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Nous traversons un dédale de couloirs gris, comme à notre arrivée, enchaînons une série de portes qui me donnent l’impression de tourner en rond – ce qui est certainement le cas pour embrouiller un peu les spectatrices – puis parvenons enfin à une salle d’exposition, semblable à celle dans laquelle on a vu l’homme dans son terrarium. Cependant, cette fois-ci, la vue ne donne pas sur un immense jardin, mais sur un alignement de cubes qui ressemblent étrangement à ces minuscules studios une pièce.

À l’intérieur de chacune de ces cages vitrées, il y a un lit, un coin sanitaire et une bonne dizaine de caméras, incrustées comme chez moi dans les murs. Le souvenir de ma propre chambre m’arrache un rictus, qui, légèrement modelé, pourra passer pour de l’admiration à la caméra. Pour le moment, j’ai à peine conscience de la rediffusion en direct. J’y suis beaucoup plus attentive quand il s’agit de chez moi ou d’une rencontre officielle, mais ici, passionnée par le sujet, je me laisse aller.

— Ça, c’est TJ, présente Lisa en désignant le premier caisson.

Beaucoup moins velu que celui d’avant, approchant presque d’une taille de femme, même s’il doit avoir vingt centimètres de plus que nous, l’homo synthesis se redresse en nous voyant approcher. Ses traits sont moins rudes, plus délicats, plus… féminins, j’aurais envie de dire, même si ce n’est pas le terme qui me semble le plus approprié.

Je jette un bref regard à ma tablette, constate que la section des commentaires s’enflamme de comparaisons entre celui-ci et le précédent. Les spectatrices, toujours aussi nombreuses, sont vraiment happées dans l'émission.

— Combien de temps pour aboutir à cet individu ? questionne Aly.

— La génération précédente avait une bonne base génétique, mais il manquait encore quelques détails. Il nous a fallu quatre années supplémentaires pour aboutir au génome convenable. Evan, ajoute-t-elle en montrant le box suivant.

En prenant un peu de recul pour avoir un aperçu global des cinq cubes, je constate qu’il y a très peu de différences entre les hommes. Ou du moins, je n’arrive pas à les percevoir. Ils ont tous une taille semblable, un mètre cinquante environ, soit une bonne tête de plus que nous. Leurs visages ne sont pas aussi velus que ceux de l’homme qu’on a vu avant, au contraire, ils n’ont qu’une touffe de cheveux ras au sommet du crâne, et des poils qui poussent le long de leur mâchoire, sur le menton, et un peu sous le nez.

— Existe-t-il seulement un terme pour cette étrange pilosité ? j’interroge, en écho à une question qui est apparue il y a quelques secondes sur ma tablette.

— On appelle ça une barbe, et une moustache pour les poils qu’ils ont sous le nez. On a essayé de recréer les hommes tels qu’ils étaient avant leur régression.

J’acquiesce distraitement, cherchant à mettre le doigt sur des différences plus marquantes. L’un – le dénommé Evan – a le sourcil fendu par une cicatrice. Ils ont tous des cheveux clairs dont, à la lumière des lampes, les reflets oscillent entre le châtain et le blond blé. Leurs yeux sont sombres, les courbes de leurs visages sont presque les mêmes. Ils semblent avoir été créés sur le même modèle, à quelques imperceptibles variantes près. Sur le côté de chaque box, un écran permet de les identifier et donne leurs caractéristiques physiques. À côté d’Evan, il y a Jay, puis Hans, et enfin Owen.

À mon sens, ils se ressemblent tous.

— Ça fait combien de temps que le programme de développement est en cours ?

— Dès qu’on a réussi à trouver les survivants du genre homo sapiens, on a essayé de les réintégrer à notre civilisation. Mais le problème est que, avec les changements atmosphériques qui ont eu lieu il y a trois siècles, on a failli les perdre tous. Nous, nous avons simplement modifié les génomes des générations suivantes afin de créer des individus adaptées, mais eux n’étaient pas capables d’évoluer aussi vite, encore moins avec la régression sociale qu’ils ont subie. Il quasiment a fallu recréer l’espèce en environnement contrôlé. Donc on y travaille depuis les éruptions massives des années deux mille huit cent soixante.

Ah oui quand même ! est le commentaire principal qui ressort dans mon fil. Je me dirige vers Owen, et en voyant que je m’approche, il dévoile ses dents en ce qui pourrait ressembler à un sourire, s’il n’y avait pas cette lueur agressive, presque animale, dans son regard. Par réflexe, je m’immobilise à un mètre de distance. Il me fixe avec une insistance menaçante, recule comme pour m’inviter à entrer sur son territoire. Je m’avance encore un peu, méfiante.

Soudain, il se rue sur moi, les mains tendues, ses doigts crochus aux ongles longs étirés en direction de ma tête, comme s’il cherchait à m’arracher les yeux. Il cogne contre la vitre avec un bruit mat. Je pousse un cri, fais un bond en arrière, le cœur battant. Son sourire s’est transformé en rictus rageur, ses yeux hurlent la soif de sang. D’un seul coup, il s’est métamorphosé en une bête sauvage qui veut ma peau.

— Lui est un peu farouche, lâche Lisa avec un à-propos dérangeant. Owen, ASSIS.

Il plisse les yeux, me fusille du regard, mais, après un instant de confrontation, obéit à la scientifique et file s’asseoir sur le petit lit qui se trouve dans sa cellule. Il ne me lâche pas un instant du regard pour autant. Je soutiens son regard quelques secondes, mais finis par céder et me décaler vers le box d’à-côté. Une seconde plus tôt, il m’aurait massacrée s’il l’avait pu, mais maintenant, il est assis sur son matelas, sage comme une image. Combien de menaces, de coups et de punitions pour aboutir à ce genre de docilité ? Je m’abstiens de poser la question, ce n’est pas quelque chose qui peut être abordé en direct.

La visite du centre militaire se termine finalement, après encore quelques découvertes sympathiques mais pas aussi incroyables que les dernières rencontres. Lisa nous raccompagne jusqu’à la sortie, où on nous fait encore subir une batterie de vérifications qui me laissent quelque peu perplexe, puis je finis par remonter dans la voiture. À mes côtés, Aly est pour une fois muette, et se repasse probablement la matinée en boucle. Je ne peux pas m’empêcher de faire de même.

À part Owen l’agressif, les quatre autres hommes modernes étaient neutres, sinon même plutôt affectifs. Lisa nous a montrées comment elle les nourrissait, comment ils obéissaient aux ordres. Au bout du compte, ils sont éduqués comme des animaux de compagnie. Ils nous ressemblent, mais sont incapables d’appréhender des concepts fondamentalement civilisés, comme manger avec une fourchette ou s’exprimer par mots plutôt que par borborygmes et grognements. Ils ne saisissent pas les phrases complexes, en dehors du vocabulaire qu’on leur a appris, ou les enchaînements d’ordres familiers mais trop longs.

— J’ai du mal à imaginer qu’ils étaient comme nous, à une époque, je souffle.

Alyssa hoche la tête distraitement, perdue dans ses pensées. Elle a coupé la caméra sur son épaule une fois que nous sommes revenues dans la voiture. Une foultitude d’autres sont de toute manière incrustées l’intérieur de la carrosserie.

— Tu as prévu autre chose aujourd’hui ?

— Oui, répond-elle après un instant de latence. Je vais rentrer une fois que tu seras chez toi, j’ai un rendez-vous ce soir.

— À ce moment-là, on peut s’arrêter en centre-ville directement, je propose. Moi je vais aller me balader et toi tu peux rentrer tranquillement.

J’ai au moins le bonheur d’avoir acquis une certaine liberté d’agir au fur et à mesure que le programme prenait de l’ampleur. Tant que je n’ai pas un emploi du temps établi, je suis autorisée à faire ce que je veux, pour peu que je ne me mette pas en danger ou que je n’essaie pas de fausser compagnie à ma sécurité. Le suivi caméra est de toute manière toujours assuré. Et puis, demain, j’ai mon bilan mensuel avec Gemma, donc de toute manière, si je fais une connerie, elle me le dira. Hors-antenne évidemment, puisque c’est les seules deux heures d’invisibilité que je peux m’accorder une fois de temps en temps.

À peine trois minutes après que j’aie annoncé mes plans, je vois la chauffeuse porter la main à son oreillette pour prendre un appel entrant. Je n’entends rien de ce qui se dit, puisqu’il y a une vitre entre nous, mais Corinne me jette un bref coup d’œil dans le rétro et soupire légèrement. Je perçois sans mal son immense joie à l’idée de faire du babysitting, mais elle ne se permet aucun commentaire ni aucune mimique agacée. La dernière qui m’a fait une remarque cassante sur mon amour de l’air frais et des longues balades a été virée une sixaine plus tard, après de véhémentes protestations sur les réseaux sociaux. Ou en tout cas, c’est ce qu’on m’a dit, mais je soupçonne que ce n’est pas l’entière vérité. Il y a des segments de live qui sont diffusés parfois à l’insu des participantes, pour peu qu’ils se trouvent dans une zone où un micro ou un objectif sont à portée, et la prod est toujours à l’affût de contenu.

C’est pour ça que, même si je n’ai pas de travail officiel, je ne suis pas désœuvrée pour autant. Je ne suis ni une sportive, ni une actrice, ni une danseuse – où serait l’intérêt de me voir préparer une chorégraphie si tout le monde la voit répétée encore et encore pendant des heures ? Je suis reporter occasionnelle quand je rencontre une personnalité célèbre, chanteuse amatrice sous la douche, expérimentatrice professionnelle de nouvelles activités. Je sers de cameragirl pour de grands évènements auxquels certaines ne peuvent pas assister, faute de places ou de temps, et d’exemple à suivre – ou pas – en fonction de la situation. Je ne sais pas ce que je suis, je ne sais pas ce que je voudrais être, et je crois que ça donne à beaucoup la sensation qu’elles ne sont pas les seules à être indécises ou incertaines. Une grande partie de mon audience est dans ma tranche d’âge, et j’en suis venue à croire qu’elles se retrouvent parfois en moi, alors que, paradoxalement, je n’ai aucune idée de ce que c’est de vivre normalement.

Quand la voiture s’arrête enfin sur la place centrale, près de l’un de mes café-bar préférés, Aly me claque une bise sur la joue et file sans demander son reste. Pour ma part, j’aimerais tracer mon chemin dans la foule en essayant de rester discrète, mais ce n’est pas évident quand le direct de ma caméra est diffusé sur l’holoprojecteur au centre de la place. Sans même parler du taux d’audience record qu’on a atteint ce matin. Très vite, je me retrouve engluée dans la masse.

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