10.3

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 Ainsi, on perdit le compte des parties de radesh, Pratha gagnant la majorité d’entre elles, non sans voir ses forces férocement amochées par les offensives singulières de Lokad. Bientôt, le rougeoiement du Soleil lécha les parois de la cour, et l’on atteignit le fond d’une troisième théière.

 Au terme de la troisième victoire de Lokad, Pratha évoqua, l’air de rien, la figure du Prince Bhagttat.

 Aussitôt, l’imprimeur se renfrogna. Après avoir filé à travers les épis de blés, l’enfant tombait sur un roc. Roc d’un genre massif, capable de lui barrer entièrement la route.

 Pothara, Gudrüm-Ben, Lahrati, autant de pointes aiguës qui, cette fois, venaient creuser dans le cœur de Pratha.

 Naslaköyü, aussi, bien sûr. Lokad ne l’évoqua pas, mais les villageois terrifiés, dans leur grange, ressurgirent à la surface de l’esprit de Pratha.

 Le tour d’après, aux formations fluides de Lokad se substitua une organisation rigide, compacte, prête à céder pour peu que Pratha lançât un assaut assez massif.

“Voyez-vous, Saheba Mohl, j’en suis venu à me demander quel était le plus grand mal, entre les Orientaux et les Nordiques. Je dis cela sans vous inclure dans leurs rangs, bien sûr.

  • Oui, bien sûr, répéta aussitôt Pratha, tout en envoyant un cavalier cueillir un pion adverse mal positionné.
  • La Matriarche, qu’en pense-t-elle, personnellement ?”

 La question frappa le Djahmarati. Ce sourire, ces regards pétillants d’intelligence lancés entre Bhagttat et elle, ces discussions interminables où les arguments filaient comme les fusées d’un feu d’artifice… Comment séparer comédie et réalité ? Avait-on là affaire à une situation comparable à celle du vieux Roi Kaliyutra, ou l’entente était-elle cette fois sincère ?

“Nous n’avons pu en discuter”, répondit le chevalier.

 Il mima une expression pensive, focalisée sur un espace au milieu du terrain à occuper, pour ne pas avoir à affronter le regard de l’imprimeur. Ce dernier acquiesça silencieusement, plaça un canon sur la case convoitée, et envoya trois régiments ennemis au tapis.

“Eh bien, vous me clouez sur place !” s’écria Pratha.

 Ses troupes, passées en infériorité numérique, cernées, ne pouvaient rien faire. Il déclara forfait et avala le fond de sa tasse. Même si Lokad tentait de conserver un air sérieux, la jubilation se lisait à l’inflexion involontaire des poches sous ses yeux.

“Si vous me permettez de finir sur cette note victorieuse, Saheba Mohl, je vous propose de passer à nos affaires.”

 La nuit était déjà tombée. Pratha était sans cesse impressionné par la vitesse à laquelle le Soleil filait dormir après avoir travaillé toute la journée. Contrairement à son pays, dans lequel l’astre se rendait d’un pas lent à son lit, à Jarapour, on sentait bien qu’il n’avait pas une seconde de trop à accorder à ses enfants.

 Lokad appela une servante, fit débarrasser la table, et invita Pratha à profiter de la douceur de ces tuyaux de chauffage à eau, installés le long des plinthes de la maison.

 On s’installa dans le bureau de l’imprimeur, à l’odeur tenace de résine chaude et d’encre. Derrière la porte ouest résonnaient encore les grincements des presses et les gémissements des employés.

 Pratha jeta un œil à la tour de livres posés les uns sur les autres, séparés par des pièces de tissu, prêts à la vente. Du tiroir de son bureau, Lokad tira une carte, dans laquelle était cachée une petite clé, puis il ouvrit un placard secret taillé dans le mur derrière lui. Il sortit un parchemin de la taille d’un bras, et l’étala sur son bureau.

 Dessus, il était écrit, en caractères d’imprimerie fins et élégants, Carte de Jarapour, imprimée par le Club Supraducal de Cartographie, Topographie et Vexillologie. En dessous, à l’encre, quelqu’un avait rajouté modifs.postConcileAR - 14 Vēshaka 1534.

 Sur le document, représentant dans le plus grand détail les divisions historiques entre les quartiers de Jarapour, offrant au lecteur quelques statistiques, des tracés au feutre faisaient fi de ces divisions et découpaient la ville en quatre grandes zones. Au-dessus, un point de chaque couleur était accompagné d’un graphème. Ainsi, KA-SHA-NO-ZA se partageaient Jarapour.

 Pratha reconnut, à quelques nuances près, la carte utilisée par la Matriarche lors de la réunion. Lokad dégaina un crayon à papier et dessina une croix au milieu d’une rue du Quartier des Tanneurs.

“Nous sommes ici. Comme la Matriarche vous l’a sûrement dit, au bout de la rue se trouve le Square des Tulipes.

  • Une zone grise”, nota Pratha.

 Sur la carte, l’endroit était hachuré. Lokad hocha de la tête.

“C’est ça. J’imagine que la Matriarche exige toujours que nous l’utilisions pour écouler nos écrits ?”

 Pratha maintint le silence. Lokad claqua de la langue, mordilla sa moustache, et déclara, agacé :

“C’est bien ce que je croyais. Le problème, Saheba Mohl, c’est que vous avez vous-même aperçu le Square en venant, à moins que je ne me trompe ?

  • Non, non, vous ne vous trompez pas… Mais je ne vois pas le rapport.
  • Eh bien, le rapport, c’est que ma demeure est à portée de vue de l’endroit ! J’ai eu beau le répéter aux lieutenants de la Matriarche, rien à faire ! Autant parler à des murs ! Et, vous savez, sauf votre respect, que ce genre de murs est prompt à dégainer couteaux et pistolets !
  • Pourtant, vous avez réussi à leur tenir tête.
  • Précisément parce qu’ils ne peuvent se permettre de me faire sauter la cervelle sans que les blancs ne leur fassent sauter la leur juste après. Là est ma seule protection. Mais, si un jour, nous parvenons à expulser les envahisseurs, le Grand Duc s’assurera de contenter ses amis en me faisant pendre au même titre que les autres collaborateurs. Les reconquêtes sont des moments propices aux purges, je ne vous apprends rien.
  • Dans ce cas, que demandez-vous ?
  • De renégocier l’emplacement des points de vente. D’un peu desserrer mes menottes. Le jeu en vaut la chandelle. Et je n’ai jamais manqué à la cause : je souhaite autant le retour du Grand Duc que la Matriarche et vous.”

 Pratha pondéra un instant sur les propos de Lokad. L’aveuglement sincère, marqué sur son visage, le mettait mal à l’aise. Il prit une grande inspiration, se demanda ce que Bhagttat attendrait de lui dans cette situation, et décida de consentir aux demandes de l’imprimeur.

“Où, exactement ?

  • Enfin !” s’écria Lokad.

 Sa voix retentit dans toute la maison. À côté, les ouvriers interrompirent leur labeur. L’imprimeur saisit une plume de shyena, en admira les reflets rougeoyants à la lumière de sa chandelle, l’enduisit d’encre aux reflets marins, éloigna sa main du centre de Jarapour, la fit survoler les remparts de la Porte des Vallons, et dessina un cercle à l’extrémité d’une petite bourgade, installée à proximité de la Voie Nordique.

“Ici, ce sera parfait.

  • Sauf erreur de ma part, la zone est sous le contrôle du Jay Noah, remarqua Pratha.
  • Oui, sur le papier en tout cas.”

 Lokad remplit deux verres de rhum et en tendit un à son invité. Après avoir apprécié le coup de fouet de l’alcool sur sa langue, il reprit, gonflé d’orgueil :

“On ne soumet pas Jarapour comme ça. Malgré les apparences, les failles dans l’organisation des envahisseurs sont flagrantes. Les trous - innombrables. Comme autrefois, il nous faut nous retirer temporairement, reprendre des forces, avant de frapper.

  • Comme autrefois ? répéta Pratha.
  • Quand nos ancêtres ont sauvé le Vieux Royaume ! Tout ce que je vous dis, Saheba Mohl, les Chandrashas l’avaient bien compris. Et, dans le fond, je suis sûr que la dynastie de cet impérialiste de Bhagttat le sait aussi, quelles que soient ses ambitions.
  • Je… Je vous prie de m’excuser mais je ne vous suis pas.
  • Eh bien, c’est pourtant simple ! J’entends que le Prince fasse en sorte de garder cette vérité cachée, mais cultivé comme vous l’êtes, vous avez bien dû tomber sur Les Raisons de la Chute du Grand Royaume ou la Chronique Skritte ! Or, ce que ces livres disent, quand bien même, ils tentent de le cacher sous le tapis, c’est que Jarapour la première a vaincu les Tengerkhoudes et leur Empereur-Chien, qu’elle a tenu bon face aux peaux-vertes, que c’est elle qui a repoussé leurs flottes de barbares vers le sud. Voilà notre mission ! À chaque fois, la stratégie a été la même ! Les Skritts, incapables de vaincre les envahisseurs, se retiraient de l’autre côté de la Dousse ou vers Lahrati, tandis que nous, nous préparions nos forces dans les vallons et minions l’ennemi de l’intérieur. Ç'a été infaillible. Si le Grand Duc – mes espérances pour lui – s’est caché on ne sait où, c’est bien parce qu’il a connaissance de notre histoire.”

 Pratha avala son rhum cul sec. Il s’imagina, non sans un certain amusement, la réaction du Grand Qalam face à tant d’inepties sorties de la tête de propagandistes mal terminés.

 Ils en avaient, du toupet, ces Jarapouris ! Lokad, échauffé par la fièvre patriotique, reprit aussitôt :

“La différence entre la dynastie de Bhagttat et les Chandrashas, c’est ce que ces derniers avaient le sens de l’honneur et de la justice. Ils ne se taillaient pas un Royaume à coup d’empoisonnement et d’unions douanières, non ; ils se présentaient aux murailles, livraient combat, vainquaient. Étrangement, les Grands n’ont jamais été aussi absents que depuis leur liquidation. Les Chandrashas savaient reconnaître le Bien là où il se trouvait ; alors, ils ont offert Jarapour aux Oddhis. Jarapour est le jardin sacré de la famille, il n’y a qu’elle qui soit légitime pour la gouverner.”

 Pratha se sentait sonné. L’effet du rhum se cumulait à la sidération provoquée par les paroles de Lokad. Il préféra ne pas contester les paroles de son hôte, quand bien même, elles lui paraissaient d’une absurdité crasse, et recentra maladroitement le sujet sur les emplacements de points de vente.

 L’imprimeur marmonna quelque chose avant de consentir à reprendre sa plume.

“Je peux charger mes hommes de démonter les presses et de les amener petit à petit là-bas. C’est une vieille ferme dont la cave est inoccupée.

  • Cela ne risquerait-il pas de nuire au rythme de production des feuillets ?
  • Hm… Si. En tout, pour s’assurer que le transfert se fasse sans attirer l’œil, j’aurais besoin d’une dizaine de jours. Si la Matriarche consent à joindre les forces de ses hommes à celles de mes employés, on pourra diviser ce délai par deux.
  • Il faudra que je lui demande.
  • Bien sûr. Ceci dit, je ne crois pas que les événements risquent d’évoluer en si peu de temps. Vous avez vu comme le bas-peuple se montre réceptif aux douces paroles des Jays.”

 Pratha ne put qu’acquiescer. Lokad et lui passèrent à l’estimation du nombre d’ouvrages à imprimer et des délais à établir pour les livraisons saisonnières, avant de partager un dernier verre de rhum, puis de se souhaiter une bonne soirée.

 Dehors, la ville était plongée dans le silence. Pratha suivit méticuleusement les indications de l’imprimeur, emprunta venelles délabrées, arrières cours mal fermées, grimpa au sommet d’une maisonnette avant de retomber de l’autre côté, et, bientôt, il atteignit le port de plaisance.

 Là, des bateaux apprêtés comme autant de coquettes à la recherche d’un partenaire se partageaient un espace étroitement surveillé par les Orientaux. À l’instar des guirlandes de lierre et d’étoffes accrochées autour des pergolas, installés sur les ponts de bois, les rires d’aristocrates s’enroulaient dans l’air, emportés par le vent marin. Pratha reconnut le bruit d’un champagne qu’on sabre, le chant d’une jeune fille, comparable à celui d’une sirène, la mélodie d’un joueur de flûte assis devant la figure de proue d’un bateau aux couleurs marbrées.

 Jamais il n’avait observé des hommes capables d’une telle indifférence face à leur propre musèlement.

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