3.2

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 Pratha fut convié au repas du Prince. Autour de plats tous plus luxueux les uns que les autres, les Apshewarais lui posèrent des questions sur la vie au Chram. Flancs de paresseux géants à la sauce curry, filets de poissons-lunes au citron vert, gâteau au safran... L'adepte se demanda à quel point Gopta le jalouserait lorsqu'il lui raconterait tout cela à son retour. Même s'il avait l'habitude de réprimer ses penchants à la gourmandise et à la luxure, il fut incapable de les maîtriser ce soir-là.

 Une fois les invités repus, Bhagttat proposa à Pratha de l'accompagner lors de sa promenade nocturne. Les deux hommes marchèrent à travers deux grands couloirs avant d'atteindre l'une des chambres du Prince. Le monarque demanda à Pratha de l'attendre à l'extérieur un moment

 Pratha posa ses yeux sur une épée exposée à proximité, datant de l'époque où tout ce qui se trouvait à l'ouest des Pralamaghs était déchiré entre des dizaines de seigneurs de guerre. Sous la cloche de verre, les joyaux incrustés sur le manche renvoyaient de petits éclats lumineux. Le sertissage, bien qu'un peu grossier selon les standards modernes, donnait à l'arme un aspect féérique. Pratha se figura les seigneurs de l'époque archaïque, le torse nu et ruisselant de sueur – c'est ainsi qu'on avait l'habitude de les représenter –, en plein combat pour un lopin de terre dont la taille paraîtrait aujourd'hui dérisoire. Il imagina le dernier d'entre eux s'effondrer, cette œuvre d'art à la main, visage écrasé par la botte d'un envahisseur venu de la mer. Puis ce même envahisseur et son peuple s'entredéchirer pour la possession de l'objet, dont la valeur devait être astronomique. Et, enfin, les premiers Grands Qalams s'en servir pour les bouter hors du continent et remettre l'arme à la dynastie précédant celle de Bhagttat. L'adepte se demanda comment, après avoir croisé le fer de trop de nombreuses fois durant son existence, cette lame pouvait encore paraître en si bon état. Il pensa que les anciens disposaient assurément de connaissances que le temps a effacé.

 Une silhouette encapuchonnée sortit de la chambre. « Qui... Qui êtes-vous ? » demanda l'Apournari.

 La silhouette le fixa en silence. Pratha se mit en position de combat.

 « Bien, j'ai donc réussi, déclara une voix aiguë.

  • Vous... ? bredouilla l'adepte, abaissant immédiatement ses poings.
  • Tu as eu la bonne réaction », sourit le Prince.

 Il releva la capuche et dévoila, à la plus grande surprise de son invité, un visage totalement différent du barbu bien coiffé aux yeux de loups, qui l'avait tant impressionné plus tôt dans la journée. À vrai dire, le nouvel homme qui se tenait devant lui serait passé totalement inaperçu dans les tavernes de la ville. Ses iris étaient devenus noirs, en cela à la plupart des Djahmaratis, et sa peau avait également pris une teinte bleue des plus classiques.

 « Bien, allons-y » ordonna le Prince. Les deux hommes sortirent par une porte secrète, jouxtée à l'entrée du Grand Temple de Samsharadh. À l'intérieur du monument, dont le plafond tutoyait les cieux, on pouvait s'agenouiller devant onze statues magnfiquement peintes et entourées d'offrandes. Eshev était représenté ses bras droits pointés vers des vitraux en hauteur, ses bras gauches posés chaleureusement sur la tête d'Agsha, son éléphant nain. Les ailes de l'animal, plus grandes que celles d'un aigle royal selon le canon, dépassaient ici à peine de ses épaules . Pratha remarqua que la plupart des dieux, à l'exception du garant du chaos, Koshké, étaient représentés dans leur jeunesse la plus éclatante. Des lumières émanaient des arcades du Temple et conféraient à l'endroit un aspect onirique. Les pierres roses, polies jusqu'à en être brillantes, renvoyaient les lumières par grosses vagues.

 Pratha et Bhagttat sortirent par le quartier des négociants, englouti dans un calme opaque. Quelques lampadaires, parfois à électricité, éparpillés sur les avenues, luttaient contre l'emprise de la nuit. Le vacarme humain avait été remplacé par des miaulements épars de chattes en saison chaude. Des calèches de commerçants, reconnaissables à leur couleur marbrée caractéristique, attendaient à côté des étals et des magasins vides.

 « J'espère ne pas entraver ton programme pour cette nuit, dit le Prince après avoir déposé cinq dvats dans l'escarcelle d'un mendiant assoupi.

  • Non... non, répondit Pratha.
  • Allons, allons, je t'ai dit qu'il était inutile de me mentir, soupira le Prince. Qu'avais-tu prévu ?
  • Le garde qui m'a escorté jusqu'à votre palais...
  • Jusqu'à ton palais, reprit le Prince.
  • Jusqu'à... ton palais, oui. Ce garde m'a proposé de se retrouver à la Taverne des Trois-Yeux dès la tombée de la nuit.
  • Il n'est pas trop tard, allons-y !
  • Mais... Prince... Enfin...
  • Dravi, appelle-moi par mon nom d'enfant, ce soir. Il ne faut pas que mon identité soit dévoilée lors de cette promenade !
  • D'accord... Dravi, tu veux vraiment aller dans une vulgaire...
  • Taverne ? Absolument, ne crois pas que je sois déconnecté du quotidien de mon peuple. Mon père m'a envoyé en pensionnat dans une famille de cordonniers, de mes neuf à mes quinze ans. Alors, on y va ?
  • Si c'est ce que v...tu souhaites » répondit Pratha, curieux de découvrir le comportement du Prince en compagnie de gens du bas-peuple.

 Le monarque désigna le sud. Parmi l'enchevêtrement de bâtiments que l'on distinguait sur l'autre rive de la ville, il pointa une bâtisse apparemment quelconque.

« C'est là-bas », ajouta-t-il, avant de s'engager en direction du Jangour. Les deux hommes atteignirent le Pont du Soleil, déployé au-dessus de l'immensité du fleuve. Ses briques azur, désormais soutenues par d'énormes poutres en acier, imposèrent l'admiration de Pratha. L'ouvrage rappelait ces structures impossibles imaginées par certains auteurs de magazines. L'adepte aurait aimé rester à contempler les prouesses des nouveaux architectes, si une odeur à la croisée entre la boue séchée, le poisson avarié et les excréments n'avait envahi ses narines. Le Prince, habitué à cette pestilence, ne sourcilla pas un instant. Pratha fut pris de spasmes de dégoût et regretta amèrement les bains du Chram.

 « C'est à se demander qui est le Prince entre nous deux », sourit Bhagttat.

 L'adepte esquissa un bref sourire avant de reprendre une mine écoeurée.

 « Il faut dire que tu es venu au mauvais moment. Avec la saison chaude, toutes les saletés du le fleuve reviennent à la surface.

  • Et... pourquoi rien n'est fait pour le nettoyer ?
  • Pose la questions aux qalams ; pas une journée ne passe sans sa vingtaine de retours au Père Jangour ».

 La pratique, combattue en vain par les deux derniers Princes, consistait purement et simplement à « offrir » les corps des défunts au fleuve. Bien que les « retours au Père » n'aient été commandités par aucun dieu et semblassent être apparus de manière spontanée, de nombreux djahmaratis y tenaient par dessus-tout. L'idéal, et c'est là que résidait tout le problème, consistait à déposer les corps au plus près de la source du fleuve, au sommet des Pralamaghs. Les parties orientales de Samsharadh, directement situées en aval des montagnes, se transformaient ainsi en cimetières à ciel ouvert, où des nuées de corbeaux criards et parfois de vautours venus d'un peu plus loin picoraient les corps toute la journée.

 « Je n'ai pas tous les pouvoirs, quoi que tu en penses, ajouta Bhagttat après un instant de réflexion. Et, pour être franc, il y a d'autres priorités à gérer. J'espère que dans mes vieilles années, ou même lors du règne de mon futur héritier, ce problème sera réglé. »

 Les deux hommes posèrent le pied sur la rive sud de la capitale. La bâtisse désignée plus tôt par le Prince laissait s'échapper une très forte musique festive. Des hommes, sur le parvis, sirotaient gaiement des bières jarapouries. Parmi eux, Pratha reconnut une paire d'yeux rouges et pétillants.

« T'as pu venir ! s'exclama Modshi en s'appuyant sur l'épaule d'un camarade pour se lever.

  • Il semblerait, sourit l'adepte.
  • Tu t'es déjà fait des amis dans la ville, à ce que je vois ! Enchanté, Modshi, déclara le garde en empoignant vigoureusement le bras du Prince.
  • Dravi, enchanté de même, répondit ce dernier.
  • Eh ben, restez pas plantés là, entrez donc. »

 Modshi claqua la porte vers l'intérieur et dévoila le contenu de la taverne. Une brume formée par la fumée des cigares empêchait de voir le plafond. Une odeur de bière, de sueur et de parfums mélangés envahissait la grande salle. Sur une estrade en bois craquant, un peau-d'or à la longue moustache retroussée procédait à des tours de magie. Sur les tables réparties anarchiquement, chacun était pris dans une activité plus ou moins illégale ; de la simple partie de radesh en passant par les concours de boisson, jusqu'aux paris sur des futurs combats de chiens ou d'esclaves. Pratha resta cloué sur place face à toute cette débauche. Le Prince resta impassible et défit son manteau, avant de l'accrocher autour de sa taille puis de s'installer à l'une des tables où il restait encore un peu de place.

 « Allons, sois pas rabat-joie », grogna Modshi, sans décrocher son regard d'une femme qui, depuis l'un des coins de la Taverne, laissait tous les yeux profiter des formes de ses cuisses.

 Pratha s'assit à côté du Prince sans dire un mot. Le magicien fit apparaître une image spectrale reprenant trait pour trait le physique d'un homme grassouillet, occupé à extorquer tous les jetons de ses concurrents sur la table de poker. En découvrant l'image, il bondit et se cogna le genou sur le bord de la table et se cogna le genou sur le bord de sa table. La taverne éclata de rire.

 « Les gars, je vous présente Pratha et Dravi. (Tandis que Modshi procédait à la présentation de chaque personne autour de la table, l'adepte fixa le Prince, à la recherche des anciens traits de son visage qui auraient pu survivre au camouflage.)

  • Eh ben, Pratha, s'exclama Pobrann, le plus ancien des gardes du groupe, qu'est-ce que t'as à le regarder comme ça ? Tu veux lui bouffer le fion à ton ami, ou quoi ? »

 Modshi et les autres éclatèrent de rire. Le Prince pouffa silencieusement.

 « Non... pas du tout, bredouilla Pratha. J'ai... j'ai très soif. Est-ce que je pourrais avoir une demi-pinte de Bonne Marchande ?

  • Bah ! Une demi-pinte ? Une véritable gonzesse ! s'exclama le vieux garde en montrant avec fierté ses trois pintes vides, agglutinées sur un coin de la table.
  • Bien... Une pinte, dans ce cas, répondit Pratha. On verra qui sera par terre en premier.
  • Je te parie trente dvats que tu vas pioncer dans moins de deux heures.
  • Et moi, je suis prêt à parier cinquante dvats que vous dormirez avant moi, compléta le Prince en fixant le vieux garde.
  • Bah ! Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! protesta Pobrann. Après la dernière bataille de Lahrati, j'ai avalé un tonneau entier de bière locale ! Même le vieux Prince Dhakatee, paix à son âme, n'en revenait pas ! Et autant vous dire que là-bas, leur bière a tellement le temps de fermenter qu'une demi-pinte enverrait deux jolis garçons comme vous tout droit dans le coma ! Je vous remercie de m'offrir quatre-vingt dvats, ce soir !
  • Foutaises, répondit le Prince, railleur.
  • Foutaises ? Modshi tétait encore le sein que j'étais déjà surnommé le Tonneau. Pas vrai les gars ? »

 Les autres gardes acquiescèrent.

 Sur l'estrade, le magicien chevauchait désormais l'image spectrale d'un tigre noir et lui faisait exécuter des tours. La femme aux belles cuisses, quant à elle, avait fini par définitivement céder aux avances d'un jeune homme aux bourses remplies et le guidait par la main vers les chambres à l'étage. La table d'à côté avait terminé les paris sur les combats de chiens et passa à ceux sur les combats inter-espèces ; ceux-là avaient le don de déchaîner les passions.

 Qui d'un ours ou d'un lion serait en mesure de tuer l'autre ? Entre trois hommes et un mammouth ? Un scorpion géant et un dragon privé de ses glandes à feu ? L'imagination seule, débridée par l'alcool dans le sang, fixait la limite.

 Le gérant de la taverne déposa les pintes de Bonne Marchande devant Pratha et le Prince. Ce dernier avala la sienne en moins d'une minute, et se contenta de grogner un « encore », alors qu'il claquait le verre sur la table. Les gardes, à l'exception de Pobrann, éclatèrent de rire. Pratha avait à peine trempé les lèvres dans sa boisson.

 « À ton tour », sourit le Prince. Pratha s'exécuta. Son ventre se tordit à plusieurs reprises, mais il finit par atteindre le fond de son verre, après deux longues minutes. Modshi, hilare, lui flanqua une tape dans le dos. L'Apournari laissa s'échapper un rot effroyable.

 « Une autre », déclara Pratha en essayant vainement d'imiter la détermination du Prince. Le patron resservit des pintes à chacun. Le Prince, fidèle à lui-même, avala la sienne bruyamment et toujours d'un trait. Pratha y parvint également, au prix de nombreuses pauses. Pobrann tenta d'engloutir la sienne plus vite que le Prince ; sans succès.

 « Bien... Messieurs, déclara ce dernier en essuyant la mousse sur sa barbe avec son bras ; passons aux choses sérieuses.

  • C'est-à-dire ? s'exclama Pratha, paniqué.
  • T'inquiète pas minou, tu peux laisser les grands continuer à jouer et rester sur des pintes ou même des demis.
  • Je... me demandais simplement de quoi vous parliez.
  • Ah, ça me rassure ! Je vois qu'on a affaire à un vrai homme les gars ! »

 Les gardes rirent en chœur.

 « Les choses sérieuses, mon petit... c'est le cas de le dire. Tu sais ce qu'est un sérieux ?

- Non, je ne vois pas.

- C'est un verre qui contient quatre pintes. Deux litres. Toujours partant ? Celui qui perd le pari devra également régler la note.

- Je... Oui, oui, répondit Pratha.

- Et toi, Dravi ?"

  Le Prince acquiesça en silence.

"Pour vomir, faites ça dehors », ordonna le tavernier dont le bras, pourtant musclé, fléchissait sous le poids des boissons.

 L'adepte se décomposa. Pobrann également. Même le Prince semblait d'un coup moins serein. Les trois hommes noyèrent leurs lèvres dans le liquide. La bière envahit la trachée toute entière de Pratha, qui avait l'impression qu'il en recracherait par le nez. Le Prince avala son sérieux à petites gorgées, tandis que Pobrann se forçait à garder l'air serein et engloutissait de larges rasades. Le magicien avait fait apparaître une image spectrale d'une femme dont les formes n'avaient rien à envier à celles aux belles cuisses. Tous les hommes détournèrent le regard en direction de la scène ; à l'exception de la table où les sérieux ne semblaient jamais finir.

 Pratha réussit à finir son verre le premier et tapa avec sur la table. « J'ai... réussi ! » cria-t-il avant de lâcher un énorme rot. Ses lèvres, noyées sous la mousse, tremblaient.

« Eh ben... qui l'aurait cru ! » s'exclama Pobrann, approchant du fond de son verre. Le disciple du Grand Qalam n'eut pas le temps de répondre. L'alcool lui donnait l'impression que la gravité avait été décuplée. Sa tête s'écrasa entre ses deux bras et il sentit le sommeil lui fondre dessus. Avant qu'il ne sombre dans l'inconscient, il aperçut de vives lueurs oranges à travers ses paupières.

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