Mordorés (5)

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 Il essaya, en vain, trois semaines durant, de gravir le mur. Parvenait à planter ses piolets jusqu’à deux, trois, puis quatre troncs de hauteur, lui permettant déjà de dominer les courbes enneigées au sud, mais ne représentait qu’une maigre progression par rapport à l’immensité du mur.

 À chaque fois qu’il retombait dans la neige, d’un coup de couteau furieux, il écorchait d'un trait la surface d'un roc recouvert de mousse.

 Seule l’image de Liotha et Dorothoura, enfermées dans leur enfer pestilentiel, avec pour unique espoir de le voir un jour repasser le pas de la porte, le retinrent d’abandonner. Quand son désespoir sortait de sa poitrine en un râle épuisé, que sa raison mutait en folie, Photophoros continuait à invoquer leurs visages, plus encore que ceux de n’importe quels dieux. Ensuite, il avalait une grande bouffée d’air, laissait ses cordes vocales se faire mordre par le froid, et bondissait, piolets dans les mains, prêts à scarifier une fois de plus le mur de glace.

 Néanmoins, après trente et une tentatives, et des douleurs au dos causées par les deux dernières, il finit par se résoudre à déclarer forfait.

 Il pleura, aussi longtemps que ses yeux pouvaient le supporter, et avala sans appétit une soupe à la graisse de porc. Puis il sombra, avant de s’en rendre compte, dans un lourd sommeil, pour ne se réveiller qu’en début de matinée suivante.

 Ses douleurs dorsales avaient fini par se taire, son esprit avait repris son calme. Il chercha le grimoire de Parwaceras et le consulta toute la journée durant, n’interrompant sa lecture que pour chasser à la fronde des oiseaux épuisés qui volaient en rase-motte à la recherche d’une pitance.

 Après avoir déplumé des rapaces inconnus chez lui, dont les serres évoquaient celles de faucons mais donc le bec s’apparentait plutôt à celui de colombes, il les fit griller et les dévora comme un loup affamé.

 Une fois repu, il continua à éplucher les écritures du vieux sage, jusqu’à ce que l’absence de lumière le forçât à refermer l’ouvrage. L’une des dernières pages attira son attention. Elle portait sur une recette de poudre explosive, dont Parwaceras affirmait qu’elle avait été maîtrisée par les empires occupés à se disputer le contrôle du continent à l’est de Mitéraghi.

 L’article, toujours dans le style obscur du maître, disait ceci :

“Aux confins du Grand Orient,

Le prêtre-guerrier Cênh Mahs,

Depuis le fond du péristyle

Parla en ces termes :


Là où l’ennemi dresse un mur,

Nous grattons trois kotyles de salpêtre,


Là où il brûle l’œuvre des Vertueux

Trois-cent-trente-trois kyathein de charbon

Remplissent nos urnes


Là où sa mécréance fait gronder la terre,

Nous recueillons un peu moins de la moitié

D’un kotyle de soufre


Alors, l’énergie qui anime notre récolte

Pourrait faire s’effondrer jusqu’à la plus épaisse

Des place-fortes du mal”


 Photophoros, dès qu’il posa les yeux sur le dernier vers, se rappela les paroles de son père, lorsque, dans le sous-sol, ce dernier lui avait parlé d’une poudre que les orientaux tassaient dans de longs tubes métalliques, et qui semaient la mort dans les rangs des seigneurs qui n’en connaissaient pas l’utilisation.

 Il rebroussa immédiatement chemin vers le sud, pensant que dans le dernier village croisé, il devait bien y avoir quelqu’un qui puisse lui dire où trouver ces composants, et qu’il pourrait en profiter pour reprendre des forces.

 Sa marche, allégée par les ailes de l’espoir retrouvé, se conclut après quatre jours à peine. Lorsqu’un homme dans la quarantaine, arborant les longues tresses typiques des autochtones de l’île aux Cristaux, aperçut cette loque à la peau abîmée par la neige perpétuelle, il crut voir un de ces fantômes dont le folklore local était rempli.

 La langue qu’il parlait, d’un genre complètement différent des parlers afahris et anacressois, était gutturale, marquée par de longues voyelles qui découpaient les phrases comme une musique plaintive. Avec les quelques mots rapportés par les pirates du continent, auxquels l’homme vendait ses peaux tannées, on trouva un terrain d’entente. Photophoros, en échange de la force de ses bras, pourrait dormir à même un lit au confort royal, en dépit de son apparence plus que rustre.

 Il apprit, après trois jours, que le nom complet de l’homme était Yajaya Kançarik Omimbipava, bien que ses amis, avec lesquels il jouait des heures durant à un jeu qui utilisait des os gravés d’animaux et s’apparentait, d’après ce qu’en avait compris Photophoros, à un jeu de cartes, l’appelassent simplement Jaya.

 Lorsqu’un équipage de marins venus de Téloghis, trois ou quatre jours après l’arrivée de Photophoros, arriva pour acheter des peaux de phoque, le paysan en profita pour demander à Jaya où se trouvaient les ingrédients de la poudre orientale.

 Après un regard circonspect, l’interprète posa la question à l’autochtone, qui inscrivit leur emplacement sur une carte.

“Vous voyez, déclara l’interprète, ici, vous avez le salpêtre, là, le soufre. Pour ce qui est du charbon, il y a une petite forêt à cet endroit.”

 À coté des ᓴᕹᓪᐸᕻᑕᕐ et ᓱᕷᕗᕐ griffonnés par Jaya, il inscrivit leurs équivalents afahris. Au crépuscule, après avoir partagé de nombreuses coupes d’un alcool bienvenu, les marins repartirent vers le sud, non sans avoir prié Photophoros de renoncer à l’idée de séjourner en une contrée si inhospitalière.

 Dès le lendemain, le paysan se rendit aux sources chaudes dites “du Chameau Furieux”, en référence à une vieille légende afahrie. Grâce à l’abondance d’indications fournies par les marins, Photophoros n’eut aucune difficulté à trouver l'endroit.

 Une fois sur place, il tomba sur des sortes de grandes bosses desquelles jaillissait des fumerolles à l’odeur piquante. Il enfila son masque taillé dans un reste de peau de phoque, s’approcha des geysers et gratta les cristaux agglomérés autour des bosses. Il passa quelques heures aux sources et rentra seulement lorsque le soleil commença à décliner.

 Le lendemain, il partit récolter du salpêtre dans les ruines d’un camp royal, abandonné lorsque les assauts du Froid étaient devenus insurmontables. Après avoir écorché les restes des fortifications trouées comme des gruyères, il rentra chez Jaya et dormit peu.

 Enfin, le troisième jour, il se composa un solide inventaire de fagots de pins et le transporta sur son dos pendant deux heures de marche rapide. Le soir, on donna un grand feu au centre du hameau, puis il récolta de grandes quantités de charbon.

 Pressé de reprendre son périple, il se leva le lendemain aux aurores, prépara la poudre noire qu’il tassa dans des dents de morses vidées, remercia son hôte et lui promit, en dépit de la barrière de la langue, de revenir un jour lui rendre visite et lui apporter quantité de cadeaux.

 Ainsi, il s’enfonça dans le froid, le dos chargé comme celui d’une mule, et atteignit le mur de glace une semaine plus tard. Chaque jour, Photophoros craignait de rater l’éclipse double ; il n’était pas sûr de supporter un ou deux mois de plus la terrible sensation du corps qui gèle dès qu’il sort de sa couverture.

 Une idée, lors de son séjour chez Jaya, lui était venue à l'esprit. Au lieu de se tailler un passage à travers le mur, ce qui requerrait une quantité d’explosifs tout simplement énorme, il se taillerait, marche après marche, un escalier jusqu’au sommet du mur, et pourrait ainsi le parcourir plus aisément.

 Il toucha, pour la première fois depuis son arrivée sur l'île aux Cristaux, à la flasque de whisky offerte par le vilain, afin de se mettre du baume au cœur. Il fit brûler un morceau de chiffon recouvert d’huile et fit fondre la surface de la glace, avant de planter l’extrémité de son piolet dans la fente et créer ainsi un trou assez large pour y glisser la dent de morse, un peu en hauteur.

 Ensuite, il recula de quelques pas, étala de la poudre sur son passage, et y mit le feu. Celui-ci progressa laborieusement mais atteignit tout de même la dent. Alors, un bruit de tonnerre retentit, accompagné d’une grande explosion, envoyant voler de la glace par blocs entiers. Photophoros, qui n’avait pas prévu une telle puissance, se mit à courir, de peur de finir écrasé par un morceau de glace perdu. Une fois la fumée partie haut dans le ciel comme une épaisse traînée d’encre, il se hasarda à quitter le rocher derrière lequel il s’était caché et découvrit, à son plus grand plaisir, un gros trou de la taille de deux hommes, à l’endroit où il avait placé la dent.

 Il hurla de joie. C’était comme si le cycle de malheur qui s’était abattu sur lui, sa famille et le Royaume avait pris fin. Il courut vers le mur, grimpa sans difficulté la première marche de son escalier, et tailla une nouvelle fente à hauteur de trois hommes. Il badigeonna le mur de miel et y agglutina la poudre. Une fois redescendu, il mit le feu au tout, et, comme précédemment, un bruit de tonnerre s’éleva et des masses de glace volèrent dans toutes les directions.

 Il répéta la manipulation trois jours durant, épuisant jusqu’à la dernière de ses dents de morse. Lorsqu’il foula le sommet, une sensation de puissance incroyable parcourut ses veines ; c’est comme si les dieux eux-mêmes donnaient tout, en ce moment même, pour que réussisse son entreprise.

 La double éclipse apparut une semaine plus tard, tandis qu’il était en train de chasser un élan égaré. Dès qu’il l’aperçut, Photophoros courut vers le mur et grimpa comme si sa vie en dépendait. Une fois juché sur l’immensité glacée, il admira un instant le faisceau multicolore et entrecroisé des deux Lunes, et courut à en perdre l’haleine, malgré le vent terrible. Il avala les dernières gouttes de son whisky, mit toutes ses forces dans sa course, et, deux heures plus tard, il atteignit enfin l’extrémité de la barrière.

 En vérité, celle-ci se dessinait petit à petit, le mur rétrécissant à mesure que Photophoros, sans le savoir, s’éloignait du Pôle Nord. Il put donc descendre sans encombre, et foula, pour la première fois depuis une éternité, un sol boueux puis couvert d’herbes discrètes.

 Voir de la vie, autre chose que ce blanc interminable, après tant de temps passé aux confins du monde, déclencha en lui un torrent de sanglots. Il s’agenouilla, baisa la terre, rendit longuement grâce aux dieux, et ne remarqua qu’après de longues minutes que les deux Lunes commençaient à se séparer.

 Pas de temps à perdre, il sortit un calepin et gribouilla à la hâte un plan avec l’emplacement des Lunes notées, et cala une petite statuette en os entre deux rocs.

 Il erra ainsi trois jours sur la plaine du Nunaqsuuq, c’est-à-dire la “terre verte” dans le dialecte parlé par les habitants de ces régions, reprenant des forces en mangeant tout ce qu’il trouvait, dès que cela figurait sur les grimoires et livres de sa bibliothèque.

Et puis, au terme de sa marche, en suivant précisément la direction du faisceau de la double éclipse, il tomba sur une grotte aux parois verrées, dans laquelle la moindre lumière venue de l’extérieur se réverbérait à l’infini.

Alors qu’il avait commencé à perdre espoir, une flamme se ralluma en lui. Ses pensées allèrent à sa femme et sa fille, son esprit projetait leurs visages sur les murs de cette grotte plus belle encore que n’importe quel palais. Il alluma une torche rudimentaire, fabriquée à partir de matériaux trouvés dans le Nunaqsuuq, et décida de s’y enfoncer.

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