Chapitre 1
Don Ilio Gascada était parmi les plus fameux filous de Cordoue, à ce qu’il prétend dans son journal. J’en lis quelques pages par-ci par-là, sitôt qu’il vaque à ses autres occupations, et j’acquiers la conviction que je tiens entre mes mains la vie d’un homme remarquable. Je me doute qu’il a augmenté ses mérites et enjolivé quelques détails, mais pour le connaître je puis vous assurer qu’il est aussi passionné et d’aussi belle allure qu’il le prétend. Et quand il aurait tout inventé, on peut, avec son caractère, revendiquer n’importe quelle histoire. Sa conformation en est l’image fidèle : il bondit et s’emporte, il discourt à pleine voix ; son aimable visage, ses grands yeux expressifs, son port mince et élégant inspirent l’amour et l’amitié. Voilà : maintenant je m’en tiendrai à ses notes – encore que mes impressions guideront peut-être ma plume.
10 juin 1770 : il était en prison depuis un an, suite à une affaire de contrebande. Lui qui avait travaillé à sa fortune se tenait misérablement assis contre un mur, dans le rai dispensé par un soupirail, habillé comme au début de son exemplaire carrière, de bottes élimées, d’une vieille culotte marron, d’une chemise défraîchie et d’une veste informe. Il portait encore un chapeau aux plumes extravagantes, par-dessus une chevelure nouée par un catogan – blonde ou châtain sur caprice du soleil, bouclées ou ondulées sur décision du vent.
Il observait le soupirail avec plus d’attention, plus d’impatience qu’aux jours précédents ; son œil brillait. La porte s’ouvrit sur un alguazil ; aucun signal de sa part, mais l’alguazil introduisit un type en bottes, culotte et veste noires, aux cheveux châtains admirablement peignés hormis une fine mèche qui retombait sur son visage mât.
« Salut, l’ami ! » s’exclama Don Gascada.
L’homme répondit rudement : « Inutile de te croire mon ami. J’entre et tu sors ; dis plutôt, adieu!
—Pour combien de temps entres-tu ?
—Un mois. Tu as fini de m’interroger ? Tu n’es pas un juge, ce me semble ! Je me demande si… Don Gascada, hein ? Le plus célèbre contrebandier d’Andalousie !
—Eh oui ! Je te fais l’honneur de me rencontrer. Même si nous ne revoyons jamais, il me semble juste que tu me révèles ton nom.
—On m’appelle Zénaïr.
—Ceci est ton prénom.
—Je n’ai pas de nom. Pour compenser, je te dirais que je viens du Nouveau Monde. »
Don Gascada sortit une petite boite de sa poche : à l’intérieur deux cigares parfumés et un briquet.
« Prends-en un. »
Zénaïr accepta le cadeau.
« Si un jour je te demande un service, n’oublie pas ce cigare, dit Don Gascada.
—Ce la n’arrivera pas : je partirai bientôt pour le Nouveau Monde. Sous un mois j’embarque à Cadix et sous quelques autres mois je débarque chez moi.
—Chez toi ?
—Oui, un drôle de pays, très accommodant avec les aventuriers. »
En échange du bon cigare qu’il fumait, Zénaïr proposa une petite bouteille de manzanilla. « Je préfère que tu le bois à ta liberté que moi pour oublier ma captivité. »
L’homme ne manifestait aucun trouble, aucune crainte à entrer en prison. Il fumait, adossé au mur.
La porte se rouvrit ; cette fois, l’alguazil vint pour Don Gascada.
« L’ami, je n’oublierai pas ton cigare, dit Zénaïr. Si vraiment tu as besoin d’un service, tu me trouveras à Jipolis. Çà fait un bout de chemin, j’en conviens, mais si tu le fais, ma foi je t’apporterai toute l’aide que je pourrai.
—Je ne saurai pas situer Jipolis. Et tes services coûtent chers.
—Le manzanilla compense un peu. Sur ce : adieu pour un moment, l’ami ! »
Don Gascada sortit dans le corridor, toujours plus excité. À chaque pas l’air du dehors soufflait davantage sur son visage. Passé les quartiers du capitaine et des officiers, passé leurs promesses d’arrestation en cas de récidive, il goûta, avec ses jambes, avec ses cheveux, parce qu’il ôta son chapeau, avec son visage, à l’air, au soleil, à cette chère liberté qui lui était tout. Ses yeux fixèrent les collines rangées là-bas à l’horizon. Ô natures, ô villes, quelles que vous soyez, il vous fait le séjour de ses amours ; et son amour en ce beau jour allait à la liberté.
Cependant, son estomac ne se contentait pas de l’air ambiant. Sans fortune, sans ami et sans famille depuis que ses activités l’avaient détournés de sa personne, il ne comptait sur aucun autre soutien que le sien.
Vous ai-je précisé qu’il portait une petite guitare dans son dos ? Je ne crois pas. C’est chose faite. Il s’assit au sommet d’un large escalier serti de murets blancs sur quoi retombaient des fleurs de bougainvilliers. Il en joua, timidement d’abord ; ses sens se concentraient toujours sur les bâtisses blanches, sur les palmiers. Puis ses vieilles leçons se rappelèrent à ses doigts et à sa voix. Dès les premières mesures, on l’écouta :
Voyez l’onde soyeuse,
Scintiller, joyeuse,
Et s’écouler, alerte,
Sous les voûtes vertes,
Parmi les lianes tressées,
Et les fleurs entrelacées,
Chantant comme l’oiseau.
Dans le flot plissé,
Oui, dans ce frais flot,
Je trempe mon front lassé.
Les passants s’arrêtèrent ; il continua son tour de chant avec toujours plus d’adresse, debout et dansant. Les femmes, dans leurs larges jupons, esquissaient quelques pas quand aucun mari ne surveillait. Il cueillit des fleurs roses aux bougainvilliers et les leurs offrit, à chacune, directement dans leurs cheveux bruns. Les pièces plurent à ses pieds. Le voilà riche, soudain ! et plein de considération !
Vos cheveux soyeux,
Brillent à mes regards joyeux.
Ils sont libres ou tressés,
Aux fleurs entrelacés.
Vos sourires empressés,
Sont doux à mon front lassé.
On l’applaudit, il s’incline.
C’était jour de marché ; la foule se massait entre les étals, dans des rues étroites. Voyons : que pouvait-il se payer avec ses pièces ? Bien des fruits, des légumes, des rôtis, mais ensuite il logerait dehors. En homme sage qu’il était, il conserva son argent et se choisit, par-ci par-là, quelques grenades, quelques figues, une orange ; et ses doigts glissaient au long des soieries pendues aux murs immaculés.
Les marchands s’écriaient : « au voleur ! », bien sûr. Il ne les redoutait pas. Cependant, un train d’alguazils, en faction de ce côté-ci de Cordoue, finit par entendre les cris.
Il hâta le pas ; on le héla ; il était reconnu. Il ne courrait cependant pas ; c’eût été avoué sa culpabilité. Malgré sa tentative de les perdre dans la foule, les alguazils le rattrapèrent.
« Don Gascada n’apprend pas ses leçons ! dit l’un d’eux.
—Oh si je vous assure. On m’impute des faits dont je ne suis pas responsable. J’exerce un nouveau métier : guitariste. »
Il brandit sa guitare comme une épée ; ils reculèrent d’un pas. Il se mit à chanter sur une mélodie enlevée dont il espérait qu’elle les séduisît et exerçât quelque charme sur la foule vindicative.
Voyez l’onde soyeuse,
Scintiller, joyeuse,
Et s’écouler, alerte,
Sous les voûtes vertes !
Il chante comme il joue et il joue comme il danse. Taille et séant gainés, l’air entreprenant, yeux rêveurs, il exécutait ses pas seul ou en attirant à lui quelque dame, puis une autre, pour un boléro, un fandango ou danse de son cru. La foule l’accompagna en chœur ; le marché se transforma en fête dont il fut le dieu absolu. Ses veines transportaient tant de passion ! À ses jambes, à ses bras, à sa bouche, tout était loisible !
Ivre, transporté jusqu’à la frénésie, il ne se gênait plus pour se servir aux étals, manger entre deux numéros, narguer les puritains, les colériques, les agacés. Parfois, il donnait des coups de bassin. Il attrape les tailles fines et tourbillonne avec les dames. Un nouveau coup de bassin, il boit, il mange et il fume !
Quelque action fut de trop, parce que les alguazils se décidèrent à l’arrêter. Il dut bien se résoudre à courir, guitare au dos. Au bout de la rue, il défit son catogan. Ses longs cheveux, résultat d’un an d’emprisonnement, volèrent au vent. Il salut ses poursuivants et il court, court !
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