Chapitre 8

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 L’aurore commençait à poindre lorsque la silhouette de Lahrati disparut derrière les silhouettes de chênes des marais bordant la Dousse. Tout le long du cortège militaire, des soldats portaient des radeaux en bambou large d’un à deux troncs au-dessus de leurs têtes.

 C’était dans un sentiment de déchirement que Pratha s’était résolu à abandonner la ville qui lui avait tant apporté, non sans effusion de larmes lors d’une longue étreinte avec Avara et Himani. D’innombrables promesses de retrouvailles avaient été scellées, le chevalier n’attendait plus que la fin de la guerre pour retrouver l’oasis de liberté que représentait Lahrati.

 Vartajj étant sans cesse sollicitée par des généraux curieux de comprendre ses trouvailles, c’était dans la compagnie des Rébéens que le chevalier avait trouvé du réconfort, les seuls capables d’entendre ses craintes et ses doutes concernant le projet de Bhagttat ; il se livrait à la conversation directement dans leur langue, ne parsemant ses phrases de mots skritts ou djahmaratis que lorsqu’il était à court de vocabulaire, afin d’éviter des oreilles trop indiscrètes. De leur côté, les chevaliers de sa compagnie l’observaient d’un air mauvais lorsqu’ils entendaient les sonorités de cette langue ennemie sortir de sa bouche.

 Pratha et les Orientaux se contentèrent de les ignorer et échangèrent sur la condition des esclaves dans la province d’où ils étaient originaires. Depuis qu’il avait acquis une bonne maîtrise du Rébéen, le Nordique avait pu discuter en longueur avec Yahoun et Kéber, autrefois si réservés qu'il en oubliait fréquemment leur présence.

 Les deux hommes s’étaient totalement ouverts à lui et rivalisaient d’anecdotes passionnantes de leurs vies aux champs, à la mine, ou lors de la révolte qu’ils avaient menée. Inconcevables pour un peau-bleue, ces histoires maintenaient l’attention du chevalier suspendue aux lèvres des anciens esclaves.

 Malki, lorsqu’il raconta, entre deux anecdotes, comment il avait surpris le Martinet, un soir après l’une des rares célébrations données dans la plantation, hurlant de plaisir tandis qu’une servante était chargée de lui donner des coups de fouets sur le derrière, déclencha un orage de rires chez son auditoire.

 La marche se poursuivit ainsi deux heures durant, au terme desquelles l’odeur de l’air se fit plus humide, le sol plus argileux. On entendit finalement, depuis l’avant du cortège, des soldats s’exclamer en découvrant le débit marronnasse de la Dousse se déverser vers l’ouest.

 Bhagttat ordonna à l’armée de s’immobiliser, et, comme prévu, les porteurs de radeau se répartirent comme un seul homme le long du rivage et posèrent les embarcations sur la berge. Chacun sortit sa ration et l’avala aussi vite que possible, les nuées de moustiques virevoltant au-dessus de leurs têtes les motivant à passer le fleuve aussi vite que possible.

 Depuis les hauteurs des arbres, les Djahmaratis avaient le droit à un concert de chants de perroquets de toutes les couleurs. La vue de leurs plumages chatoyants et de ces cris qu’il ne connaissait que trop bien, ramenèrent Pratha au Chram le temps du repas. Il se figura les matchs estivaux de kabaddi sur le sable chaud, sous les acclamations des plus jeunes adeptes et des aras, les commentaires mal placés de Gopta concernant la technique d'untel ou untel.

 Malgré le passage du temps, il lui arrivait encore de temps à autre de subir la douce amertume de la nostalgie, et, quand il était seul, il en profitait pour demander à Eshev de veiller sur ses anciens camarades.

 Sayyêt, qui avait remarqué sa tristesse, lui posa une main sur l’épaule, accompagnée d'un regard amical et désigna un arbre à deux troncs devant eux.

“Je vais aller chercher des mangues, tu en veux ?

  • Avec plaisir, sourit Pratha.
  • Malki, donne-moi ton panier.
  • Oui, chef !” s’exclama le colosse.

 Le chef Rébéen grimpa alors à l’arbre avec l’agilité d’un singe, et, en l’espace de moins d’une minute, il se trouva à trôner fièrement à un demi-tronc de hauteur, besace chargée au maximum.

“Tiens, Pratha !” s’exclama-t-il, après avoir attrapé un dernier fruit.

 Une détonation effroyable retentit au loin. En l’espace d’une seconde, la terre se mit à trembler sous les pieds des soldats. Des cris de douleur, un nuage de poussière argileuse bondirent avant de marteler les sens des Djahmaratis occupés à plaisanter autour d’une portion de viande séchée la seconde d’avant.

 Son cœur battait si fort que Pratha crut son heure venue. Il évacua laborieusement l’épaisse poussière qui s’était logée dans ses yeux, seulement pour constater avec horreur que de l’arbre sur lequel Sayyêt l’observait l’instant d’avant, ne restait plus qu’une carcasse, sciée par une déflagration.

 Il découvrit également la sensation d’un acouphène, brouillant presque totalement les beuglements de soldats tétanisés, l’odeur ferreuse du sang mêlée à celle de l’air humide.

 Une deuxième détonation retentit, et, cette fois, l’impact frappa plus proche encore du chevalier. Tindashek pleurait, le visage barbouillé de saletés.

“Sayyêt ! Pas… pas maintenant ! Oh, Sayyêt !!” hurlait Malki à s’en casser la voix.

 S’il n’avait été retenu par ses camarades, il se serait jeté sur la carcasse du manguier, sans tenir compte de l’orage d’énergie qui s’était mis à pleuvoir sur la forêt. En se dispersant, le laser avait embrasé au passage tous les arbres autour, donnant naissance à des flammes aussi hautes que le sommet des tours de Gudrüm-Ben.

 Pratha serra son protégé fort contre lui, le plaça sur le dos de Nyny et lui intima l’ordre de ne lâcher sa main sous aucun prétexte, même si les Grands eux-mêmes le lui ordonnaient. Tindashek acquiesça entre deux cris.

“...heures ! Il faut…

  • Trois heures… Oui, allez !
  • Derrière, derrière !
  • … vais… mourir !”

 Il se faufila entre les corps, à la recherche de Bhagttat. Le Prince, occupé à faire pleuvoir le feu sur un Oriental embusqué derrière une souche, le remarqua à peine lorsqu’il s’approcha de lui.

Vers le radeau, Pratha ! Prends les Rébéens avec toi, Vartajj aussi. On doit fuir, hurla ce dernier en pensée.

 Tout, du mouvement crispé de ses doigts sur la queue de détente de son fusil, aux micro-tremblements dont était parcouru son visage, semblait crier panique.

 Pratha s’exécuta immédiatement, força un Malki répétant en boucle le nom de son ami de toujours à le suivre, et approcha de la berge. Une fois prêt, le Prince se replia, tenant la main de Vartajj serrée au possible dans la sienne, et se jeta sur l’embarcation. Il resta longtemps sur le pont, immobile, observant son armée se faire charcuter au canon dans un véritable théâtre d’enfer. Au-dessus de la forêt, une épaisse fumée noircit le ciel, si bien qu’il ne resta bientôt plus que de la suie, de la boue, et des flammes.

 Malki, Kéber, Djéma et Yahoun pleuraient, s’arrachaient les cheveux, hurlaient à la mort tandis qu’on s’éloigna du carnage. Des autres radeaux sur la Dousse ne résonnaient que des cris de colère et de désespoir, des noms, agglutinés ensemble par les endeuillés, ne formant plus qu’une seule fresque auditive des horreurs commises par les impériaux.

 Vartajj était la seule à maintenir un semblant de calme, quoique le rythme irrégulier de sa respiration trahisse ses vrais sentiments. Tindashek, quant à lui, ne disposait plus d’assez d’énergie dans sa voix pour continuer à pleurer, et se tenait prostré contre le bolsabak, occupé à laper généreusement sa mine noircie par la cendre.

 Au-dessus du fleuve, les psychés d’une quarantaine de soldats suintaient au-dessus d’eux avant d’être happées par l’immense noirceur de la fumée. Sur la berge apparurent des masses humaines recouvertes de mousses et d’herbes, aux visages noyés sous une épaisse couche de peinture couleur gadoue.

 En les apercevant, Bhagttat se releva d’un bond et ordonna de faire feu. Une averse de lasers et de balles métalliques fusa depuis les embarcations, à laquelle se joignirent bientôt celle des tirs ennemis.

 Alors qu’il rechargeait son fusil, Pratha remarqua l’expression affreuse sur le visage de Malki, d’une férocité qu’aucun animal n’aurait pu arborer, mâchoire écrasée sous le poids de la colère. Le colosse avait cessé d’appeler Sayyêt, et s’était désormais résolu à cribler de manière méthodique chacun de ses bourreaux.

 Malgré la vitesse du courant, l’éclat mortel des lasers et l’agitation tout autour, il atteignit sans peine les snipers et déchira avec une hargne sans pareille leurs corps, ne laissant derrière ses tirs que des masses informes, écrasées au sol et dévorées par le feu.

 Bientôt, les berges se dégarnirent de toute présence, et ne resta plus que le terrible concert de sanglots dont était parcouru le lambeau d’armée rescapé.

“Et… les autres ? se hasarda à demander Pratha.

  • Je les ai confiés à Allâb, ils doivent retourner à Lahrati de toute urgence.
  • Mais… Bhagttat, tu les as remis à la Mort en personne !”

 Pratha regretta immédiatement d’avoir adopté un tel ton. Le regard du monarque, figé avec horreur sur la forêt, s’en détacha et le détailla d’un air à glacer le sang.

“Ce n’était pas une jayshi, même pas une sharifiyya. Mon ami, ces bâtards n’ont eu que l’avantage de la surprise. Fais confiance à Allâb… Dans une semaine, deux, peut-être, leurs crânes rouleront à mes pieds ; je t’en fais le serment.”

 Plus froide, plus calculée dans ses mots, la colère du Prince lui faisait plus peur encore que celle de Malki.

“Je… Tasî, Tasî n’avait rien vu venir ? demanda-t-il.

  • Elle nous attend à Jarapour.
  • À Jarapour ? Je croyais qu’on visait Fort-Putra ??
  • La majeure partie de l’armée, oui, mais pour nous, j’ai un autre plan.
  • Tu… tu veux qu’on se jette dans la gueule du loup ?
  • Ne t’inquiète pas, Pratha, je ne suis pas encore suicidaire.”

 Le calme dans sa voix avait peu à peu infusé dans son regard. Le chevalier ne savait que penser d’un homme capable de museler sa psyché aussi vite après une telle horreur. La sienne continuait à vibrer au-dessus de sa tête, hors de contrôle.

 À mesure que le bassin de la Dousse s’élargissait et que les forêts autour se clairsemaient, jusqu’à ne laisser que des plaines verdoyantes à l’Est, et des étendues rocailleuses et parsemées de dunes à l’Ouest, Pratha commença à prendre conscience de tout ce qu’il venait de vivre.

 Que Sayyêt, héros dont le nom avait suscité l’admiration de la majorité des soldats, à l’heure qu’il était, n’était plus qu’un tas de cendres. Que tout était terminé, des interminables discussions autour du feu, de ses traits d’esprit forgés par une vie à la recherche de liberté, tout était retourné à la cendre.

 Il offrit un maigre réconfort à ses amis, chacun dévoré par un mélange confus d’émotions toutes plus insupportables les unes que les autres. Djéma, installé devant la proue du radeau, s’était mis à chanter d’une voix abîmée face à un ciel à la limite du turquoise :

Te rappelles-tu ? - Dhakayesh ne ?

Ce temps où nos pieds dans la tourbe - Awaq rômaw karazir

Étaient dévorés par les insectes - Sikulluma nasshârbara


Te rappelles-tu - Dhakayesh ne ?

Chaque jour et chaque nuit - Kajun qinjin ya kajun layatun

Comme sortie d’un seul homme - Tartab lawni l’mardutta

La promesse d’une vie à l’abri - Yerêt hathadahat l’baytir yuwraya

Loin, si loin qu’il serait impossible - Daleki, bak daleki nêz mosshom

Pour quiconque - Da ne hat shêm

De nous mettre les fers - Nashawr zeyt l’hadiza

Ou de nous jeter aux machines - Aw mashinir nashar brârakt


Te rappelles-tu - Dhakayesh ne ?

Les repas au coin de l’âtre - Wajtabun l'sarokir la-rihaqom

Ces anciennes et leurs légendes - Oustadun ya yûtti sûtrahun

Du temps où nos aïeux - Awaq nash'salajun

Faisaient du désert des palais d’or - Raahsôm dilyabâyrût arany qasrun

Dans lesquels le vin ruisselait - Il'a l'finu runabat

Comme ruisselle aujourd’hui - Kak lyawma runadat

La sueur sur nos pauvres corps ? - Kagha fakir almûringhan


Te rappelles-tu - Dhakayesh ne ?

Le goût de la victoire - Tam slabam

Le bruit des menottes qui se brisent - Shum azikimaw uttakasslayrût

La sensation du dos qui guérit de ses blessures - Shûssur akabôm hêrtejbara shafatayrût


Mon ami, mon frère, - Wan adrugh, wan okh

Où que tu soies, - Rafna nte dokô

Jamais ne périra cette promesse - Soha tumrûtaz yerêt

Qu’on s’était faite, - Mekhayanûm

De finir nos jours - Nash'qinjyun fatahit

Sous les arbres d’un verger - L'zulunub shajdemaw bustânôm

Où seront libres tous nos frères - Dokô fahurgân nash'okhyun

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