran projeta sa masse sur celle du Chevalier et manqua de lui broyer les os. Ce dernier lui rendit une tape sur l’épaule.

« Encore merci, je retourne à la garde. C’est ma petite va être très rupp… très contente ! »

 Les deux Nordiques l'observèrent un moment descendre le long des rues, sans jamais détacher son regard de la petite machine, manquant à deux reprises de culbuter sur des pommes posées à même un tapis sur le sol par des vendeurs ambulants.

« Tu disais, par rapport aux enfants des membres du Conseil ? railla Modshi.

  • Quitte à ce que l'automate finisse entre les mains d’une gamine, je préfère que ce soient celles de la sienne. »

 La villa du commerçant, une rue à côté de l’endroit où Pratha et Modshi l’avait rencontré plus tôt, se déployait en une sorte de pyramide inversée, soutenue aux extrémités de la base par d’épaisses colonnes de marbre. Des aboiements imposants retentirent de l’intérieur lorsqu’ils claquèrent le heurtoir sur une porte en bois orange et parfumé, arborant une représentation de Soma, petit cousin d’Eshev chargé de veiller sur la Lune Majeure.

 Pratha n’eut pas le temps d’apprécier le travail du sculpteur que la porte s’ouvrit en grand, cédant la place au visage de bon vivant, cheveux couvert d’un ‘eyma de soie des montagnes, sourire dominé par une moustache blonde et recourbée du marchand. Derrière lui, l’épaisse masse du bolsabak, assis sur ses pattes arrière, toisait les Djahmaratis d’un air curieux.

« Messieurs, vous revoilà ! Entrez donc ! »

 Un courant d’air imprégné d’un parfum d’agrume souffla sur le visage de Pratha et Modshi. Les deux amis effectuèrent une révérence avant d’entrer.

 Discrète dans son luxe, la villa imposa leur admiration surtout à cause de sa forme si particulière, selon laquelle le plafond était plusieurs fois plus large que le sol. Des passerelles en bois soutenues par d’épaisses poutres s’enroulaient le long des murs, remontant jusqu’à une sortie taillée à plus de deux cents paumes de hauteur.

« Ne restez pas figés ainsi, chers amis, venez prendre le thé avec moi. J’allais justement finir ma leçon avec mon fils, Tyenoslav. Vous ferez-nous l’honneur de votre présence ?

  • Bien sûr. »

 Le marchand désigna l’une des passerelles en bois et invita les deux Djahmaratis à l’y suivre. Nyny frotta sa gueule contre les jambes du Chevalier à plusieurs reprises, à mesure que l’on se rapprochait du sommet de la pyramide.

« Vous devez chercher à comprendre pourquoi mon fils a un nom chechnide, supposa le joyeux hôte.

  • Je n’osais pas le demander, répondit Pratha.
  • Comme vous pouvez le voir (à ce moment-là, il pointa l’une de ces mystérieuses toiles disposées le long des murs), j’ai des liens forts avec le Margraviat. J’y ai vécu plusieurs années, c’est à Čornoblato que j’ai construit la majeure partie de ma fortune, ma première femme - paix à son âme - venait d’ailleurs d’un bourg juste à côté.
  • La mère de Taye… votre fils ? » demanda Modshi, l’attention fixée sur une fresque représentant un guerrier chevauchant une sorte d’étalon à nageoires sur des vagues déchaînées.

 En-dessous, une plaque comportant l'inscription , dont l'alphabet lui rappela vaguement ceux utilisés dans les Royaumes Occidentaux.

« Tyenoslav. Non, il est né de ma deuxième femme. Elle devrait rentrer tard dans la soirée, elle participe aux ateliers d’un cercle d’écrivains. »

Pratha et Modshi stoppèrent net leur marche et se dévisagèrent.

« Il en faut peu pour vous surprendre, Messieurs, sourit le marchand. L’ouverture n’a pas l’air d’être le fort de votre pays, si je puis me permettre. Quoiqu’il en soit, j’ai souhaité faire un double hommage en nommant mon fils. D’abord au Magraviat, mais aussi à mon frère. Tyenoslav est la traduction littérale de son nom ; Lalkalmak. Gloire des ombres, parce que le lendemain de sa naissance, premier hiver sans fin s’est achevé. Vous n’étiez pas nés à l’époque. Moi non plus, d’ailleurs. »

Un sourire amer s’installa sur ses traits. On arriva enfin devant la salle d’étude. Entre quatre murs couverts d’étagères pleines à craquer de livres, un épais bureau était noyé sous les feuillets noircis. D’une chaise molletonnée dépassait la tête d’un enfant à peine plus âgé que Tindashek, plongé dans la lecture d’un tableau rempli de caractères rébéens.

« Tyenoslav, nous avons des invités. », déclara le marchand.

L’enfant bondit d’un coup, plus qu’heureux d’enfin pouvoir sortir de ses révisions. Sa psyché rayonna à travers toute la pièce, à tel point que Pratha se demanda si Modshi pouvait la percevoir.

« Mariyâhaît, Pappakal, déclara-t-il en effectuant une révérence à la jarapourie.

  • Nos invités viennent du Djahmarat, expliqua le marchand. Tu pourras pratiquer tes connaissances avec eux.
  • Oh, très bien, père. »

Le petit, impressionné par les croix circulaires sur la tunique de Pratha n’osa croiser son regard. Son père s’approcha de lui et déposa une main tendre sur sa tête.

« Tyenoslav, ça avance, ta table des déclinaisons ?

  • O… oui, père, je crois que je commence à comprendre.
  • Bien. Dans ce cas, viens prendre le thé avec nous. »

Etoiles dans les yeux, Tyenoslav s’empressa de ranger son matériel d’études, et courut jusqu’à l’ouverture au sommet de la pyramide.

Cette dernière donnait accès à une large terrasse avec vue sur le Quartier des Commerçants, reconnaissable à l’utilisation d’épaisses toiles colorées tendues entre les bâtiments en guise de toit. Sur la terrasse, les cris des vendeurs ne parvenaient qu’en bribes discrètes aux oreilles de Pratha et Modshi.

Les deux bolsabaks furent rejoints par un troisième et un quatrième, avant d’aller s’allonger sur un hamac de la taille d’un box à cheval. Tyenoslav sauta sur un divan installé à l’ombre d’un parasol, sous une réprimande de son père.

« Messieurs, installez-vous, je vous en prie. »

On s’exécuta. Modshi poussa un soupir de satisfaction en sentant le délicieux rembourrement épouser les formes de son postérieur.

« Content de voir qu’ils vous plaisent ! Je les ai ramenés d’un voyage d’affaires dans l’Empire.

  • Vous… Lahrati commerce avec l’Empire ?! s’écria Pratha. Comment est-ce possible ?
  • Lahrati ne commerce avec personne, je suis parti seul en Orient.
  • Mais, enfin, vous restez un citoyen de la ville !
  • Rien du tout ! Vous ne comprenez pas encore la nature de cet endroit, et c’est normal.
  • Dans ce cas, j’aimerais que vous nous éclairiez.
  • Avec plaisir ! Lahrati, à ma connaissance, est l’un des deux seuls endroits au monde à avoir adopté un tel fonctionnement. Ici, pas de sujets, de citoyens ou que sais-je, il n’y a que des Hommes. Chacun peut, pour ainsi dire, gérer sa vie comme bon lui semble. Quelques règles communes régissent bien sûr la collectivité, mais elles pourraient être résumées en une simple maxime ; « n’inflige pas à ton voisin ce que tu n’aimerais pas que ton voisin t’inflige ».
  • Dans ce cas, pourquoi y’a-t-il une armée ? demanda Modshi.
  • Précisément pour défendre ce modèle. Mais ici, point d’impôt extorqué à des paysans affamés, non ; chacun investit le montant qu’il souhaite dans la défense de notre ville.
  • Vous voulez dire que si demain, chacun arrête de donner…
  • Nous serons envahis dans la semaine, oui. Cependant, vous avez déjà dû le remarquer, nous sommes plutôt fiers de notre modèle et ne souhaitons pour rien au monde le voir périr. Non, la vraie différence entre l’armée de Lahrati et celle du Djahmarat, c’est que cette dernière vous prendra votre grain et vos dvats que vous soyiez paysan au bord de la disette ou détenteur d’un consortium. Tandis qu’ici, les plus modestes ne subissent pas, en plus de l’humiliation que représente la pauvreté, la gourmandise écrasante de l’Etat. A ce sujet, lisez-vous des revues, Messieurs ? »

Pratha étouffa un rire en repensant à ces dizaines d’heures englouties dans Les Guerriers de L’Ouest et Coups de Palais.

« Eh bien, réfléchit Modshi, il m’arrive de lire des histoires-feuilletons de guerre ou d’aventure, dont une qui parle des conflits entre Apshewar et l’Empire.

  • Les Guerriers de l’Ouest ? demanda le marchand.
  • Oui, je crois que c’est ça.
  • Ha ! Je ne savais pas que tu aimais ce genre d’histoires, sourit Pratha.
  • Moi aussi, j’aime beaucoup Ghoïskan, il est trop fort ! » s’exclama Tyenoslav.

L’amusement de Pratha se transforma soudain en un sentiment honteux.

Qu’est-ce que ça te fait, d’avoir les goûts d’un enfant de huit ans ? lança-t-il intérieurement au dehik autant qu’à lui-même.

Son ami fit mine de n’avoir rien entendu et demanda, l’air innocent :

« Enfin, j’imagine que ce n’est pas ce dont… Comment vous appelez-vous au fait ?

  • Avara. Ce dont je voulais parler ? Non, pas vraiment. D’ailleurs, (il se tourna vers son fils) espèce de petit singe, comment se fait-il que tu aies accès à ce genre d’histoires ? Je t’ai déjà dit que ce n’était pas de ton âge, par les Grands !
  • Ôshiyee me l’a montré quand on est allés au parc, répondit l’enfant avec un air de défi.
  • Cette gamine, alors… Nous règlerons ça plus tard. Quoiqu’il en soit, Messieurs, je voulais plutôt parler de revues en sciences humaines. Je vous demande cela non pas pour faire étalage de ma culture, mais simplement pour vous proposer de consulter la collection que j’ai entreposée dans ma bibliothèque. Je suis abonné à une centaine d’entre elles ; il va sans dire que je n’ai pas le temps de toutes les consulter, alors j’aimerais qu’elles vous soient utiles. Quand aura lieu votre rendez-vous avec le Conseil ?
  • Demain, en fin de matinée.
  • Dans ce cas, il vous reste l’après-midi pour les feuilleter si ce dont nous avons parlé vous intéresse. Je me ferais un plaisir de vous recommander quelques ouvrages. En attendant, prenons le thé. »

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