Épilogue - 24:24

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Anatomie d’un monstre : le cas Notre Dame d’Islemortes, Ouvrage de Marc Saran, éd. Le Point-Virgule, coll. Policier, 2006.

Extrait, « Conclusion », p. 256

« Rédemption », un écosystème entier respire dans cet amas de lettres. Il est salvateur, porteur d'espoir, de promesses. Il garde les clefs d'un avenir radieux. Plus fort que son cousin de même sonorité, « rémission », il ne pourvoit pas la seule idée d'une conciliation, plus résignée que spontanée ; son obtention ne se sépare jamais de la clémence. C'est avec la liberté en trame de fond que « rédemption » prend son sens le plus noble. Après elle, le monde doit vous ouvrir ses bras et vous recueillir tout contre sa poitrine. C'est bien vrai, vous y avez regagné une place méritée, et le prix a été payé. Vous avez souffert, assez pour l'opinion générale, vous voilà digne à présent de retrouver (à bonne distance) vos semblables. Eux ne connaîtront jamais une même épiphanie. Pour quoi faire ? Après tout, le monstre c'est vous.

Voilà pour la théorie. Vous me pardonnerez sa tendance lyrique, mais choix de l'artiste fait loi.

Parce que je vous dois la vérité : la rédemption, sainte rédemption, n'est qu'un passage obligé pour ceux ayant eu le malheur de se faire attraper dans une société remplie de coupables. Elle n'a rien de juste, n'est qu'éphémère et son bénéfice illusoire. Tout cela pour quoi ? Le temps dans la cage reste moins disruptif qu'en-dehors. Ne vous laissez pas berner, l'homme que l'on a durant de longues années désigné « monstre » continuera de porter ce titre alors même que l'absolution lui aura été accordée. C'est inévitable, quoi qu'on en dise.

Quelle sera la suite ? 2006, une cellule vide. Les gardiens s'en félicitent, certains s'auto-congratulaient hier encore auprès de moi (de moi, quelle ironie) : « On avait raison : ça devait finir comme ça. C'était la meilleure issue. » Je n'y ai pas répondu, trop lâche, trop fatigué ou trop inquiet à l'idée de passer de nouveau pour un éternel cynique. Il n'empêche, ce monstre je l'ai regardé, de son vivant, et dorénavant je vois, dorénavant je sais. J'ai plongé mon regard dans le sien et ai compris ce que le temps lui réservait. Le contempler donnait l'impression de découvrir les restes d'une expérience ratée qu'un scientifique en butte avec un complexe de Dieu aurait oubliée dans un coin de son laboratoire. Pénible, déchirant, jusqu'à me rappeler une citation en incipit d'un film, un aphorisme à propos d'un monde civilisé devenu fou : « Celui qui se fait bête se débarrasse de la souffrance d’être homme[1]. » Vrai, bien trop vrai. Ce n’est qu’une supposition, mais peut-être l’auteur de l’œuvre d’origine avait-il lui-même trop éprouvé cette réalité, au point de finalement choisir d’éclater ce même monde d’une balle de révolver. Qu’en sais-je ?

Partant de là, que penser du sort de notre « bête » girondine ? Le monstre a évolué, pour devenir une meilleure version de lui-même, et par extension de la race humaine. Celle, oubliable et inoffensive pour l'autre, d'agneau sacrificiel. Ce qu'il en est resté, que tout le monde a acclamé et exhibé comme une victoire sociale et modèle pour l'avenir : un agneau, la toison bouclée en moins. Ecce Homo.

Cela fait, il n'avait plus qu'à mourir.

D'aucuns objecteront que cette transition n'est pas comparable à la conversion dont peuvent faire état les élus de Dieu, ces born again américains, que les grenouilles de bénitier protestantes portent aux nues en criant au miracle, mains et portefeuille ouverts (Jésus est une marque déposée, savez-vous ?). J'entends bien ; pour ce qui me concerne, de miracle, n'en ai noté aucun. Sans prétendre à pareille épiphanie, il n'y a pas d'illusion à laquelle se raccrocher, je le crains. Le monstre a eu mal, si mal que, propulsé dans une absurdité sociétale camusienne, sa peau de bête venait à lui manquer. Elle était bien plus chaude et plus douce.

Faire renaître l'homme ordinaire d'antan, le bien intégré, incorporé dirais-je, est impossible, c'est là le seul axiome qu'il nous reste. Et si le système n'est pas disposé à se confronter à ses erreurs, encore moins à chercher à les corriger, autant fermer la cage à double tour. Puis jeter la clef. (…)

*

La lucarne dans son œil, il détaille les ombres des oiseaux, voletant, virevoltant sur la mer d'encre labourée d'or. Leur vol désincarné. Graciles et légers battements frangés de plumes, ils s'animent en une farandole infernale sur les murs, et la danse teintée de charbon prend possession de lui. Elle l'invite, dans sa sédition, à se délivrer de son enclave.

S'incliner devant la divine tentation de ces traces ondoyantes, de plus belle ondoyer avec elles. De tout son être, il y succombe. Son esprit accompagne les mouvements ; il prend leur suite et vers les cieux un essor, s'envole au plus loin de sa cage. Libre, délivré de ses entraves de chairs mortes, ses pensées, son moi profond s'élèvent. Au ciel ! à ce dais tissé de comètes, de nouveaux mondes au milieu de nébuleuses qui ne connaissent ni cruauté ni déloyauté. Leur bouche distille l'absinthe des étoiles, un nectar de neuf lettres impossibles à lire, impossibles à chanter, qui seules à son cœur trouvent encore un même sens, sans même besoin de la sagesse méprisante de la raison pour les entendre.

Libre, il s'enfuit. Par la fenêtre s’évade, traverse le carreau, glisse entre les branches incapables d'emprisonner la seconde lumière d'un second soleil jamais contemplé, qui pour lui pourtant brille ; oui, glisse, bulle de savon, jusqu'à la frontière de cet infini qui le sépare du vaste monde auquel autrefois il avait cru appartenir et sur le sol duquel il ne souhaite plus marcher, puisqu'elle n'y marchera plus. Lui aspire à mieux, à l’angélique.

Libre, il s'élève au-dessus d’une terre à jamais privée des pas dans lesquels il avait tant aimé se placer, au-dessus des âmes ignorantes des conséquences qu'engendrera la perte de celle qu'un jour ici-bas l'on nommait « ange », qu'aujourd'hui l'on n'ose plus nommer. Ces âmes, il lui faut les instruire. Peu à peu, il gagne le firmament, à la recherche d'une lune gibbeuse, sa vieille amie, puis de l’étoile décrochée, celle de laquelle elle était tombée pour atterrir parmi eux. Peu à peu, son ombre recouvre la fange à laquelle son enveloppe échoit. Per Aspera, si haut il s'élève, fer de lance de la vengeance sans visage, prêt à fendre d'un éclair le crâne des monstres de la nuit, car il a sa propre part à régler et s'y attelle, l'arme au poing, larme à l'œil, et sa rage dans le remords inonde la terre souillée. Nul ne peut taire ses méfaits ni se dérober à sa destinée. Personne n'échappera à la poussière. La sienne, celle dont tout un chacun est issu, poussière cimentant l'être, l'existence et le penser à la fois ; poussière que toujours tout à chacun sera, quand lui est l'Omniscient et que son œil qui partout promène traque puis déniche, enfin perfore le voile du secret et foudroie les corps ; alors du Grand Œil devient-il le millier d'yeux, d'une unique oreille le millier d'oreilles, grâce auxquels un par un tous il les frappe, et au tintement des tocsins d'argent tous les voit tomber.

Ad Astra, lui porte en bouche et crache la sève de cette doctrine prophétisant la condamnation du plus grand nombre, tous voués à payer, par le saint suc cinabre répandu, tribut à la douleur et à chaque larme par l'Ange de la Fin un jour versée.

Sa prison charnelle, cette forme dévoyée qui gît à terre, elle-même retenue par la cage de béton, la boîte dans la boîte, ne se fait plus jour que dans la spirale d'une coquille inhabitée. Coquille au fond de laquelle résonne encore… écoutons donc… c'est cela, il n’y a qu’un triste écho.

Juste un triste écho.

Rien ne vibre ni ne fredonne, rien ne sourit plus, dans cette coquille. Contre elle l'air passe, hésite puis amorce un recul, à la manière d'un animal craintif. L'approcher convoque le frisson, l'observer suffit à jeter le doute sur ce que d'aucuns ont qualifié de « chance d'avoir survécu ». Survivre, mais à quel prix ? Celui du silence dans la peine et la difformité. Sa chair a viré à l'obscène. Pauvre garçon. Il a vieilli de force, s'est ratatiné en un petit amas compact et sec. Ni médecin ni policier n'ont su dire ce qui, de la transition ou du résultat post-opératoire, a été le plus intolérable au regard. Nombreux ont été ceux ayant subi le spectacle de ce passage d'humain dans sa prime fraîcheur à effigie grotesque en carton-pâte mouillé d'eau de pluie. Témoins malencontreux de tant d'immondes épisodes : les écoulements, l'augmentation de liquides dans les tissus, la prolifération d'œdèmes, le gonflement généralisé du corps avant la rétractation définitive. Pour finir rabougri, un raisin de Zante.

Desséché et odieusement fripé, comme une malédiction de la Nature offusquée par son jeune âge. Les lèvres ne sont plus que deux draps de peau rapiécés, froissés et rabattus sur la ligne des dents. Sous le PVC du masque, derrière le nuage constamment renouvelé de méopa, ces draps frémissent, et entre deux aspirations chimiques il ne se forme aucun mot défini sinon des voyelles traînantes et paresseuses. Penchez-vous sur ces draps, sur ce visage qui n'a plus de visage, défiez du tympan le ronronnement du matériel hospitalier, alors percevrez-vous le murmure spectral du vent de l'Est. Des courants ascendants et descendants de capricieuse humeur, si tristes avec leur ouuuh… et leur aaaah… Des sons glaçants, hermétiques à la traduction, en apparence. Mais pour qui sait décrypter le langage hululant de la souffrance ou connaît le récit de la vie du torturé, un sens se dévoile, non littéral et libre d'interprétation mais en substance toujours aussi évident. De quoi eût-il pu fantasmer, ligoté et perfusé sur sa couche esseulée ?

Le dos soutenu par l'appui du matelas pliant, il arque son buste en direction de la fenêtre. Un œil extérieur s'imaginerait, à tort, qu'il escompte puiser quelque part en lui la force de s'extraire aux perfusions et électrodes, espèce d'énorme banc de pieuvres accrochées à sa peau. Il n'en est rien. Sa colonne est bloquée, la maintenir dans cet axe lui épargne plus de maux. Au moins ne hurle-t-il plus autant qu'avant. L'oxygène complote avec le protoxyde d'azote, et l’ensemble fait son effet, bien que temporaire.

Les racines nerveuses n'ont pas été totalement endommagées ; parfois, hors profonde sédation ou alimentation sévère en morphine, le corps connait un répit, d'autres fois se souvient de ses tourments, comme une soudaine révélation. C'est un choc électrique, une fulgurance, elle foudroie son cerveau, puis lui la propage à la moelle épinière. Dans ces instants le moribond semble-t-il se remémorer sa forme ainsi que sa sordide condition. Prend conscience des tourbillons épidermiques enroulés sur les croûtes blanchâtres, de l'agglomérat de tissus étrangers dont quelques âmes charitables lui ont fait l'offrande. Le grain, la texture, le relief est irrégulier, bombé par endroit, affaissé en d'autres, par suite d'une production accrue et désordonnée des fibres de collagène. Il incarne une terre sableuse, avec ses dunes et ses fosses, tachée d'ombres plus ou moins marquées. Les greffons s'agglutinent, se rencontrent, s'entendent et se joignent. La maturité cicatricielle est atteinte depuis plusieurs semaines, les cautérisations en ont terminé, et tout picote et démange à mesure que cette enveloppe se présente au monde.

La mue synthétique le gratte, mais il ne le sent pas. Il n'éprouve pas la compression des bandages sur ses jambes et son bras, de véritables garrots, ne déplore pas cette absence sous son épaule droite, celle de l'assemblage osseux et musculeux que la nécrose a infecté et qu'il a fallu inciser jusqu'à la moelle. Le moignon ne tremble pas, ne le termine aucune hallucination invoquée par le manque, aucune sensation fantôme, rien hormis les franges de tuyaux nécessaires à sa vascularisation et la restauration du néo-film hydrolipidique.

Il ne s'inquiète plus de quoi que ce soit, jusqu'à la chute de ses dernières barrières immunitaires. Il est une porte ouverte aux bactéries qu'il accueille et absorbe sans broncher. S'il tressaute, geint ou vocifère, ce n'est que sur ordre de son organisme assiégé par les stimulations extérieures, comme le cadavre d'un cobaye animal à l'activité neuronale toujours opérationnelle qui sur la table bondit à la première décharge sans que le cœur ou le cerveau n'y soit. Le cri est un réflexe sans âme. Douleur ou fenêtre, il ne se confond plus avec la réalité, dans son noyau dur il ne peut l'expérimenter ; elle n'existe simplement pas. Sur lui, devant lui, autour de lui, aujourd'hui il n'y a plus rien.

Vide. Un cercle barré.

Un espace blanc.

Congédié loin de son corps stérile, il ne peut remarquer la subite apparition de visiteurs derrière lui. Ils se tiennent droits, collés les uns aux autres, feuillets en main. Leurs blouses blanches et bleues condensées en un cercle restreint leur confèrent l'inquiétante apparence d'un globe oculaire géant sans nerfs optiques. Cet œil examine la pièce en silence. Et cet œil voit tout, il sait tout.

Au milieu du cénacle, le docteur Lefèvre préside. Il est la pupille. Les minutes inaugurales sont consacrées à la seule contemplation. Sans rien dire pour lors, le praticien considère le malade, sur son crâne lunaire puis son profil ravagé balade ses prunelles avec tant d'insistance qu'on l´imagine chercher à déshabiller et tondre mentalement l'individu. Bouche sèche et toujours close, il l'étudie, réfléchit encore un peu. Passé deux minutes, les paupières s'abaissent et le docteur Lefèvre secoue doucement la tête. Droite, gauche, droite, gauche… Il rouvre les yeux. Son patient et rien de plus pour solliciter son regard dans la chambre. Aucune échappatoire ; ses sens se soudent à l'horreur du grand brûlé.

Se tournant vers ses confrères, il renoue avec la digne rigidité de son statut. Il préside, ergo il gouverne. Renvoie ses épaules en arrières, redresse sa colonne. L'illusion est couronnée de succès : tous dans l'auditoire s'inclinent imperceptiblement, en quête de révélations. Leurs troncs penchés interpellent le supérieur : « Eh bien quoi ? Dites-nous tout ! » Le mal physique dénote, son ampleur se devine, se pressent, mais qu'en est-il de ce qui ne se voit ni ne se présume, car la bouche ne peut plus parler l'affliction ? Le docteur Lefèvre, lui le sait, il garde les clefs de chaque subconscient dans cet hôpital, et son savoir secret les tient en haleine. Trêve de mesquinerie ; avec eux compte-t-il bien le partager sans plus d'effets de manche. Vient la proclamation du diagnostic, roulement de tambour, on retient son souffle. Les dents se desserrent, la voix est profonde mais claire :

— État dissociatif constant depuis maintenant six mois. Le patient numéro 9 semble comme bloqué dans son illusion. Il ne répond plus aux stimuli, mais la phase d'agressivité observée les premières semaines nous apparaît définitivement révolue. Elle aurait donc cédé la place à une asthénie délirante, en partie imputable aux complications physiques endurées. La thérapie a permis de supprimer son hostilité, néanmoins les hallucinations dont il témoignait à son arrivée se sont corrélativement renforcées. C'était à prévoir : le délire et la confusion sont communes, suite à un tel traumatisme. Sans omettre les antécédents du patient. Ceux-ci sont inscrits au dossier, page trois.

Grimpe dans l'assistance la rumeur d'une quinzaine de feuilles froissées sous les pouces. Le praticien n'en a pourtant pas terminé :

— Je préconise une poursuite du traitement ainsi qu'une vérification régulière de son état. Aucune rémission envisageable à ce jour.

Adhésion générale dans un murmure passé de bouche en bouche sur un hochement de tête entendu, paupières closes pour la majorité, pour plus de solennité. Une réaction convenue. Quelqu'un eût-il douté de la parole de cet homme d'expérience ? pire : mis expressément en cause la valeur de son diagnostic ? Si incroyable que cela puisse sembler, quelqu'un ose, par le truchement d'une intervention autant indignée que dépitée :

— C'est tout ?

Toutes les têtes obliquent d'un bond. D'approbateurs, les murmures se font scandalisés. Seul le docteur Lefèvre garde encore contenance. Sans empressement, il dévie à son tour en direction de l'intervenant qu'il dévisage par au-dessus, sourcil droit arqué en un accent circonflexe. « Tout » ? Voilà bien la réaction caractéristique de l'étranger au sujet. Assoiffé de drame, il lui en faut toujours plus. Sa contrariété se conçoit, d'une certaine manière, mais en ce qui concerne le cas discuté, ce plus tant attendu confinerait à la vulgarité, voire à l'inhumain. Jamais le malade ne supporterait même un échantillon de ce plus. Son organisme fissuré ainsi que le schiste vieux d'un siècle aurait achevé de s'effriter.

D'un geste las, le médecin étend le bras, balaye la chambre, dans le même temps l'effronterie du chef de brigade.

— Que vous faut-il d'autre ?

— Vous osez croire que la famille de la victime se contentera de ça ? Et ces jeunes filles contaminées ? Tous ces gosses ! Ces pauvres gamins qui ont failli crever dans l'incendie ! Vous n'êtes pas sérieux !

— Parce que vous comptez l'interpeler dans cet état ? À votre guise, mais je doute que les juges ou les médias approuvent ces méthodes. Cela vous déçoit peut-être, mais cet endroit reste sa seule planche de salut, et le seul lieu où il peut prétendre à une mort digne, si c'est encore possible. Vous pourrez l'en extraire de force autant que vous le souhaitez, le juger une fois, deux fois, et autant le déclarer coupable, nous le retrouverons toujours. De toute façon, que craignez-vous qu'il commette encore ? Non mais l'avez-vous au moins regardé ? Allez-y, regardez-le donc !

Comme l'y invite la main ouverte et secouée en direction du lit médical, Paul Maillou avise le résidu d'homme percé de sa dizaine de tuyaux, enrubanné comme un ballot de foin, au point de faire oublier l'existence d'une peau sous ces lanières jaunies de vieux sang et d'antiseptique. Le crâne marbré, tout comme ses cratères aussi larges que des pièces de 20 franc, forment un rappel d'une efficacité si redoutable qu'elle soutire la salive à la langue. À première vue, cela n'est plus humain, du moins plus que partiellement. Cela vit, pour surprenant que ce soit. Cela respire au moyen d'un triangle de plastique planté dans les chairs rouges, cela voit même sans observer, cela raisonne même sans vouloir en faire la démonstration. Cela souffre sans mot mais vit toujours.

Le docteur dit vrai : regarder est du devoir de Maillou. La médecine autant que la loi se fichent, et à raison, de son envie viscérale de s'en retourner précipitamment à des images moins… moins… Quel mot conviendrait en l'occurrence ? Moins cruelles ? hasarde le policier avant de condamner la bienveillance de ce terme.

— Vous comprenez enfin ? reprend le docteur Lefèvre. Sa place est ici, je suis certain que vous le savez, au fond. Que vous ne l'acceptiez pas, en revanche, ce n'est pas mon problème.

Du bout pâteux de sa langue, Paul s'humidifie les lèvres. Sur le moment, elles lui paraissent aussi cloquées et rugueuses qu'une mue de serpent.

— Et s'il lui prenait l'envie de foutre le feu à votre hôpital ?

— Et s'il lui prenait celle de foutre le feu à la prison ? (L'air renfrogné du médecin s'accentue, sa voix se fait marmonnement) Réfléchissez un peu. C'est exactement pour ça qu'il est ici, sous notre surveillance.

— Prolonger son espérance de vie n'est vraiment pas possible ? On parle beaucoup d'un nouveau traitement. Je crois… Oui, la tri…

— Ne soyez pas ridicule.

Ridicule, indéniablement désespérée, sa demande l'était, il le sait bien.

Sur un balancement de tête déconfit, Maillou remise son calepin au fond de sa poche. Si rude que soit l'observation du médecin, elle ne manque pas de pertinence, et comme le reste elle fait fi des avis ou sentiments des tiers, les siens en tête. Que lui importe, à cette vérité, que Paul aurait souhaité qu'il en aille autrement ? Un souhait pourtant tenace, assez pour remordre le fait à l'intérieur de sa joue, mais non pour omettre de le voir tel qu'il s'impose à lui. Un vœu pieux. Jamais cette fin ne le satisfera, pas en considération de son manque de sens, d'équité. Bon Dieu, sûrement pas par son manque de justice.

Quelle justice que celle-ci ? Un fautif identifié puis jugé comme tel qui jamais n'aurait à répondre de ses actes, à l’inverse de Maillou, que l’IGPN avait attendu au tournant. Avoir sorti son arme et fini avec un carbonisé sur les bras ne faisait pas bon genre dans les hautes sphères administratives. Le valeureux policier sert et protège, se fait passer un sacré savon, et l’autre s’en sort. « Irresponsable pénalement » ; le qualificatif tombé comme un poing sur la table aux Assises avait soulevé des cris dans l'assistance, et les poils de Maillou avec. Les chefs d'inculpation les plus graves avaient été retenus, des infractions criminelles aux sanctions d'importance en lesquelles avaient été placés tant d'espoirs, le tout confié aux magistrats et jurés de la plus sérieuse instance de l'ordre pénal. Les conditions idéales pour qui s'attendait à observer la bonne marche de la sainte Justice française. N'avaient été niées ni l'implication ni la qualification ni même la sanction encourue, seulement leur application à l'accusé reconnu coupable.

Coupable devant les victimes. Coupable devant les agents d'État. Coupable devant la Nation. Coupable partout, mais irresponsable. Ses défenses immunitaires défaillantes surpassent son absence de défense judiciaire, et son cerveau ne fonctionne pas suivant les modes génériques ; ces seuls faits doivent tout faire basculer. Irresponsable, c'est tout ? La question devait longtemps coller à l'échine du chef de brigade. Une adolescente est morte, une vingtaine d'autres ont échappé de justesse à un sort atroce, puis l'ardoise est effacée sur un simple mot. Et c'est tout. Cette justice, elle n'a rien de celle que Paul Maillou côtoie. N'est-il plus certain de la reconnaître à l'avenir. Du Kafka inversé.

À ce propos, le cas Dereuil s'impose comme un parfait second exemple. Maillou aurait bien voulu l'entendre, leur irresponsable pénalement, au sujet de cet assassinat. L'échange eût comporté un grand potentiel, les policiers en sont convaincus. Ce coffre aux charnières soudées en dissimule beaucoup, plus qu'il n'y parait, fautif ou pas. Bien sûr, le fait est acquis : Paul et ses équipes ont coincé le coupable, l'ont fait avouer puis écrouer, bravo à eux, très beau travail. Néanmoins, l'éclat de cette victoire ne s'est pas vu épargner par de sombres taches. Détruire sa seule famille, ensuite cacher l'arme sous son matelas avant de fuir dans le quartier voisin ; le meurtrier avait été imprudent, négligent, son action trop grossière, même pour un individu tel que le fils Dereuil. Il n'avait d'ailleurs jamais admis ces bévues. Ne les avait pas vraiment niées non plus, cela dit. Mais tout ceci pose question. Et puis, planter dans le dos, c'est jouer en traître.

En somme, résoudre l'affaire a été si facile que c'en est devenu suspect, cela perce des trous dans la toile, que Maillou craint de ne jamais combler. Mort avant son procès, Antoine Dereuil sera toujours présumé innocent, l'enquête suspendue à un fil. Un élément supplémentaire serait accueilli avec sincère reconnaissance.

Trop familier des victimes autant que du responsable pour ne rien en dire, l'être tassé sur sa future couche mortuaire mérite d'être entendu avant le clac ! final du dossier refermé. Il ne le fera pas. Les lèvres brûlées ne parleront plus. L'affaire Sirinelli, l'affaire Dereuil, l'affaire St **** ; aucune ne connaîtra jamais qu'une fin en demi-teinte pour la brigade, plus encore pour les endeuillés. Qui blâmer ? Le métier, le système est ainsi fait, qu'on le veuille ou non.

Ici se termine l'inspection, il n'y a pas lieu de poursuivre, ce que le docteur Lefèvre s'empresse de confirmer :

— Je vous raccompagne jusqu'à la…

— Attendez, le coupe Paul. J'aimerais faire un détour par une autre de vos chambres, si vous le permettez.

— Le 24, comme d'habitude ?

Maillou acquiesce. De nombreux mois se sont écoulés depuis sa dernière visite, mais peut-être que l'ex-brigadier Lacombe reconnaîtra son ancien second, cette fois-ci. Même sans cela, partager le récit de cette histoire avec lui promet un échange intéressant, ne serait-ce que sur un plan psychologique.

— Bien, déclare le médecin. Allons-y.

Aussitôt, l'ost de blouses blanches et bleues tourne les talons, parée à prendre la suite du chef de service. Fier de sa diatribe ainsi que de l'effet produit, le docteur Lefèvre convie d'une voix sénatoriale chacun à le précéder, le temps pour lui de refermer et verrouiller la chambre.
Alors que se rabat sur son visage la porte en métal, il lance une ultime œillade au patient dont les yeux, deux grands lacs qui dorment et qui rêvent, l'un blanchi par la cécité, l'autre encollé des restes filandreux de sa paupière, reflètent le vide s'étendant par-devers eux.
Le sourire se fane, l'œillade se fait moins vibrante, lavée de son orgueil, le doute s'insinue. Peut-on vraiment affirmer qu'il y gagne au change ? s'interroge le praticien. Rémission, guérison, ça ne se marchande pas au purgatoire.

Dans la pièce retentit le claquement du verrou, secondé par la redondance mécanique du respirateur. Rien d'autre à constater, le connu déroute et déçoit, il transpire l'austérité hospitalière. Mais si vers l'inconnu pour une fois nous tendons oreille et foi, pourrons-nous discerner, au moins deviner, quelque chose d'autre, de flottant, d'étrange, voire d'inquiétant. C'est subtil, mais bien présent. Cela imprègne l'éther :

« … pour toi, ma Gaby. Regarde… Regarde, s'il te plait. Peux-tu le voir ? Peux-tu me pardonner, ma reine, mon ange ? »

[1] Citation en incipit du Dr Johnson ; Las Vegas Parano (Fear and Loathing in Las Vegas), Terry Gilliam (1998). Adaptation du roman de Hunter S. Thompson, Fear and Loathing in Las Vegas: A Savage Journey to the Heart of the American Dream (1972) : « He who makes a beast of himself gets rid of the pain of being a man

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