Mordorés (4)

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 Une semaine. C’était le temps qu’il avait fallu à Photophoros pour atteindre le bout de l’île aux Cristaux. La poudreuse, après un jour de marche à peine, s’était muée en épais morceaux de neige remontant jusqu’aux hanches. Sans ses vêtements d’excellente facture, le paysan eut fini congelé à même le sol de cette terre dans laquelle ne poussaient que de rares baies, pour la plupart laissées telles quelles, tant aucun animal sensé n’avait l’envie de s’aventurer si loin de la côte.

 Sa ténacité avait été à l’image de celle déployée par les explorateurs, dont les aventures avaient infusé son imaginaire depuis sa plus tendre enfance. Un jour, Photophoros s’imaginait être le découvreur Hyoannis, perdu au milieu du désert qui domine aujourd’hui le centre de l’Empire Rébéen, le lendemain, il se voyait Nehibal, le premier homme à avoir planté son drapeau au sommet des Rohstdagger. Son expédition, même si elle risquait de ne jamais figurer dans les livres d’Histoire, était de cette trempe.

 Affirmer qu’à aucun moment, l’envie ne lui prenne de rebrousser chemin, et de se trouver un lopin de terre fertile de l’autre côté de l’Océan pour y finir ses jours, serait mentir. Néanmoins, dès que vacillait sa détermination, l’amour qu’il ressentait pour Liotha et Dorothoura parvenait à faire naître en lui un dernier cocon de chaleur.

 Alors il alignait un nouveau pas, découvrait une nouvelle carcasse d’oiseau parfaitement préservée par le gel, et reprenait des forces.

 Après trois jours, il atteignit les rives de l'Étang de Feu, nom ironique s’il en est, qui venait de la couleur rougeâtre de l’eau. Congelé en permanence, et ce, depuis quelques décennies déjà au moment où il le découvrit, le lac pouvait être parcouru à pied ou en traîneau sans risquer la noyade.

 Photophoros traversa cette immense tache de sang au milieu du blanc tapis de la neige en une journée et s’arrêta, exténué, sur la rive nord, à la tombée du crépuscule. Ses songes furent envahis par les souvenirs de sa petite famille, de sa vie qui, sans avoir été jamais parfaite, savait lui procurer du contentement, avant que ce maudit Eschillyas ne se mette en tête d’aller abattre une bête qui, Photophoros en était maintenant sûr, était un dieu malicieux réincarné.

 Bien qu’il le regrettât une fois sa colère passée, il pria, si les divinités l’entendaient, de maudire à jamais le nom du chasseur, et d’enlever de la tête de tout homme la volonté de tuer ce qui n’est pas supposé l’être.

 Enfin, après quatre jours de marche supplémentaires, alors que son corps commençait à s’habituer à ces conditions extrêmes, il découvrit avec un sentiment mêlé d’admiration et d’horreur, l’énorme barrière qui ceignait l’extrémité de la terre.

 Le mur de glace, plus grand encore qu’il n’avait pu l’imaginer, se déployait comme une forteresse imprenable, occupait tout l’horizon. Dans l’air, les traînées de neige, soulevées plus tôt par les bourrasques, avaient été remplacées par une douce brise, presque aussi douce que celle qui traversait la marina de Téloghis. Photophoros avait l’impression que cela avait eu lieu une éternité plus tôt.

 À la vue d’un tel ouvrage de la nature, le paysan se sentit complètement désemparé. Cette fois, il n’était plus question de volonté ou de chance : son objectif était totalement irréaliste, et revenait à renverser l’état de la nature elle-même. Il ne savait même pas par où commencer.

 Le bestiaire d’Albocorwus, un disciple de Parwaceras qui avait catalogué les créatures de Mitéraghi, disait au sujet des Caprins qu’ils vivaient par-delà la feuille de glace (au moment de la rédaction, en effet, le Refroidissement Général était bien moins prononcé), là où les deux lunes s’entremêlent.

 Sauf qu’une éclipse double pouvait ne pas se produire avant un mois. Photophoros se souvenait en avoir vu une, la nuit après celle de son départ, et songea qu’il lui faudrait alors, s’il était malchanceux, attendre deux bons mois avant qu’une nouvelle ne se produise.

 Il pria, longtemps, tandis qu’il cherchait le sommeil, à l’ombre de la muraille. Ses pensées allèrent à sa ville, au Royaume tout entier, aux autres humains, aussi lointains soient-ils. De mémoire d’homme, jamais on n’avait vu un fléau comme la peste d’or s’abattre sur la civilisation, et il craignit que celui-ci ne provoque sa destruction pure et simple.

 Avant de fermer l’œil, il aperçut, deux troncs au-dessus de lui, la silhouette d’un oiseau blanc, qu’il prit à tort pour un goéland. Durant la fête de l’abondance, une sorte de grand banquet donné à la fin des récoltes, le goéland était vu comme un symbole de chance.

 C'étaient ces nobles oiseaux, qui, lorsque le héros Anacresse s’était perdu dans l’Océan, trois siècles plus tôt, lui avaient montré le chemin de la terre, et lui avaient permis de fonder son royaume.

 En vérité, l’oiseau qui venait de planer au-dessus de lui était un harfang, mais les gravures d’Albocorwus, dans l’entrée du bestiaire traitant de ces formidables rapaces, étaient de piètre ressemblance, et ne rendaient en vérité compte que de récits rapportés à l’intellectuel par des voyageurs de passage.

 Ainsi Photophoros s’endormit, rassuré à l’idée que les dieux soutenaient son entreprise.

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