6.2

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 À chaque pas, le visage du Prince se parait de micro-expressions douloureuses. L’effet du poison s’était largement atténué, ne restaient plus que les affreuses courbatures héritées de son combat face au Jay. Des fleurs par bouquets entiers étaient jetées sur son passage par une foule en liesse totale.

 Bhagttat, épaulé par Ghulâb et Sayyêt, remonta lentement la colline des Nouveaux-Nés jusqu’à une place aménagée de banderoles festives, où le Conseil des Serviteurs s’était installé autour d’une table.

 On lui adressa un concert de compliments et de révérences lorsqu’il s’installa sur un fauteuil richement décoré, lui versa une grande coupe d’eau de coco, puis Nîlama se leva avant de déclarer :

“Nous sommes plus qu’honorés de votre présence, Prince. Notre ville doit son salut à vos actions.

  • Nîlama est la porte-parole du Conseil, elle est forgeronne, murmura Pratha.
  • Votre ville doit son salut à l’action de tous les braves qui composent notre armée !” répliqua Bhagttat, esquissant à grand-peine un sourire.

 Tonnerre d’applaudissements, contagieux jusqu’aux fortifications de la ville.

“Quant à moi, je vous remercie d’accepter le dialogue avec la Principauté.

  • C’est tout naturel, déclara un autre membre du Conseil, un homme trapu et à la barbe très fournie, dont Pratha n’avait de cesse d’oublier le nom. J’espère que nous pourrons nouer une solide amitié.
  • L’amitié, de mon côté, est déjà là. Ce dont nous devons désormais parler, c’est de la suite du conflit.”

 S’ensuivit un débat sans accrocs ; pour la première fois depuis qu’il les avait rencontrés, Pratha trouva les membres du Conseil étonnamment ouverts. Les contre-arguments, venant des plus farouchement attachés à la neutralité de la ville, étaient balayés d’un revers de la main par le Prince, parfois même par d’autres membres eux-mêmes. Le souvenir du siège constituait un argument imparable en faveur du rapprochement entre la Principauté et la Cité-État.

 On en vint à formuler un accord de partenariat, et, trois heures à peine après être entré dans la ville, Bhagttat avait pu y apposer sa signature.

 Une grande célébration fut donnée dans tout le centre de Lahrati. Les habitants sortirent leurs meilleures étoffes pour en parer les terrasses en hauteur, on traita les Djahmaratis en véritables héros de la libeté. Bhagttat, encore affaibli, s’exfiltra discrètement vers un square à l’écart et invita son chevalier à le suivre.

 Bientôt, l’animation décrut et l’on put entendre, par-dessus les chants traditionnels, ceux de perruches installées sur les branches d’un arbre colossal. Le Prince désigna un banc de pierre et invita Pratha à s’asseoir avec lui. Les jets d’une petite fontaine, portés par le vent, déposaient la fraîcheur de fines goutelettes sur leurs visages.

“Nous avons à peine eu le temps de parler, mon ami”, déclara le Prince.

 Il passa sa main dans sa barbe, scruta l’horizon avant de rediriger son regard vers Pratha.

“Vartajj devrait arriver avant le coucher du soleil. Tindashek est resté avec elle durant ton absence.

  • Vraiment ? Tu n’imagines pas comme ils m’ont manqué, j’ai vraiment hâte de les revoir.
  • Au contraire, j’imagine parfaitement. Je me réjouis de t’avoir retrouvé. Tu as accompli un travail exceptionnel. Parvenir à faire entendre raison à ces têtes de mules, ça tient du prodige.
  • La libération a dû aider.
  • C’est certain, mais, crois-moi, cela fait quatre générations que ma famille tente de revenir sur ces terres, et le Conseil est du genre têtu. Mon père n’aurait jamais cru qu’un jour, les choses deviendraient si simples.
  • Qu’est-ce que tu entends par “revenir” ?
  • Hm… Dis-moi, que penses-tu qu’il se passera, une fois la guerre achevée ?
  • Toute la région sera enfin hors de danger.
  • Et nous pourrons reprendre nos vies telles qu’elles étaient auparavant ?
  • En gros, oui.”

 Bhagttat déposa une main sur son épaule. Ses yeux dorés étaient parcourus d’une certaine gravité.

“Tu commets une erreur de jugement, Pratha.

  • Comment ça ?
  • Se limiter à remporter cette guerre revient à s'assurer que les Rébéens reviennent nous attaquer dans une génération au maximum. Si nous parvenons à lui tenir tête, ce n’est non pas grâce à un talent exceptionnel, mais uniquement parce que son autorité se délite en plusieurs provinces. Les esclaves ne tiennent plus en place, la bourgeoisie souhaite remplacer l'aristocratie, et, quand les paysans ne migrent pas par milliers à la ville à cause de la mécanisation, ils en viennent à se révolter dans leurs campagnes à cause des taxes écrasantes. Le siphonnage du budget par les militaires entraîne de très nombreux mécontents. Les jayshis sont dispersées, et pourtant, tu l’as vu, cela ne les a pas empêchées de conquérir Fort-Putra. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que Jarapour ne tombe à son tour.
  • Alors… à quoi bon ? Pourquoi… pourquoi nous battons-nous, si tout est perdu ?
  • À aucun moment, je n’ai formulé une telle idée. Non, nous avons des cartes à jouer. Que sais-tu sur le Royaume Skritt ?
  • Le Grand Qalam nous en parlait longuement, quand bien même, il ne l’a pas connu.
  • Lui non, son prédécesseur, en revanche, a eu le temps d’en apprécier la chute. Le Royaume Skritt est parvenu plusieurs siècles durant à résister aux pressions extérieures ; sais-tu pourquoi ?
  • Parce que l’est des Pralamaghs était morcelé ?
  • Tu m’expliques pourquoi le Royaume n’a pas succombé par l’est, pas pourquoi il a réussi à conserver son intégrité si longtemps. Un État commence systématiquement sa décomposition de l'intérieur ; la mission d'un conquérant consiste à reconnaître ces fruits en voie de pourrissement pour, au choix, les achever et récolter les derniers trésors qu'ils recèlent, ou leur insuffler une nouvelle vie. Ceux qui optent pour la première option sont le plus souvent regroupés sous le terme de barbares, et leur impact disparaît aussi vite que l'incendie qui embrase la plaine. Les seconds deviennent des héros, et leur empreinte continue d'exercer une influence sur les Hommes, bien longtemps après la mort de leurs peuples.
  • Tu insinues donc que le Royaume Skritt est tombé à cause d'un pourrissement intérieur ?
  • Durant des siècles, il était centralisé, l'État se tenait solide comme un roc. Voilà la raison de sa force. Une révolte paysanne éclatait dans le Pothara ? Des milliers d’hommes, venus de Fort-Putra, Lahrati et Samsharadh débarquaient dans la semaine, et y mettaient un terme. Besoin de taxes ou de matériaux pour financer l’érection de murailles ? L’appareil administratif savait qui produisait quoi, dans quelles quantités, et pouvait prélever le nécessaire en un temps record. Abstraction faite du soutien des trois Grands, c’est ça qui faisait tenir le Royaume.
  • Donc, si je comprends bien, tu veux… recréer le Royaume Skritt ? supposa Pratha, perdu.
  • Mieux. Plus que d’un Royaume, mon ami, c’est d’un Empire que notre époque doit accoucher.”

 Une vague de sentiments contraires s’agita en Pratha. D’un côté, l’admiration pour ses ancêtres, cultivée au Chram, donnait au projet de Bhagttat une apparence merveilleuse, de l’autre, il comprit que Lahrati ne pouvait rester indéfiniment indépendante, que c’était le sort entier de son mode de vie, admirable en tout point, qui était menacé par son chef et ami. Au fond de lui, il sentit une pointe de colère monter.

“Pourtant… dans le traité que vous avez signé, il n’est pas écrit que Lahrati se soumettra au Djahmarat.

  • En effet, ça n’est écrit nulle part.
  • Alors comment… ?
  • C’est parce que tu donnes aux mots des sens qu’ils ne revêtent pas. Je n’ai pas menti. De mon vivant, la Faucheuse d’Empires ne tombera jamais sous la tutelle de la Principauté. En revanche, aucune mention n’est faite d’un “Empire Skritt”. Pour le moment, nous avons juste contracté une alliance défensive, une union douanière et un traité de libre circulation des biens et personnes. Enfin, les conquêtes d’unification commencent toujours ainsi.
  • Donc, si je comprends bien, fit Pratha, tu leur as tendu un piège.
  • Non, le Conseil aurait tout à fait pu refuser toute négociation. Au risque de tomber, à la place, sous la domination impériale.
  • Quoiqu’il arrive, ils finiront dans la soumission.
  • Trouves-tu que Bacahore souffre de “soumission” à l’autorité de Samsharadh ?
  • Non, les deux villes ont toujours fait partie du même peuple.
  • Exactement, et il en est de même pour Lahrati. L’heure est venue d’enfin rassembler notre grande famille sous un même toit.”

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