5.3
Ils ne croient pas en eux, songea Sayyêt, dès la seconde où il posa ses yeux sur l’armée Rébéenne, au bord de la déroute.
Formations catastrophiques, officiers complètement dépassés par la situation, mais surtout, une avance sereine et méthodique de la part de l’armée princière, avaient écrasées dans l’œuf toute tentative de riposte ou de fuite ; la troupe Rébéenne arrivait presque trop tard.
Elle trouva néanmoins un emplacement sur une butte un peu surélevée et profita de son avantage tactique pour faire pleuvoir des jets d’énergie sur la jayshi, amplifiant encore le chaos au sein des rangs.
Bhagttat, à l’instar des anciens Rois skritts, participait lui aussi à l’affrontement, tailladant à grands coups d’épée-laser les ennemis assez fous pour s’attaquer à lui. Ses frappes, rapides et efficaces, lacéraient les corps de ses ennemis dans une sorte de valse macabre.
Djéma reconnut, s’avançant vers le Prince, le Jay Mudrofik, vêtu d’une armure très épaisse, composée de plaques dont les motifs rappelaient ceux d’une tortue. Le militaire enjamba de nombreux cadavres et se porta à la rencontre de Bhagttat, main droite levée, suivi par des notes de trompette. Alors les affrontements cessèrent, et le Jay adressa la parole au Prince.
Les Rébéens s’avancèrent afin d’écouter ce que l’homme avait à dire.
“... tout à fait, nous nous rendrons”.
Bhagttat observa cet homme au visage large et juvénile, à la peau encore lisse, et devina que le Jay n’avait probablement jamais connu la sensation d’une lame qui vous balafre la peau, ni celle de la brûlure du Soleil lors de longues marches d’été. Il jugea son interlocuteur d’un œil mauvais et déclara, après un silence :
“Bien, j’accepte.”
Il dégaina un chiffon, nettoya le tranchant de sa lame, et désigna un emplacement épargné par le charnier. Déjà, depuis les extrémités du camp, résonnaient les rires sinistres d'hyènes prêtes à se tailler un festin.
Malgré son calme apparent, le Prince abritait en loin une sourde colère, synthétisée en une fine émanation rougeâtre au-dessus de sa tête, à peine perceptible par Sayyêt. Le Rébéen aperçut, le temps d’un clignement d’yeux, une pointe de peur naître en sa base.
En comparaison, l'esprit du Jay demeurait imperturbable. Son épaisse armure – notamment les épaulettes sphériques de la taille de trois noix de coco – rendait sa carrure aussi imposante que celle des géants employés par les Arènes de Qama'el.
Le Général Allâb employa le laser de son épée pour faire bouillir les herbes basses et ainsi former un cercle d’un tronc et demi de diamètre. On installa des torches à l’extérieur du cercle. Bhagttat se rendit à l’une des extrémités, dos droit comme un piquet, imité par le Jay Mudrofik de l’autre côté.
Le jeune homme, Sayyêt et ses amis avaient pu l’apercevoir, était terriblement doué au combat. Sans manifester la moindre difficulté, en plein milieu de la bataille, il s’était jeté au sol pour éviter un assaut lancé par trois soldats, et, avant même que les pauvres Djahmaratis n’aient le temps de comprendre, il avait tranché la jambe du premier, réduit les boyaux du second en bouillie calcinée, et envoyé la tête du dernier semer la panique dans les rangs. L’instant d’après, il s’était de nouveau solidement appuyé sur ses jambes, prêt à continuer son massacre.
Sayyêt pensa que le Prince avait pu apercevoir les prouesses de son adversaire, et que c’était précisément ce qui instillait la peur en lui.
“Sa Majesté est-elle prête ? demanda le Général Allâb, posté à l’extérieur du cercle.
- Je… Je suis prêt, souffla le Prince, ne lâchant pas le Jay du regard.
- Quant à vous ?
- J’imagine que je ne mérite pas de formule de respect ?” lança le Jay Mudrofik dans un djahmarati impeccable.
Le grand Général jeta un regard interrogateur à Bhagttat, lequel répondit par un léger haussement d’épaules.
“Je suis prêt, commençons dès que vous le souhaitez, sourit le Rébéen.
- Très bien. Je rappelle les règles ; il s’agit d’un duel au premier sang. L’emploi d’une lame classique est autorisé, pas de laser ! Concernant les coups, tout est permis, sauf dans les parties génitales ; nous sommes des hommes d’honneur.”
Le Jay pouffa, emportant avec lui ses soldats les plus proches. Bhagttat lança, très sèchement :
“N’oubliez pas qu’un ordre de ma part suffirait à tous vous exterminer.”
Le silence revint immédiatement dans les rangs, mais le sourire sur les lèvres du Jay se renforça.
“Au premier sang, mon camarade le Général Chandra soufflera dans cette trompette. Vous serez alors sommés de cesser le combat. Est-ce que tout est clair ?”
Derrière les deux Généraux, Djéma aperçut le sourire félin de Tasî.
“Depuis quand est-elle là ? demanda-t-il.
- C’est exactement ce à quoi je pensais”, répondit Malki.
Bhagttat et le Jay Mudrofik acquiescèrent et avancèrent de deux pas dans le cercle, mains serrées sur le pommeau de leurs épées. Le Prince croisa le regard de la cheffe des Étoiles de l’Ombre, et, aussitôt, l’intensité de ses émanations psychiques décrut. Le Jay Mudrofik lui lança un regard circonspect avant de remettre son masque d’arrogance.
“Duellistes, en garde… dégainez !”
Mudrofik sortit d’un air faussement las son épée : toute la tension dans son corps indiquait qu’il n’avait fait que jouer un rôle jusqu’ici. Bhagttat dégaina la sienne avec calme, sans chercher à renvoyer une quelconque impression, et fit un pas vers lui.
Le Jay scruta rapidement l’équipement de son adversaire et s’approcha à son tour en faisant des moulinets.
Un premier coup fusa, paré in extremis par le Prince, à une paume à peine de son visage. Dans les rangs, tous les soldats du Djahmarat avaient le souffle coupé. Le Jay profita de son ascendant pour tenter un coup de poing dans les côtes de son adversaire, sans succès. En effet, ce dernier profita d'un bref manque d’équilibre pour se jeter en dessous de lui et asséner deux coups de pieds dans ses jambes. L’expression du Rébéen changea du tout au tout, une fois écroulé au sol.
Bhagttat tenta de pousser son avantage en envoyant la pointe de son épée filer droit vers sa gorge, mais Mudrofik eut le bon réflexe d'en dévier la lame en profitant de son énergie pour se relever.
“Hé… Ça a le mérite d’être clair…” souffla-t-il.
Sa psyché, un instant plus tôt calme comme le lit d’un ruisseau, jaillit en une tornade d’énergie autour de lui. Les soldats orientaux lâchèrent un “Oh !” en chœur. Le Jay se jeta sans attendre sur son adversaire, décochant un violent un coup de poing dans sa mâchoire. Bhagttat garda la bouche bien fermée, de peur qu’un filet de sang n’apparaisse sur la commissure de ses lèvres.
L'Oriental abattit avec un plaisir non dissimulé son épée sur la sienne, la martelant comme l’enclume d’un forgeron. Son erreur, probablement due à sa jeunesse, était le style trop “parfait” de ses enchaînements. Bhagttat, et tous les Djahmaratis - terrorisés à l'idée de perdre leur chef -, avaient compris que le talent était du côté de son adversaire.
La fluidité de ses mouvements, leur exécution parfaite, son rythme respiratoire, le Jay avait tout pour lui, mis à part une chose : la capacité d’improvisation.
Au fil du combat, Bhagttat apprit en effet à déceler des schémas dans les enchaînements de son adversaire, comprit à quel point il était programmé comme un automate, incapable d’improvisation. Certes, l’exécution était parfaite, mais jusqu’à ce jour, aucune machine d’entraînement n’avait été capable de vaincre un combattant hors-pair, et ce, pour une raison toute simple : les rouages étaient incapable d'autre chose que d'éternelles répétitions des mêmes assauts et parades.
Coincé dans ses rythmes prédéfinis, le Jay était incapable de répliquer face à des coups qui, en dépit de leur inélégance, savaient porter leurs fruits. Bhagttat lui avait attrapé deux doigts au vol, avant de les craquer bruyamment, répondait à l’intense pression exercée par la lame de Mudrofik par des crachats dans ses yeux, des insultes.
Le jeune chef perdit peu à peu le contrôle de sa psyché, cette dernière se révélant comme le contenu d’un livre ouvert au-dessus de sa tête. Bhagttat s’employa à la lire dès qu’un répit lui était accordé, et dompta peu à peu son adversaire.
Mudrofik tenta vainement d’envoyer ses doigts cassés dans la mâchoire de Bhagttat. D’un mouvement rapide, ce dernier les attrapa, se plaqua contre son adversaire, sentant au passage les pointes taillées sur son armure pénétrer la surface de sa peau, et mordit à pleines dents.
Le Jay lâcha un cri autant de surprise que de douleur, et repoussa violemment le Prince d’un coup d’épaule avant de chuter au sol. Bhagttat se releva péniblement et aperçut, perlant sur la boue, un mince filet de sang.
Bruit de trompette. Soldats en liesse. Déclaration d’Allâb. Front brûlant, oh, plus chaud encore que le Désert d’Ëqops. Visage noyé sous la sueur. Yeux de Tasî posés sur lui. Sommeil, un sommeil lourd.
***
“Mais… par le Prophète, quel genre de… Haaa !” hurla le Jay à pleins poumons, le bras recouvert de sang, deux doigts à moitié arrachés.
Ses soldats, tout autour, étaient terrorisés. L’un d’entre eux, probablement un qaïd ou un jay-al-kushak, n’ayant pas lâché Mudrofik d’une semelle depuis le début de la bataille, s’exclama :
“C’est une honte ! Quel genre de sauvagerie est-ce que…”
Un bruit de tonnerre retentit. Son corps, prêt à fondre sur le Prince, fut traversé par un éclair d’énergie, vola sur vingt paumes avant de s’écraser au sol. Un trou béant laissait s’échapper une rigole de sang. La liesse dans les troupes Djahmaraties disparut aussitôt.
“Quelqu’un d’autre souhaite-t-il contester le résultat du duel ? grogna le Général Allâb.
- Salah !!! Mes soldats !!! Nous avions dit…”
Furieux, Mudrofik se rua vers le gros général. Ce dernier, d’un geste nonchalant, hérissa sa lance dans sa direction et laissa l’enragé s’empaler dessus. Un air d’incompréhension totale passa sur son visage, et, d’un mouvement du bras, Allâb l’envoya s’écraser au sol.
Les soldats impériaux hurlèrent, pris de convulsions de terreur pour la plupart.
“Vos armes, à terre”, ordonna le Général Chandra dans un rébéen maladroit quoiqu'avec assurance.
Concert de cliquetis. L’armée impériale, du moins les lambeaux qu’il en restait, se rendit immédiatement.
“Faites-en des prisonniers. Pour ce qui est du Jay et de cet imbécile, emmenez-les à l’infirmerie immédiatement. Pensez à… (il fixa le trou béant creusé à même le torse de Mudrofik) refermer ça, APRÈS lui avoir retiré son armure.
- Bien, Général”, répondirent quatre soldats-médics avant de placer le brancard sous le jeune homme terrassé par la douleur.
Ne resta bientôt plus que le bruit du sirocco, l’image effroyable d’un charnier dévoré par la nuit, où les corps mutilés paraissaient fusionner comme une fresque abominable, la puanteur de la mort, et puis, parfois, des rires venus de la plaine.
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