8.6

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 La fin du conte posa un froid sur le groupe. Pratha ne savait qu’en penser, lui qui avait été habitué aux histoires à la morale claire, dans lesquelles les forces de l’équilibre l’emportaient toujours. Ce fut Modshi, qui, le premier, brisa le silence :

“Eh ben, il faut croire que les Anacressois sont tout sauf des joyeux lurons.

  • C’est le cas de le dire, soupira Garajja. Il faut dire que les derniers siècles n’ont pas été des plus tendres avec eux.
  • D’où le fait qu’ils en viennent à renier leurs dieux, supposa Vartajj.
  • Ce qui me surprend le plus, déclara Pratha, c’est le fait que vous ayez entendu cette histoire dans la cour même du Roi. N’est-il pas supposé conserver les apparences ?
  • Quelles apparences ? Nous avons passé trois ans là-bas, au milieu des rues grignotées par la glace, à devoir s’habiller si lourdement qu’on croirait voir des soldats prêts pour la guerre, affirma Draîgankee. Les dieux Anacressois, s’ils ont existé un jour – ce dont je ne doute pas, à titre personnel – sont assurément morts et enterrés depuis longtemps. Ils n’ont plus que leurs yeux pour pleurer, le blasphème en est devenu banal.”

 Pratha songea qu’il faudrait vraiment, une fois la guerre terminée, entreprendre un grand voyage autour de Mitéraghi, quitte à devoir dilapider tout son solde dans l’aventure. Chaque nouvelle étape de la campagne, quand bien même elle venait ébranler les fondations de sa psyché, éveillait en lui un désir irrépressible de connaître et d’apprendre. Avec le récit de Garajja, il avait définitivement pris conscience de la diversité qui régnait dans le monde, et, comme un petit qui s’extasie en découvrant sa première fleur, il écoutait avec une attention enfantine les moindres récits rapportés par d’autres chevaliers ou simplement par les habitants des régions où l’armée princière avançait.

 Comme pour satisfaire son besoin, la silhouette d’une immense ville apparut derrière le vallon sur lequel Bardéo poussait des talons. Baignée sous la lumière du soir, sa muraille était parée, comme un collier de perles, de dizaines de flammes entretenues par les impériaux dans des braséros suspendus.

 Derrière cette masse de granit rose et de grès jaune, un palais octogonal aux couleurs flamboyantes trônait au centre de la ville. Entouré par quatre tours à vent, déployées comme d’immenses briques aux trous réguliers et en forme de vitraux, le palais dominait tout autour de lui. Son immense coupole couverte de céramique azur monopolisait les derniers éclats de l’astre solaire. À son sentiment d’admiration initial, Pratha vit bientôt celui de l’effroi apparaître, quand, soulevée par le vent, il découvrit une gigantesque toile représentant l’aigle Rébéen, épée à la bouche, planer sinistrement au-dessus de ce joyau du monde skritt.

“Attendons la tombée de la nuit, ordonna Bhagttat. Notre contact nous attendra à environ cent cinquante troncs au sud-est de Jarapour, dans un petit village de pêcheurs. Nous partirons quand il sera possible de circuler sur la plaine sans se faire remarquer.”

 Les chevaux et Nyny accueillirent cette pause avec une grande joie. Le bolsabak, au plus grand désarroi de son maître, incapable de le contrôler dans ces moments-là, se roula dans une grosse flaque de boue.

 Ensuite, d’un bond, il fonça sur Tindashek et le couvrit à son tour de la tête aux pieds. L’enfant ne sembla pas s’en offusquer et attrapa le canidé par la queue en espérant le ramener au sol ; en vain.

 Lorsque Pratha avait voulu lui ordonner d’arrêter, Vartajj l’avait dissuadé d’un sourire triste, prétextant que l’enfant en avait probablement besoin. Alors le chevalier se rapprocha d’elle, passa son bras autour de ses épaules, et se contenta de râler entre deux bouchées de son pain rassi.

 On discuta un peu plus de l’histoire de Photophoros, du Royaume de Pothara, s’attarda longuement sur le génie des Lahratiens, et puis, comme Vartajj, Pratha et Modshi en ressentaient le besoin, on dériva sur les derniers événements. Le chevalier profita du fait que son protégé soit bien trop occupé à courir avec son ami à poils pour évoquer l’arbre des pendus et ses incessants cauchemars qui l’avaient tourmenté depuis, parfois alors même qu’il avait les yeux grands ouverts.

 Bhagttat, jusque-là si détaché, changea d’un coup d’expression. L’or de ses yeux n’était, subitement, plus aussi étincelant. Il écouta son ami jusqu’au bout, et déclara, non pas avec l’allure d’un Prince, mais plutôt celle d’un homme brisé de trop nombreuses fois :

“Tu sais, Pratha, moi aussi, je cauchemarde. Souvent. En fait, les nuits au cours desquelles je reste calme se comptent sur les doigts d’une main.”

 Sa déclaration surprit tout le monde, Garajja et Draîgankee les premiers. Les deux généraux, restés jusque-là relativement gais, qu’importe le nombre de corps déchiquetés qui se présentaient à leurs pieds, baissèrent les épaules et retirèrent leurs masques d’insouciance.

“Tout ça, reprit le Prince, fait partie de notre mission. Nous devons accepter de cauchemarder pour que le reste du pays dorme bien. Sentir le froid et la boue, la sueur, la mort, le sang dans la bouche, pour que d’autres n’aient pas à le faire. Notre œuvre ne nous est pas destinée. (Il leva le menton vers Tindashek.) Quand, la nuit, je vois des blancs me traquer comme un lapin, me brûler les pieds avec des tisons, que je vois se dresser sur leurs visages des sourires démoniaques, voici ma lumière. C’est elle qui me guide, comme l’épée t’a guidé au Palais, Pratha.

  • Vos réactions, mes amis, sont tout à fait normales, affirma Draîgankee. J’ai connu des scènes terribles en Anacresse, aussi du côté de la Terre de Plomb. Garajja et moi avons combattu pour le compte d’un prince local, et, le jour où j’ai vu, derrière les barreaux de bambou, son fils - un ami d’une bonté sans pareille -, se faire découper en morceau et frire dans une grosse poêle par les membres d’une tribu des montagnes, quelque chose s’est cassé en moi.
  • En nous, corrigea Garajja.
  • Oui. Ce qui compte, c’est de ne jamais plier genou, reprit Draîgankee. D’accueillir la souffrance et la mort comme une part nécessaire du processus qui taille nos êtres pour en faire des héros. Un héros qui ne contemple jamais le gouffre n’en est pas vraiment un. Toutes les grandes œuvres le prouvent.
  • Transformer ce sentiment d’abattement, de peur, cette colère et cette tristesse, et en faire un moteur impossible à éteindre, ajouta Garajja. Que la locomotive de notre volonté devienne inarrêtable. C’est dans la forme que prend la volonté que réside la différence entre le bon guerrier et le héros.
  • Tu parles comme Jébril”, sourit Pratha.

 Comme j’aimerais découvrir la forme qu’a prise sa Volonté, depuis qu’il est en Litania… Est-ce qu’il a su conserver son feu intérieur, ou au contraire, il a fini par se ranger ?

“Jébril ? répéta le général.

  • L’ancien interprète parmi nos amis Rébéens ; il est parti tenter sa chance à l’ouest, expliqua Bhagttat. C’est bien ça ?
  • Oui, répondit Pratha, le visage relevé vers la constellation du Sphinx, dessinée derrière un nuage rougeoyant.
  • Jébril était… est, s’il n’a pas changé, un pur défenseur du Sixième Prophète. La Volonté imprégnait son discours, lui mettait le feu aux lèvres.
  • La philosophie Rébéenne a du bon”, déclara Bhagttat.

 La phrase surprit Modshi. Le dehik lança un regard interloqué vers son souverain, et demanda :

“Vous lisez les livres de l’ennemi ?

  • Si tu ne connais pas celui que tu cherches à vaincre, sois assuré que c’est ton cadavre qui finira rongé par les vers, récita le Prince.
  • Le troisième Grand Qalam, nota Pratha.
  • Je… oui, je vous prie de m’excuser, Majesté, bredouilla Modshi.
  • Allons, il n’y a pas de quoi, sourit le Prince. Bon, assez parlé, il est temps de retrouver notre contact.”

 Pressés d’arriver, chacun grimpa sur son cheval en vitesse. Pratha se lamenta de l’état déplorable dans lequel était la tunique de son protégé et lui ordonna de rester sur le dos du bolsabak, tout aussi dégoulinant. Il était impensable de barbouiller la robe charbonnée de son bon vieux Bardéo. Et puis, le cheval étant d’un naturel assez précieux, il risquait de détaler si on approchait le môme répugnant de lui.

 On cavala en direction du sud-est une dizaine de minutes à peine, avant de tomber sur le village de pêcheurs. Un panneau écrit en rébéen, avec une traduction jarapourie en-dessous, indiquait ; “Sunnahchali”. Une phrase, écrite tout autour, semblait évoquer la bénédiction de Ravunar, le dieu des mers et protecteur des pêcheurs.

 Du texte jarapouri, Pratha ne comprenait que l’essentiel, tant les anciens mots skritts mutés, et importés occupaient une place importante.

 Bhagttat ordonna qu’on descende de cheval et qu’on parcoure le village à pied. L’endroit s’organisait autour des ruines d’un temple skritt, auquel il sembla à Pratha qu’on avait dû chiper des briques pour paver les artères du côté du port de pêche. Un peu partout, des tables rudimentaires étaient installées à même la rue et les habitants s’égayaient autour de grosses chopes de bière.

 La troupe se faufila le plus discrètement possible à travers la foule et arriva devant une fontaine de laquelle s’échappait un timide filet d’eau. Tout autour, des bancs en pierre formaient deux arcs de cercle, à l’ombre de petits arbres.

 Le Prince scruta un instant l’endroit et remarqua, tranquillement installé sur l’un des bancs, un livre à la main, un homme dans la trentaine à la mine aimable, rappelant par son élégance les étudiants de l’université de Samsharadh.

 D’un geste de la main, Bhagttat salua le jeune homme.

“Oh, bonsoir, fit ce dernier. Jâ ne vous avais pas vus.

  • Que lisez-vous ? demanda innocemment le Prince. (Pratha leva un sourcil.)
  • Eh bien, y’Odyssée des Deux-Terres.
  • Un livre à la mode, si je ne m’abuse ? J’en ai entendu parler. (Cette fois, c’est Garajja qui haussa les épaules après que son ami lui eut susurré quelque chose à l’oreille.)
  • Jâna toute une collection, peut-être voudriez-vous y jeter un œil ?”

 Alors le jeune étudiant referma son volume, lança une révérence fugace au Prince et salua le reste du groupe d’un sourire et d’un mouvement de tête. Il claqua sur ses genoux, se releva et déclara :

“Sé messieurs veulent me suivre…”

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