8.2
La descente du fleuve se poursuivit une journée durant, dans un silence quasi absolu. Vartajj, Tindashek et Pratha n’avaient cessé de se tenir blottis les uns contre les autres, cherchant un semblant de réconfort au milieu de visions d'horreur.
Bhagttat, quant à lui, avait retrouvé son calme caractéristique et avait organisé la suite du plan. Le fait qu’aucune troupe impériale ne soit venue cueillir le radeau en amont du fleuve était de bon augure, et signifiait qu’Allâb avait vraisemblablement écrasé ses adversaires dans la forêt.
Sur la berge occidentale du fleuve, Pratha put observer à quelques reprises des villages de pêcheurs Apshewarais, dont les habitants se pressaient aux fenêtres pour scruter le passage du cortège de radeaux. De l’autre côté, c’étaient les bourgs du Grand Duché de Jarapour qui ponctuaient la Dousse, dont l’architecture excentrique avait de quoi rappeler celle de Lahrati. Les Jarapouris, au contraire de leurs voisins de l’autre côté du fleuve, ne manifestaient que peu d’intérêt à l’encontre des radeaux.
Le Prince avait ordonné que chacun efface de son visage les coulées de sang et de poussière afin de donner une bonne image, aussi fugace soit-elle, de son armée.
On descendit le fleuve ainsi jusqu’au crépuscule. Le ciel, en Jarapour, n’était, la plupart du temps, qu’une toile infinie sur laquelle aucun nuage n’osait se poser. Habitué à l’humidité de son bon vieux Djahmarat, Pratha ne cessait de remarquer, entre deux montées de larmes, à quel point la nature y apparaissait plus paisible, les herbes plus grasses, le ventre des bovins plus proéminents, la quantité de poissons dans l’eau plus généreuse que dans le Jangour.
Et puis, tandis que Vartajj, Nyny et Tindashek s’était assoupis les uns contre les autres, il se releva pour se dégourdir les jambes. Bhagttat, désormais parfaitement calme, avait l’attention focalisée vers le sud et grignotait une ablette grillée qu’il avait attrapée au harpon lors du passage d’un banc sous les radeaux. Il en attrapa un autre dans un sac en osier, l’embrocha et le tendit à son chevalier.
“Merci, souffla ce dernier, la voix rendue rocailleuse par ses longues lamentations.
- Il te faut reprendre des forces, déclara Bhagttat, un sourire amer sur les lèvres. Tu dois rester maître de ton corps, Pratha.”
L’ancien adepte ne sut que répondre. Il se contenta de passer sa broche sur le petit feu installé en hauteur sur le radeau, laissa la chair de l’ablette roussir en silence.
“Tu sais, lorsque je t’ai dit, au Palais, que ce que tu verrais te changerait à jamais ?
- Je m’en souviens, oui.”
Pris d’un élan de douceur, le Prince passa son bras autour de ses épaules, et déclara :
“C’était de ce genre de moments dont je voulais parler. Je sais comme Naslaköyü t’a marqué, mais ce n’était qu’un prélude. Le vrai combat commence maintenant. Tu sais, Pratha, mon père, sur son lit de mort, alors que de son esprit ne restaient plus qu’une ruine, répétait sans cesse une phrase.
- Laquelle ?
- Mon fils, la guerre… la guerre a changé.
- Changé ? Il s’est toujours agi d’une question de pouvoir.
- Pas ça, Pratha. La nature des hommes n’a pas bougé d’une mole, mais les hommes d’avant ne se battaient pas aux côtés de machines aussi infernales. Tout au plus, il leur fallait se méfier des tirs de canons, garder l’ordre dans leurs formations quand bien même le ciel aurait décidé de leur tomber sur la tête. Mais ces appareils, le Badi-III, les limiers automatiques, les miroirs de feu, tout ça… tout ça n’existait pas. La guerre s’était cantonnée à des proportions entendables pour le soldat de base. Il tuait ou était tué, mais il avait toujours conscience de ce qu’étaient cibles comme meurtriers. Aujourd’hui, nous n’y comprenons plus rien.
- Pourtant, Allâb a réussi la retraite, c’est toi qui le disais pas plus tard qu’il y a deux heures.
- Nous n’avons encore rien vu, c’est tout ce que je peux te dire. Il nous faut prier Eshev, s’il lui reste le moindre soupçon d’énergie, de mener l'ambassade à bon port. Prier pour que les contacts de ton ami marchand soient fiables. Alors, nous aurons une chance de nous en sortir en un seul morceau.
- Je… je prierai pour tout cela. Avec autant de force que possible.
- Je le sais. Depuis que tu nous as rejoints, je me rends compte, au fil du temps, à quel point ma décision de faire de toi un des nôtres était avisée. Merci, mon ami.”
Bhagttat s’écarta un peu, s’assit sur le bord avant de l’embarcation, de sorte à avoir les pieds dans l’eau, et invita Pratha à s’asseoir à côté de lui. Une vague de douceur passa sur ses traits, déforma ses lèvres pour former d’abord un rictus, puis un sourire sincère.
“Rappelle-moi, tu n’es jamais venu dans la région ?
- Jamais plus au sud que Bacahore, avant la campagne.
- C’est bien ce qu’il me semblait. Je veux être avec toi lorsque tu découvriras quelque chose. N’as-tu pas senti un changement dans l’air autour de nous ?
- Eh bien, renifla Pratha, depuis qu’on est sorti des bois, l’humidité a diminué…
- Rien d’autre ?”
L’adepte ferma les yeux et inspira un grand bol d’oxygène. L’air, comme s’il était plus léger que tout ce qu’il avait connu auparavant, paraissait apporter avec lui de l’énergie dans ses poumons.
“Je… j’ai l’impression qu’il y a une odeur de sel…
- Regarde à l’horizon.”
Pratha s’exécuta, détailla longuement les énormes lézardes vermillon dont était parcouru le ciel, ses éclats ambrés, dispersés comme une pluie d’étoiles autour des deux Lunes. Il regarda un peu plus bas, comme suggéré par le Prince, et mit quelques secondes à trouver la ligne de l’horizon. Et puis, juste en-dessous, il remarqua la présence d’un deuxième ciel, un peu plus flou que le premier, parcouru par les mêmes balafres rougeoyantes, et surtout baigné dans un reflet vaguement safran. Ce deuxième ciel se déroulait comme une énorme plaine irréelle, toute droite sortie du Royaume d’un Grand.
“Ça te plaît ? demanda Bhagttat.
- C’est… je ne pensais pas que ça pouvait être si beau.
- La mer ? Oh, crois-moi, tu vas avoir le temps de l’admirer”.
Déjà, au-dessus de leurs têtes, s’était mis à résonner les raillements des goélands.
***
On abandonna les radeaux sur une rive sablonneuse de l’embouchure de la Dousse, alors que la nuit était déjà tombée, puis on esquissa un plan pour rejoindre Jarapour. L’arrivée des Djahmaratis devant rester secrète, Bhagttat ordonna qu’on chevauche jusqu’à l’aube, à l’écart des voies ducales, afin d’éviter d’attirer l’attention des militaires orientaux probablement occupés, à l’heure qu’il était, à sécuriser leur emprise sur Jarapour.
Les hommes - une cinquantaine au total, parmi lesquels figuraient, au grand plaisir de Pratha, son ami Modshi, tout juste égratigné par un tir lors des combats dans la forêt - se répartirent en dix groupes, de sorte à éviter, en cas de rencontre fortuite, d’attirer la curiosité. Les Rébéens, quant à eux, durent s’organiser à part, blancs et bleus n’ayant dernièrement pas l’habitude de se faire compagnons de voyages.
Bardéo, amené sur un radeau par Modshi, avait pu retrouver son maître, pas le moins perturbé du monde par les événements de la journée. Pratha et Modshi eurent l’honneur d’accompagner le Prince et deux de ses généraux les plus fidèles, exception faite de la vieille garde formée par son père ; Draîgankee et Garajja. Les deux militaires, fringants comme s’ils étaient sortis d’une longue sieste, inspiraient immédiatement la confiance.
Le chevalier prit place sur la selle de son fidèle étalon en compagnie de Vartajj et de son protégé. Il craignait néanmoins que Nyny, peu habitué à parcourir de longues distances, ne supporte les deux unités-cavalières à effectuer avant le retour du soleil.
Une fois les groupes formés, sans plus de cérémonie, on mit le feu aux embarcations avant de se mettre en route vers l’est.
Tout, de l’odeur de la plage à celles des fleurs aux arômes puissants qui poussaient dans la région émerveillaient Pratha. La clarté de la nuit, dans laquelle aucune couche de brouillard ne se formait, lui semblait également féerique.
Très vite, Tindashek et Vartajj s’assoupirent sur le col de son cheval, lequel rechignait à avancer. Draîgankee et Garajja, un tronc à peine devant lui, évoquèrent le fait qu’ils n’étaient pas Djahmaratis, malgré un physique qui avait tout pour le faire croire, sans jamais préciser d’où ils venaient exactement. Ils racontaient des légendes angoissantes prenant toutes places dans une contrée où l’Hiver Sans Fin avait cessé de refluer, où les Hommes s’étaient habitués aux cris du blizzard, aux luttes qu’il fallait sans cesse livrer face aux smilodons affamés, parfois contre des sortes de démons rappelant vaguement la figure d’asuras, bien connus des adeptes d’Apourna - à la différence près qu’ils arboraient des couronnes déployées en flocons de neige, et disposaient d’un sens de l’humour bien terne, comparé à celui de leurs homologues skritts -. Ils décrivirent aussi des sortes de vieilles femmes desquelles émanait une chaleur surnaturelle, particulièrement en un endroit qui avait le don de se faire hérisser les sexes de tous les hommes ayant le malheur de passer devant leurs chaumières, réparties à travers les steppes balayées par le vent en une forme qui évoquait celle d’une étoile inversée… Des loups bipèdes et doués de parole, recueillant les orphelins dans leurs tanières, desquelles les enfants, bien que libres de les quitter à tout moment, s’y refusassent quand bien même un parent mort et ramené à la vie par un chamane venu des confins de la Mer de Glace s’y présentât.
Et puis, Pratha estima que c’était vers les trois ou quatre heures du matin, à en juger par le positionnement des deux Lunes, à la fin d’une énième légende racontée par Draîgankee, Garajja avala férocement un morceau de jambon séché, d’une manière qui rappelait celle adoptée par les hommes-volants décrits par son collègue un peu plus tôt. Une fois rassasié, il dut réfléchir de longues minutes lorsque le Prince et Modshi le supplièrent de trouver une nouvelle histoire à raconter, fouilla dans les moindres recoins de la colossale bibliothèque folklorique amassée dans sa tête, mais il finit par en trouver une, qu’il introduisit ainsi :
Annotations
Versions