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Aly me fixe avec un petit sourire de connivence, que j’ai du mal à lui retourner. J’ai mal dormi, cette nuit. Les cauchemars étaient de retour, et je suis presque sûre que les caméras et micros hypersensibles de mon appartement ont capté mes pleurs. Aucun moyen de le vérifier, en revanche, et ça me rend folle. Les seuls programmes que je ne peux pas regarder sont évidemment ceux qui me concernent.
— Jess ? Hé ho ! La Terre à Jess, on a besoin de ta conscience ici !
Cette fois-ci, je parviens à sourire, me secoue un peu pour remettre mes réflexions dans le bon sens, le sens conforme. C’est de plus en plus simple avec les années qui passent. Je n’ai pas envie de perdre ma place. J’ai fini par l’aimer, ce petit appartement avec sa terrasse, la nuée de petits yeux noirs qui quadrillent les murs, donnent un aperçu global de ce que je fais à tout instant de la journée. J’ai appris à ne pas avoir d’intimité, à me sentir épiée. J’ai accepté le choix que j’ai fait. Tout ça vaut toujours mieux que la prison.
— Oui, désolée, j’ai mal dormi. Tu disais ?
Aly roule des yeux, mais ne formule aucune critique. Elle doit savoir, elle, si on m’a entendue pleurer ou pas cette nuit, même si je pense qu’elle a aussi autre chose à faire de ses nuits que de me regarder dormir. Quoi qu’elles doivent exister, les femmes qui le font.
— Je disais que Gemma et moi, on avait réussi à t’organiser une petite visite sympa. Allez, habille-toi !
Je hausse un sourcil sceptique, mais n’ai pas le temps de protester. Aly m’attrape fermement le poignet, me tire vers le haut. Le drap glisse, dévoilant mes jambes nues, la nuisette tombe tout juste pour me couvrir. Pas que ça importe. Soupirant doucement, je me glisse en direction de ma salle de bains, laisse la porte entrebâillée, me glisse dans la douche. Un soupir de bien-aise m’échappe quand l’eau chaude coule sur ma nuque, relaxant mes muscles crispés par la nuit. On dit que dormir porte conseil et permet de se détendre, mais dans mon cas, ça a toujours été le contraire. Mes nuits n’ont jamais été agréables. Il y a toujours quelque chose pour venir les perturber, que ce soit un appel de ma manager à trois heures, quand le taux d’audience est le plus bas et qu’on peut discuter presque sincèrement et sans que j’aie l’air d’une folle en me parlant à moi-même. Et si ce n’est pas Gemma qui appelle, ce sont les cauchemars ou la peur qui me maintiennent éveillée ou presque.
Je me demande souvent ce qui intéresse tant mon audience, parce que les chiffres qu’on me présente aux bilans avec la prod grimpent un peu plus chaque sixaine. J’ai l’impression d’être aimée sans savoir pourquoi, sans savoir si je le mérite, avec la conscience aiguë que tout le monde sait ce que j’ai fait mais m’apprécie quand même, me regarde évoluer. On ne me donne jamais les retours négatifs qui parviennent au studio, et mes gardes du corps sont chargées d’éloigner toute importune qui voudrait me dire du mal. J’ai l’impression d’être l’une de ces starlettes idylliques que je regardais, petite, et je n’arrive pas à associer mon visage à cette lueur d’adoration présente dans mon propre regard quand je regardais la télé.
Pourtant, tout le monde sait. C’était même l’entête de mon émission quand j’ai débuté, c’est ça qui a attiré l’audience au départ, une première vague de fans qui sont ensuite restées… par fidélité ou par réelle appréciation, je ne saurais absolument pas le dire. Puis, le programme a grandi, et on a changé de créneau horaire, pour finir par basculer sur notre propre chaîne, où je suis suivie en permanence. Je me rappelle encore de l’expression incrédule de Gemma quand elle m’a annoncé ça. C’était comme si elle n’y croyait pas elle-même.
— Bon, Jess, tu traînes ! s’exclame Aly derrière la porte. Dépêche !
— On a un programme serré ? je demande en retour, pas dérangée pour deux sous.
Ce ne serait pas la première fois que j’arriverais en retard à une rencontre avec la Grande Sénatrice. Comme Gemma ne me prévient presque jamais en avance, j’ai toujours tendance à prendre mon temps. Et ce n’est pas plus mal, ça crée de la tension une fois que je suis sur place. Enfin, ce sont les mots de ma manager.
— Pas vraiment, mais ce serait sympa que tu te magnes !
— Pfff…
Si on n’a pas d’urgence immédiate, je ne vois pas la peine de me prendre la tête. Je prends donc tout mon temps pour me me laver les cheveux, songeant à ce changement de coiffure que je voudrais faire. Pas sûre que la prod accepte, mais ne sait-on jamais. C’est une idée à suggérer. Puis, une fois sèche, je me maquille rapidement et sobrement, juste assez pour faire disparaître mes cernes, donner un peu de volume à mes cils et rendre mes lèvres un peu plus roses. C’est le désavantage d’arriver à mettre parfois la main sur un journal un peu moins gentil que les autres, ou de jeter un coup d’œil à un Billboard qui affiche ma tête en grand : j’ai fini par acquérir un profond sens de l’auto-critique. Ce n’est pas tant mes actions qui dérangent, semble-t-il. En revanche, mon apparence négligée peut poser problème, autant aux autres qu’à moi-même. Pourtant, ce n’est un secret pour personne que je ne peux pas paraître belle toute la journée, étant sous l’œil d’une caméra H-24. Mais les photos sont fréquemment prises dehors, avec les gens, et je n’ai pas envie de laisser une image de fille peu soignée, les cheveux gras, un bouton par-ci, un cerne par-là. Surtout pas avec ces filles qui m’apprécient, viennent me dire qu’elles me suivent littéralement toute la journée, et veulent un cliché souvenir avec moi.
— Je m’habille comment ? j’interroge Aly, espérant glaner un peu plus d’informations sur cette sortie à l’improviste.
— Pas la peine de te prendre la tête, ce n’est pas une sortie officielle.
Code vestimentaire chill, je traduis dans ma tête, et me dirige vers ma penderie, sous l’œil attentif des caméras qui ne perdent rien de ma nudité actuelle. Au début, je trouvais ça un peu gênant – « un peu » étant un grand euphémisme – mais j’ai très vite appris à composer avec. Impossible de faire autrement, avec Gemma sur mon dos pour me rappeler chaque sixaine que je n’ai pas exactement le choix. Aujourd’hui, je ne sens presque plus la différence. J’ai appris à vivre sous l’œil permanent du public. Ma vie n’a presque plus aucun secret pour personne.
— La bleue ou la rouge ? je demande en sortant deux chemises à la coupe moderne qui doivent probablement coûter la peau des fesses à la plupart des consommatrices.
— La rouge, choisit immédiatement Aly avec un sourire amusé. Pas la peine de me demander si jupe ou pantalon, prends plutôt pantalon et baskets, on va marcher un peu.
— Ok.
Je m’habille rapidement, tire mes cheveux en arrière en queue de cheval haute en laissant une mèche libre de chaque côté, puis mets mes boucles d’oreille et un collier suffisamment court pour ne pas couvrir la minuscule caméra incrustée entre mes clavicules. Seule contrainte vestimentaire : ce minuscule œil, qui fait à ce stade partie de moi, ne doit jamais être couvert, que ce soit par un tissu ou un objet. Je réprime l’envie, aussi tenaillante que d’habitude, d’en effleurer les bords durs, là où ma peau entre en contact avec la prothèse. Puis, je chausse mes baskets, me redresse, fais face à Alyssa, qui tape impatiemment du pied devant l’entrée.
— Enfin !
— Oh, ta gueule.
Elle rigole. Alyssa, c’est une belle femme à la peau couleur chocolat chaud, toute douce, la personne qui se rapproche le plus de ma meilleure amie. Je ne saurai probablement jamais si elle m’apprécie vraiment ou si c’est juste son boulot d’être proche de moi, et c’est l’une des choses qui me tient éveillée la nuit, mais je crois que je préfère ne pas savoir. La perdre serait plus blessant que de rester dans l’ignorance. Au moins, même si elle prétend, elle est douée dans ce qu’elle fait, et ça me suffit.
La lumière du jour, qui filtrait par les stores fermés de mon loft, m’agresse les rétines quand nous sortons sur le palier, je frissonne. On est encore en début de printemps, et il fait frais si tôt le matin, aussi je fais rapidement demi-tour pour prendre un chandail pendu sur les porte-manteaux, puis je descends les escaliers deux à deux à la suite d’Aly. Quand je la rattrape, tout en bas, dans le garage souterrain, elle est en train de remettre un peu d’ordre dans sa tignasse courte qui pointe en épis sur sa tête. Elle m’adresse un sourire malicieux, me précède dans la voiture sans prêter attention à l’armoire à glace qui se tient debout à côté du véhicule, plantée comme un piquet. Une fois que nos portières sont fermées, l’armoire à glace répondant au nom sympathique de Corinne prend place devant, à côté de la chauffeuse, qui se met en route. Nous sortons de la résidence par la cour arrière, les immenses grilles s’écartent sur notre passage.
Je ne suis pas la seule starlette à vivre ici, le reste de l’immeuble est aussi composé de femmes qui ont besoin d’un peu de vie privée… ou alors juste de riches et de gosses de riches qui peuvent se permettre un appartement dans un luxueux immeuble en centre-ville. D’où les grilles d’acier, les murs de quatre mètres qui entourent le jardin commun et le hall d’entrée, les caméras et le poste de surveillance qui quadrillent l’ensemble de la propriété de jour comme de nuit. C’est tout juste si ce n’est pas l’armée qui gère ce complexe.
Une fois qu’on dépasse le centre, la circulation se fluidifie, et on peut prendre la voie diplomatique sans encombre. Là, les vitesses autorisées sont quasiment doublées, et le risque d’accident minimisé par le magnétisme renforcé de la voie, qui maintient les véhicules totalement en équilibre. Il faut réellement le vouloir pour avoir un accident sur cette voie… ou avoir une sacrée ennemie. De mémoire de femme, ça a dû arriver trois fois au cours des vingt dernières années.
Tandis que la voiture file, lévitant au-dessus de la voie à près de deux cents à l’heure, je me tourne vers Alyssa.
— Du coup, on va où ?
Elle semble hésiter, comme si elle ne voulait pas qu’on soit interrompues par un troupeau de fans hystériques, puis finit par se décider et avouer :
— Les labos génétiques militaires. On va voir des hommes.
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