Chapitre 3
Il faisait route vers Cordoue, par la nuit étoilée, avec cette question maintes fois posée en son esprit : que décider ? Quoique la bourse espérée remplît sa poche, les paroles du baron dardaient un éclair de raison. N’échouerait-il pas sur quelque terre perdue, une épée au cœur ? Il était seul, presque toujours sans ressource et ne s’empêchait jamais de dépenser sa fortune sous deux ou trois jours pour monter un projet apte à lui procurer d’autres fortunes. Même sa chère liberté ne justifiait pas ce système.
Il s’en remettrait à la somme contenue dans la bourse : voilà sa décision.
Nous savons tous ce qu’est une nuit de juin : la chaleur attiédi du jour s’enrichit du parfum décuplé des fleurs et des arbres. On sent sur son visage un souffle tendre ; on se meut souplement, sans sueur ni inconfort. Cette nuit-là, les étoiles jetaient davantage de lumière que d’habitude aux yeux de Don Gascada, enivré par ses fortunes et infortunes conjointes qui lui découvrait un chemin à multiple issus. Que de choix, que de possibilités ! Il éprouvait sa liberté intensément.
Un gémissement étouffé interrompit sa méditation ; on pleurait doucement, et l’on reniflait parfois. Il en chercha l’origine. Près du chemin, à couverts de buissons et d’arbres hauts, il manqua chuter dans un petit gouffre aux parfois lisses ; personne n’aurait pu en remonter sans aide extérieure. Or, type y était coincé, d’apparence pittoresque – quoique conformé comme tout autre – parce recouvert d’une fourrure à poils courts, blancs et soyeux comme ceux des chats. Son abondante chevelure et ses sourcils fauve ajoutaient à son apparence sauvage. Mais il pleurait, assis par terre.
« Ne pleure plus : je viens te sauver ! »
La créature leva ses grands yeux candides sur Don Gascada.
« Vraiment ?
—Tu sais parler ? Alors ça c’est trop fort. Un singe qui parle !
—Oh mais je suis un vrai gars, monsieur, pas un singe. On m’appelle Onoye. »
Onoye n’était ni grand ni gros, mais remarquablement souple. Il portait un gilet et un pantalon en gazes vertes aux pourtours en palmes tressées. Don Gascada ne réussit pas à évaluer son âge : adulte, enfant, les deux peut-être.
« Dis-moi ce qui t’arrive.
—Je me promenais, comme tous les soirs. J’ai changé d’itinéraire, malheureusement. Je n’ai pas vu ce méchant trou ! J’ai faim et soif. Je ne veux pas rester ici pour toujours.
—Au-dessus de toi se tiens ton sauveur ! Voyons… Si je me penche et que je te tends les mains, tu penses réussir à remonter ? Tu n’as pas l’air bien lourd…
—Vous non plus vous n’êtes pas lourd.
—Plus que toi. On essaie ! Et si je tombe l’un de nous fera la courte échelle à l’autre. »
Onoye s’agrippa aux bras tendus de son sauveur. Au bout du troisième essai il réussit à placer ses pieds contre la paroi ; au quatrième il s’en servit pour l’escalader ; au cinquième, il se laissa tirer si fort que son buste cogna contre le rebord.
Bien que peu porté à l’altruisme, Don Gascada sourit lorsque la créature, redressée, sauta de joie telle un enfant.
« Bon eh bien bonne route à toi ! dit-il sèchement pour se dissimuler à lui-même.
—Merci, Monsieur ! Si un jour je vous vois dans un trou, je vous sauverai !
—Alors munis-toi d’une lime ou d’une clef. Au revoir. »
Sur ce il reprit sa route, d’un pas plus preste.
L’aubergiste le reçut en bougonnant. « Il est près de minuit ! On vous a vu partir avec vos affaires ; je pensais ne plus vous revoir ! Et vous me tirer de mon lit.
—Déjà couché ! Cette nuit est trop belle pour dormir, l’ami ! Réveille tes gens et les clients ; je vais chanter pour eux.
—Ah non, non ! Au lit, vite ! »
Don Gascada se résolut à gagner son lit. Il y vida la bourse du baron ; il crut voir se lever plusieurs dizaines de soleil quand apparurent les escudos qu’elle contenait. Avoir pratiqué la contrebande, avoir été prisonnier pour devenir riche d’un seul projet bien mené ! Et davantage s’offrait à lui par la proposition du baron ! Ne tergiversons, plus ! Honorons son rendez-vous – armé bien sûr !
Il conserva les escudos dans une poche cousue à l’entrejambe de son pantalon – d’où une légende tenace à propos de ses mensurations. Il faudrait le déculotter pour en obtenir une seule portion !
Le lendemain il prévint Alvaro qu’il ne participerait peut-être pas au voyage. « Si je ne t’apporte aucune confirmation en personne d’ici à demain, tu devras me considérer un grave danger et prévenir les alguazils que j’ai disparu à la Medinat Azahara. » ajouta-t-il en lui offrant un escudo. « Voilà pour ta peine.
—Tu me paies bien. Bon, pour ce prix je t’offre mon service. Si tout va bien pour toi demain, je me mettrai en quatre un autre jour.
—Je n’oublierai pas.
—Petit conseil : change de coupe, l’ami ! »
Don Gascada ne songeait plus guère à ses cheveux. Le soir approchait trop lentement à son goût ; il lui tardait d’entendre le baron ou de l’embrocher si nécessaire – bien qu’il n’eût jamais commis aucun crime.
Il but sa dernière goutte de manzanilla, entre deux tours de chants ; il dansa ou s’installa sur le rebord de sa fenêtre. L’aubergiste s’en plaignit, lui qui n’aimait rien tant que la tranquillité, avant de l’encourager ; les passants, rêvant à cette musique, venait écouter le musicien et boire à sa santé. Excité par l’approche du soir, il acheva son récital dans la salle, sur une table.
On l’applaudit, il s’incline. L’instant fatidique approche ; il n’ a que le temps de marcher ses presque deux lieues.
« Vraiment, vous partez ? Restez un moment, pria l’aubergiste.
—Eh non ! On désire Gascada, mais Gascada ne répond qu’à ses impératifs ! Il faut vous y faire ! On ne me voit pas sur demande ! Adieu mes amis !
—Mais vous reviendrez ?
—Certes oui !
—Je vous pardonne de me dire seulement maintenant votre nom et d’être le plus fameux bandit de Cordoue !
—Je vous pardonne de me pardonner d’être moi-même ! Adieu ! »
C’est ainsi qu’on quitte une assemblée, jamais avec moins de panache ; pour un homme tel que notre cher voleur, ce serait impardonnable.
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